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CRISTORAUL.ORG

EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

LIVRE VINGT CINQUIÈME.

VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS

 

Valentinien commençait à régner avec gloire. Il devait ses états à la valeur de Théodose; il devait aux conseils de ce Prince l’art de gouverner avec sagesse. Déjà on voyait éclore les excellentes qualités dont la nature avoi enrichi le jeune empereur, mais qui n’avaient pu prendre l’essor sous la tutelle d’une mère impérieuse. Justine, jalouse du commandement, avait dérobé à son fils la connaissance des affaires ; elle s’était fait un point de politique de le livrer au plaisir de la chasse et a de frivoles amusements, et ne lui avait inspiré de vigueur que contre l’église catholique. Instruit enfin par ses infortunes, et par les exemples et les avis de son défenseur, il se montra digne de son père Valentinien, et de Théodose son beau-père. Aussi zélé pour la justice que son père, mais aussi doux et aussi humain que Théodose, il les égalait tous deux en grandeur d’âme, en tempérance, en courage, et il faisait espérer qu’il les égalerait un jour en prudence politique et en science militaire.

Ce qui prouve la force naturelle de son âme, c’est qu’en très-peu de temps il sut redresser sa conduite et se corriger de tous ses défauts. Il avait persécuté l’Eglise et saint Ambroise; il s’attacha fortement à la vérité et au saint prélat; il conçut pour lui une tendresse vraiment filiale; il l’appelait son père; il se pénétra des sentiments de la plus solide et de la plus fervente piété. Il était adonné aux jeux du Cirque; il s'en éloigna tout-à-fait ; il retrancha même les plus solennels, tels que ceux qui se célébraient le jour de la naissance des princes. Afin de se détacher de la passion pour la chasse, il fit tuer en un jour toutes les bêtes de son parc. On pouvait lui reprocher d’aimer la table; il prit une telle habitude de tempérance, que  dans les festins qu’il continua de donner aux seigneurs de sa cour pour entretenir leur affection, il s’abstenait de manger. Il osa même faire l’essai de ses forces contre un ennemi qu’il est plus sage de fuir que de braver. On le soupçonnait d’avoir eu des engagements criminels : soit pour rétablir sa réputation, soit pour se rendre à l’avenir invulnérable, il affronta ce que la volupté a de plus dangereux. Une comédienne de Rome, aussi fameuse par ses dérèglements que par sa beauté, embrasait toute la jeunesse romaine. Il voulut la faire venir à la cour. Son envoyé, corrompu par l’argent des amants de cette courtisane, étant revenu sans elle, il en fit partir un second. Valentinien n’était pas marié; on ne doutait point qu’épris par la renommée, un prince de vingt ans n’eût cédé à une passion qui ne sait pas respecter la pourpre. Mais, lorsque cette comédienne fut à la cour, il s’abstint de la voir, même sur le théâtre; et, quelques jours après, il la renvoya avec mépris sans l’avoir vue; n’ayant voulu que donner une preuve de sa continence, et une leçon à ceux de son âge : présomption qui tourna heureusement à sa gloire, mais qui montre qu’il y avait encore trop de jeunesse dans la vertu même de Valentinien.

Il assistait à tous les conseils, et, malgré son peu d’expérience, il y montrait une prudence naturelle et toute la maturité d’un vieillard. Ennemi des délateurs, il s’opposait à leurs poursuites. Des personnes nobles furent accusées d’avoir conspiré contre lui. Le préfet pressait le jugement avec ardeur. Valentinien arrêta d’abord les procédures, et défendit toute rigueur judiciaire durant le saint temps de Pâques, où l’on était alors. Quelques jours après, lorsque l’instance commençait, et qu’on faisait la lecture de la requête de l’accusateur, il s’écria le premier que c’était une calomnie. Il voulut que les accusés demeurassent en liberté jusqu’à ce qu’on eût des preuves qu’ils étaient coupables. Cette équité fit bientôt connaitre leur innocence , et désarma pour l’avenir la malice des délateurs. Chéri de ses peuples, il les ménageait comme ses enfants, et ne voulut jamais consentir à de nouvelles impositions. Ils ne peuvent, disait-il, supporter les anciennes; ne serait-ce pas une dureté inhumaine de les accabler encore? Cependant il avait trouvé le trésor épuisé; et, par une sage économie, en se retranchant les dépenses de luxe et de plaisir, il le laissa fort riche. Il aimait tendrement ses sœurs, mais il aimait encore plus la justice; il refusa de juger un procès dans lequel elles disputaient à un orphelin la possession d’une terre; et il renvoya l’affaire aux juges ordinaires. Elles se désistèrent de leur prétention; et l’on attribua cette générosité aux conseils de leur frère.

Sa facilité releva les espérances des sénateurs païens. Ils firent une nouvelle tentative en faveur de leurs idoles. Les députés qu’ils envoyèrent en Gaule demandèrent avec instance le rétablissement des privilèges dont Gratien avait dépouillé leurs prêtres et leurs temples. Les idolâtres, qui étaient encore en grand nombre dans les premiers emplois de la cour et des armées, réunissaient leurs sollicitations: leurs efforts étaient vifs et pressants. Saint Ambroise, occupé du soin de son diocèse, n’étant pas averti de cette entreprise, ne pouvait, comme il avait fait huit ans auparavant, fortifier l’esprit du jeune prince contre une si puissante cabale; et il en coutait beaucoup à Valentinien pour refuser une grâce. Cependant il trouva dans sa religion seule assez de force pour résister : il rejeta la requête ; et comme les députés s’autorisaient de la tolérance de son père qui avait laissé subsister les sacrifices: bien! répondit Valentinien, je suivrai l’exemple de mon père et de mon frère : tous deux ont été empereurs ; je dois les imiter tous deux. Le premier ne vous a pas rendu vos privilèges ; le second vous les a ôtés. Que Rome me demande toute autre faveur ; elle est ma mère; elle a droit à ma tendresse: mais je dois l’obéissance à l’auteur de mon salut.

Les heureuses dispositions du jeune prince faisaient espérer à l’Occident une longue prospérité. Mais Valentinien manquait encore de cette fermeté qui sait tenir dans la subordination un sujet hautain et fier de ses services capable d’oublier ce qu’il doit à son souverain , parce qu’il croit que son souverain lui doit tout. Arbogaste, dont nous avons déjà parlé, avait tenu le second rang dans la cour d'Occident tant qu’il avait vécu Bauton, qui était comme lui François d’origine. Celui-ci étant mort comblé d'honneurs avant la guerre de Maxime, Arbogaste s’était signalé dans cette expédition; il avait achevé dans la Gaule la défaite du parti rebelle; et Théodose l’avait laissé à Valentinien pour l’aider de ses conseils et de sa valeur. Ce guerrier avait gagné l’estime et l’amour des soldats par son désintéressement, par sa manière de vivre simple et familière, par sa réputation de justice et de franchise. On lui savait gré de parler au prince avec liberté; on lui faisait un mérite des vertus mêmes de l’empereur. En peu de temps il vit sa puissance si bien établie, qu’il se crut indépendant, et prit le titre de général des armées sans l’avoir reçu de son maître.

Valentinien s’aperçut trop tard de l’ascendant qu’avait pris son sujet, et il voulut s’affranchir de cet esclavage. Un jour donc étant assis sur son trône, et regardant Arbogaste d’un œil menaçant, il lui mit entre les mains un écrit par lequel il le dépouillait de la charge de général. Celui-ci n’y eut pas plus tôt jeté les yeux, qu’il s’écria fièrement: Ce n’est pas de vous que je tiens cet honneur, ce n'est pas vous non plus qui serez le maître de me l’ôter. En même temps il met l’écrit en pièces, et se retire. De ce moment l’inimitié éclata, et les gens de guerre prirent hautement le parti du général. Ils ne suivaient plus que ses impressions ou leur propre caprice; et Valentinien fit de vains efforts pour les contenir. Renfermé à Vienne dans son palais, et réduit presqu’à l’état d’un particulier, il ne disposait plus ni des emplois de la milice, ni même des affaires civiles. Personne n’osait s’adresser au prince, ni obéir aux ordres qu’il donnait, soit de vive voix, soit par écrit, si Arbogaste ne les avait approuvés. Les amis de l’empereur devenaient les objets de la haine du général, et bientôt les victimes de sa cruelle jalousie. Il porta l’audace jusqu’à en demander plusieurs pour les faire mourir; à quoi Valentinien répondit avec fermeté qu’il se garderait bien de lui livrer des innocents; qu’il se croirait digne de mort, s’il rachetait sa vie par celle de ses amis; que, si Arbogaste était altéré de sang, il pouvait verser celui de son maître. On rapporte que, dans un emportement de colère, Valentinien voulut un jour arracher l’épée d’un de ses gardes pour tuer Arbogaste, et qu’ayant été retenu, il tâcha ensuite de déguiser ce mouvement impétueux en disant que son dessein avait été de se percer lui-même, parce qu’il ne pouvait souffrir de porter le nom d’empereur sans en avoir l’autorité. Mais ces paroles n’en imposèrent point à Arbogaste, qui sentit bien qu’il ne pouvait vivre longtemps, s’il ne prévenait Valentinien.

Le prince, qui voyait dans Arbogaste un ennemi plus dangereux que n’avait été Maxime, eut recours à la générosité de son collègue. Il écrivit à Théodose que, sans une prompte assistance, il ne lui resterait d’autre ressource que d’aller se jeter entre ses bras. Telles étaient les inquiétudes de Valentinien lorsqu’il reçut la nouvelle qu’une armée de barbares, qui en poursuivaient d’autres, approchait des Alpes Juliennes; et, qu'après avoir ravagé l’Illyrie, et fait plusieurs prisonniers, ils menaçaient d’entier en Italie. L’histoire n'explique pas quels étaient ces barbares. La terreur s’était répandue à Milan; on songeait déjà à fermer d’une muraille le passage des Alpes. Flavien, préfet du prétoire, et les autres personnes les plus considérables pressaient Ambroise d’aller trouver l’empereur pour lui demander un prompt secours. Le prélat se mit en devoir de passer en Gaule; mais ayant su que Valentinien avait pris de lui-même le dessein d’accourir à la défense de l’Italie, il demeura à Milan. En effet, l’empereur se préparait à ce voyage lorsqu’il apprit en même temps qu’Ambroise allait venir à la cour, et que le péril s’éloignait de l’Italie. Les barbares respectaient le jeune prince; sa modération et sa bonne fui lui avaient concilié leur affection. Ne voulant pas entrer en guerre avec lui, ils se retirèrent après avoir rendu les prisonniers, et s’excusèrent de leur irruption et de leurs hostilités sur la nécessité où ils s’étaient trouvés de poursuivre leurs ennemis, et sur ce qu’ils avoient ignoré que ces prisonniers fussent sujets de Valentinien. Ce prince attendait saint Ambroise avec impatience. Il n’était encore que catéchumène; et quoiqu’il y eût alors en Gaule plusieurs évêques célèbres par leur sainteté, tels que Martin à Tours, Delphide à Bordeaux, Victrice à Rouen, il souhaitait ardemment de recevoir le baptême de l’évêque de Milan. D’ailleurs il espérait que ce prélat pourrit adoucir l’humeur violente et altière d’Arbogaste. Ce barbare, quoique païen, était rempli de respect pour saint Ambroise. On raconte qu’un jour qu’il était à table avec des rois francs qu’il avait vaincus, ceux-ci lui demandèrent s’il connaissait Ambroise; et qu’Arbogaste ayant répondu qu’il mangeait souvent avec lui : Il n’est pas étonnant, s’écrièrent-ils, que vous soyez toujours victorieux, puisque vous êtes ami de celui qui dit au soleil: Arrête; et le soleil obéit.

Mais, lorsque Valentinien fut informé qu’Ambroise a voit changé d’avis, et qu’il ne sortirait pas de Milan, il en fut très-affligé. Il lui manda aussitôt de venir en diligence pour le réconcilier avec Arbogaste, s’il était possible, et lui donner le baptême avant son départ de la Gaule : car, quoique sa présence ne fût plus nécessaire en Italie, il avait dessein d’y-passer pour se rapprocher de Théodose, et ce fut la crainte qu’en conçut Arbogaste qui engagea celui-ci à ne pas différer l’exécution de son attentat. L’empressement qu’avait Valentinien de voir saint Ambroise était si vif et si ardent, qu’ayant fait partir de Vienne sur le soir un de ses silentiaires, il demandait déjà le surlendemain s’il était revenu, et si Ambroise était en chemin. C’est ici la première fois que le nom de silentiaire se rencontre dans l’histoire. C’étaient des officiers du palais, dont la principale fonction consistait à veiller autour de l’appartement du prince pour en écarter le bruit; mais on se servait aussi de leur ministère pour les commissions importantes qui demandaient du secret. Le saint prélat partit aussitôt qu’il eut reçu la lettre de l’empereur. Quoiqu’il fût évêque d’une des plus riches églises du monde, il était si pauvre, que, n’ayant pas un cheval, il fut obligé de prendre les voitures publiques. Pendant qu’il traversait les Alpes, il apprit la fin tragique de Valentinien, et retourna sur ses pas, arrosant le chemin de ses larmes.

Arbogaste, après avoir pris des mesures secrètes pour mettre sur le trône impérial une de ses créatures, n’avait pas tardé à consommer son cruel dessein. La mort de Valentinien est diversement rapportée par les auteurs. Les uns disent qu’il fut étouffé dans son lit par ses chambellans et ses eunuques. D’autres racontent que, tandis qu’il s’exerçait avec quelques officiers aux portes de Vienne, Arbogaste le tua de sa propre main. Selon  l’opinion la plus reçue, comme il se divertissait après son dîner dans un jardin de son palais sur les bords du Rhône, ses gens étant allés prendre leur repas, il ne resta avec lui que des assassins apostés par Arbogaste, qui, l’ayant étranglé, se retirèrent après l’avoir pendu à un arbre avec son mouchoir, afin de faire croire qu’il s’était lui-même ôté la vie. Plusieurs le crurent en effet; et des auteurs graves y ont été trompés. Saint Augustin n’ose décider du genre de sa mort; mais les louanges que lui donne saint Ambroise ne laissent aucun lieu de douter que ce prince n’ait été la victime de la fureur de ses ennemis, et non pas d’un criminel désespoir. Ce pieux évêque, si bien instruit des maximes du christianisme, ne craint pas d’avancer qu’il est mort avec la grâce du baptême, parce qu’il le désirait avec ardeur; il ne doute pas de son salut, et il promet d’offrir à Dieu son âme pure et innocente toutes les fois qu’il célébrera le saint sacrifice. On dit que Valentinien, se voyant saisi par les assassins, ne proféra que celle parole : Hélas! que vont devenir mes malheureuses sœurs! Il mourut le quinzième de mai, veille de la Pentecôte, âgé de vingt ans et quelques mois, après avoir porté le titre d’Auguste pendant seize ans et près de six mois depuis la mort de Valentinien Ier. Mais on ne doit dater le commencement de son règne proprement dit que de la mort de Gratien, qui gouverna seul tant qu’il sur­vécut à son père. Ainsi Valentinien II n’a régné que huit ans huit mois et vingt jours.

Un forfait si énorme fit trembler tout l’Occident sous la redoutable puissance d’Arbogaste. On n’osa rechercher ni poursuivre les ministres de son crime. Cependant, pour ne pas se déclarer coupable, il n’empêcha point qu’on rendît à l'empereur les honneurs accoutumés. Les funérailles furent célébrées dès le lendemain, jour de la Pentecôte. Le corps fut ensuite transporté à Milan pour y recevoir la sépulture. Tout le chemin était bordé d'une foule de peuple qui fondit en larmes. On pleurait la perte de tant de vertus, qu’une mauvaise éducation n’avait pu étouffer, et qui, dès leur première fleur, promettaient une prompte maturité. Les barbares ne montraient pas moins de sensibilité que ses sujets naturels; ils regrettaient sa justice et sa fidélité dans l’observation des traités. Mais toutes les douleurs étaient réunies dans le cœur de ses deux sœurs Justa et Grata. Elles ne quittèrent pas le cercueil jusqu’à Milan; et pendant les deux mois que le corps de leur frère demeura exposé sans être inhumé, elles passèrent auprès de lui, dans les gémissements et dans les larmes, les jours entiers et la plus grande partie des nuits. Théodose, qui partageait sincèrement leur affliction, se fit un devoir de la soulager par ses lettres. Il écrivit aussi à saint Ambroise, dont il connaissait le tendre attachement pour ce prince. Il donna ses ordres pour l’enterrer à Milan. Ambroise avait fait préparer un tombeau de porphyre. Le corps y fut déposé auprès de celui de Gratien. Mais ce qui honora le plus la sépulture de Valentinien, ce fut l’éloge que prononça saint Ambroise, et qui subsiste encore, longtemps après la destruction du monument. Aussi est-ce la religion même qui gémit parla bouche d’un grand évêque, et qui, tout occupée d’objets immortels, ne donne rien à la vanité d’orateur.

Il n’est guère possible de douter qu’Arbogaste n’eût bien souhaité de recueillir le fruit de son crime. Mais, s’il avait été assez hardi pour précipiter du trône son prince légitime, étant né barbare, il n’osait encore y monter lui-même. Il fallait accoutumer les Romains à lui obéir sous le nom d'un autre souverain. Il cherchait un homme qui eut assez de ‘mérite pour ne pas rendre son choix tout-à-fait ridicule, mais trop peu pour se soutenir lorsqu’il serait temps de le renverser. Il jeta les yeux sur Eugène, homme de lettres, qui avait enseigné la rhétorique. Ricomer avait pris du goût pour ce rhéteur; il l’avait admis dans sa familiarité la plus intime; et, lorsqu’il passa au service de Théodose, il le recommanda à son compatriote Arbogaste, comme un homme de confiance et de ressource dans les affaires qui demandaient de l'intelligence et du zèle. Arbogaste trouva dans Eugène tout ce que lui avait promis Ricomer. Bientôt il en fit son confident; et, comme il disposait de tous les emplois de la cour, il lui procura celui de secrétaire de l’empereur. Eugène était chrétien, comme Arbogaste était païen; c’est-à-dire que dans le cœur ils n’avoient tous deux d’autre dieu que leur ambition. Cependant le secrétaire, assez sage pour ne pas être ébloui de sa fortune, se conduisait avec modestie, et gardait les apparences de la probité. Saint Ambroise fut la dupe de son hypocrisie, et l’honora d’une sincère amitié. Lorsque Arbogaste découvrit à Eugène les grands desseins qu’il avait sur sa personne, il eut de la peine à le faire consentir à l’assassinat de l’empereur et à sa propre élévation. Enfin les sollicitations vives et pressantes d’un protecteur qui pouvait devenir un redoutable ennemi entraînèrent Eugène. Il y fut encore excité par les flatteuses prédictions des devins et des astrologues, dont les promesses, toujours chimériques se réalisent quelquefois parce qu’elles encouragent au crime. Aussitôt après la mort de Valentinien, Eugène fut proclamé empereur par les soldats, dont Arbogaste disposait souverainement. De toutes les provinces de l’Occident, l’Afrique seule refusa de lui obéir, et ne voulut recevoir des ordres que de Théodose.

Un événement si funeste jeta la consternation dans toute la cour de Constantinople. L’impératrice fit éclater sa douleur. Théodose, inconsolable de la perte de son beau-frère qu’il chérissait comme son fils, se reprochait de n’avoir pas couru assez promptement à son secours. Il ne voyait dans Arbogaste qu’un meurtrier; et dans Eugène qu’un scélérat qui avait acheté par un horrible forfait l’honneur d’être son collègue. Le sentiment d’une juste vengeance était mêlé d’inquiétudes. Il connaissait les talents militaires d’Arbogaste; et la réputation d’Eugène lui rendait ce tyran plus formidable qu’il ne l’était en effet. Il crut cependant qu’il ne lui était pas permis de balancer; et il songea sur-le-champ à punir cette criminelle usurpation, dût-il lui en coûter à lui-même l’empire et la vie. Il résolut de marcher à la tête de ses troupes de pied, et de donner le commandement de sa cavalerie à Ricomer, dont il avait éprouvé le courage et la capacité. Mais, dans ce temps-là même, la mort lui enleva ce brave général.

Pendant qu’il s’occupait de ces projets, il reçut une ambassade d’Eugène. Un Athénien, nommé Rufin , en était le chef; et le tyran, instruit du respect que Théodose portait aux ecclésiastiques, avait engagé plusieurs évêques et plusieurs prêtres à l’accompagner. Rufin, sans présenter aucune lettre d’Arbogaste, et sans prononcer même son nom, ne parlait qu’au nom d’Eugène, et il demandait que Théodose le reconnût pour empereur d’Occident. Mais, ce prince ayant fait sentir par quelque, parole qu’il regardait Arbogaste comme l’auteur de la révolution, les évêques entreprirent de le justifier: ils osèrent protester que ce général n’avait eu aucune part à la mort de Valentinien. Leur faible apologie ne servit qu’à leur attirer à eux-mêmes la secrète indignation de Théodose. Il leur fit attendre sa réponse pendant quelques jours, et prit enfin le parti de cacher son ressentiment, pour ne pas avertir trop tôt ses en­nemis. Il honora même les députés de quelques présents, et les congédia avec des paroles qui n’étaient pas à Eugène toute espérance d’accommodement. Il passa le reste de l’année et la suivante à faire les préparatifs de cette importante et périlleuse expédition. Le tyran voulut aussi gagner Ambroise, dont l'autorité pouvait couvrir son usurpation. Il lui demanda par lettres la continuation de son amitié; mais il n'en reçut aucune réponse. Cependant le saint évêque lui écrivit dans la suite avec le respect dû à un empereur, par condescendance pour quelques personnes qui avoient besoin de sa recommandation. Son silence ne méritait que des louanges, sa complaisance a besoin d’apologie.

La cour de Constantinople était alors troublée par une de ces catastrophes, qui depuis longtemps effraient les hommes sans les guérir de l’ambition. Rufin, consul cette année, s’ennuyait d’attendre la préfecture du prétoire, le plus haut degré de puissance auquel un sujet pût atteindre. Tatien en était depuis quatre ans en possession, ainsi que de la faveur du prince. Naturellement fier et hautain, il aigrissait par ses mépris la jalousie de Rufin. Son fils Proculus remplissait la seconde dignité, celle de préfet de Constantinople. Rufin jugea qu’il ne pouvait arracher à Tatien la préfecture s’il ne lui enlevait auparavant l’estime de l'empereur. Les deux magistrats n’étaient pas irrépréhensibles : leur reprochait des concussions, des confiscations injustes, des impositions extraordinaires établies sans l’ordre du souverain, des privilèges accordés ou révoqués selon leur caprice. Si Proculus, fils de Tatien, était le même que le comte d’Orient, destitué pour ses cruautés en 384 il aurait été fort capable des excès qu’on lui imputait, ainsi qu’à son père. Mais il n’est pas vraisemblable que Théodose eût voulu revêtir d’une plus éminente dignité un homme qui s’était rendu indigne d’une charge inférieure. Rufin, trouvant dans la conduite des deux préfets quelque fondement à la calomnie, n’eut besoin, pour les perdre, que d’envenimer leurs actions, et de grossir leurs fautes jusqu’à en faire des crimes. Tatien, étant accusé, fut obligé de se démettre de sa charge, et Rufin lui fut substitué. Le nouveau préfet du prétoire fit nommer des commissaires pour juger avec lui son prédécesseur; mais il était l’âme de toute cette procédure, et sa volonté devait former la sentence.

Proculus, n’espérant aucune grâce ni même aucune justice de la part d’un impitoyable ennemi, prit le parti de se dérober par la fuite à une condamnation inévitable. Rufin en fut alarmé. Outre le dépit de laisser échapper sa proie, il craignait l’activité et les ressources de Proculus, capable de rompre toutes ses mesures. Il trompe Tatien par ses artifices, par ses promesses, par ses serments; il vient à bout de calmer ses craintes, et l’engage à faire revenir son fils. Tatien et Proculus sont aussitôt mis en prison; on instruit leur procès en peu de jours; ils sont condamnés, le fils à perdre la tête, le père à être étranglé. On les conduit, le sixième de décembre, au quartier de Syques, au-delà du canal qui forme le port de Constantinople; c’est aujourd’hui le faubourg de Galata. Le fils eut d’abord la tête tranchée. On allait exécuter la sentence prononcée contre le père, lorsqu’on vit arriver un courrier de l’empereur qui apportait la grâce de tous les deux. Rufin l’a voit arrêté à dessein; mais il vint assez tôt pour sauver la vie à Tatien. Ce père malheureux passa le reste de ses jours dans un triste exil, pleurant son fils et sa fortune. Il mourut avant l’année 396.

On doute encore qu’ils eussent mérité la mort; c’est l’effet que produit l’irrégularité de leur jugement. Mais il est certain que Rufin le persuada à Théodose. Dès que Tatien eut été dépouillé de sa charge, ce prince fit une loi qui condamnait à mort les concussionnaires: ils n’étaient auparavant punis que par une amende. Mais, dit Théodose dans cette loi, on ne peut imposer à ce crime une peine trop rigoureuse. Il ordonna la restitution des biens confisqués par les sentences de Tatien. Il déchargea les provinces des contributions extraordinaires imposées par ce préfet. On prétendait que Proculus, pour se faire des créatures, avait gratifié plusieurs habitants de Constantinople en les inscrivant, à l’insu du prince, sur les rôles de ceux qui avoient part aux distributions de pain. L’empereur les fit rayer du rôle, et annula les libéralités de Proculus. Une loi d’Arcadius, publiée après la mort de Rufin, rétablit l’honneur de la province de Lycie. Elle rend aux Lyciens le droit de posséder des charges, et défend de les outrager par aucun nom injurieux. Il est fait mention de Tatien dans cette loi; mais elle s’exprime à son sujet d’une manière obscure et tout-à-fait équivoque. Les uns croient que sa mémoire y est de nouveau flétrie; que Tatien était né en Macédoine, et que c’était lui-même qui, dans sa préfecture, avait déshonoré les Lyciens. D’autres pensent , au contraire, que Tatien était de Lycie; que toute sa province avait partagé sa disgrâce; que les Lyciens avoient été déclarés infâmes et incapables de posséder aucune dignité; et que par cette loi Arcadius rétablit la mémoire de Tatien en même temps qu’il efface l’injuste flétrissure de ses compatriotes.

La coutume s’était déjà établie de regarder les églises comme des asiles inviolables. Les évêques et les clercs prenaient la défense de ceux qui s’y réfugiaient, et les criminels même y trouvaient une protection contre les plus justes poursuites. Le respect si légitime pour les lieux saints donnait occasion à plusieurs abus. Théodose ordonna que les débiteurs du fisc qui auraient recours à cet asile pour s’exempter d’acquitter leurs redevances en seraient tirés par force, ou que les évêques seraient obligés de payer pour eux. Nous verrons dans la suite les diverses variations de la jurisprudence des empereurs sur l’article des asiles.

Arbogaste, qui régnait en Occident sous le nom d’Eugène, prévoyait bien que la paix avec Théodose ne serait pas de longue durée. Résolu de passer en Italie, il crut devoir auparavant assurer la Gaule. Marcomir et Sunnon, chefs des Francs, étaient liés avec lu par la parenté. Leur haine n’en était que plus vive contre un homme qu’ils regardaient comme un déserteur de sa nation. Ils inquiétaient le pays par des courses continuelles; les traités ne les contenaient que jusqu’à ce qu’ils trouvassent occasion de les rompre. Le plus sûr était de les mettre hors d’état de nuire. Dans ce dessein, Arbogast se rendit à Cologne, au fort de l’hiver, avec son armée. Il croyait cette saison favorable pour pénétrer dans le pays et y faire le dégât, tandis que les forêts dépouillées de feuilles ne pourvoient favoriser les embuscades. Il passa le Rhin, pilla les terres des Bructères, voisins du fleuve, et celles des Chamaves; c’est aujourd’hui la Westphalie, le long du Rhin. Tout le terrain était abandonné. Marcomir se montra seulement sur le haut des montagnes, à la tête de quelques troupes de Cattes et d’Ansivariens, qui habitaient l’intérieur du pays jusque dans la Thuringe. Arbogaste, ne pouvant atteindre des ennemis qui n’avoient pas plus d’équipage, et qui fuyaient aussi aisément que des oiseaux , revint sur les bords du Rhin. Il y fit venir Eu­gène avec le reste des troupes pour en imposer aux Francs et aux Allemands par la vue d’une armée nombreuse. En effet, ces barbares conçurent une grande idée de la puissance d’Eugène. Ils firent alliance avec lui; et, ce qui la rendait plus assurée, ils lui donnèrent un nombre considérable de leurs troupes pour servir dans la guerre contre Théodose.

Ce prince s’y préparait sans précipitation. II prit le  consulat pour la troisième fois, et se nomma pour collègue Abundantius. C’était un soldat de fortune: né dans la petite Scythie, en-deçà du Danube, il avait acquis de la réputation dans les armées dès le temps de Gratien, et était parvenu aux premiers honneurs de la guerre. Il réunissait les deux titres de général de la cavalerie et de l’infanterie. Son consulat ne fut point reconnu en Occident. Eugène se fit inscrire dans les fastes avec Théodose. Il y avait déjà dix ans qu’Arcadius avait été déclaré Auguste: Honorius reçut ce même titre en présence de l’armée assemblée dans l’Hebdome, le dixième de janvier, selon plusieurs auteurs, et le quinzième, selon d’autres. Mais une éclipse de soleil qui arriva dans le temps même de cette proclamation forme une preuve certaine en faveur de ceux qui la diffèrent jusqu’au vingtième de novembre. Honorius commençait sa dixième année.

Théodose, étant rentré dans le palais avec le nouvel Auguste, l’embrassa avec tendresse. Le poète Claudien lui met ici dans la bouche un discours plus conforme sans doute aux grands sentiments de ce prince qu’à la vérité historique. Il le fait parler à peu près en ces termes: «Mon fils, si vous étiez destiné à commander à des Perses, vous n’auriez besoin que d’être issu d’Artaxerxès pour porter le diadème. Mais celui dont je viens d’orner votre tête exige un titre supérieur à la naissance ; c’est la vertu. Pour bien régner sur les autres, il faut savoir régner sur soi-même. C’est un devoir commun à tous les hommes, il est vrai; mais vous devez apprendre pour l’univers ce que les particuliers n’apprennent que pour eux. Vous serez esclave sous la pourpre, si les passions vous tyrannisent. Combien est-il plus difficile à un prince de les maîtriser! La facilité de les satisfaire leur prête l’attrait le plus dangereux. Elles font courir les autres hommes vers les objets de séduction; mais elles viennent les offrir aux princes; elles les amènent au pied de leur trône. Ils peuvent tout ce qu’ils veulent : songez donc à régler vos désirs; songez que vous allez être placé sur un théâtre éclatant de lumière, en vue à toutes les nations du monde, environné de regards perçants, qui pénétreront jusque dans votre cœur. Et ne comptez pas que la renommée vous fasse aucune grâce; soyez clément comme Dieu même, prudent sans défiance, vrai et sincère: faites le bien que vous souhaitez qu’on dise de vous, sans vous inquiéter si l’on vous rend justice. L’amour de vos sujets fera votre garde la plus sûre; méritez d’être aimé. Quelque puissance que vous ayez, le cœur de vos peuples sera toujours libre. Occupez-vous de leur intérêt plus que du vôtre; ou plutôt ne séparez pas ce qui est inséparable : leur félicité seule peut vous rendre heureux. Personne n’a plus de sujet de trembler que celui qui fait trembler les autres. Soyez vous-même une loi vivante. Vos exemples donneront à vos ordres plus de force que ni les menaces ni les châtiments. Vous gouvernerez des Romains. Ce n’est pas l’orgueil et la fierté qui les tiendront soumis; plus vous vous rapprocherez d’eux par la bonté et par la douceur, et plus ils vous élèveront au-dessus de leurs têtes. Apprenez la guerre; étudiez en toutes les parties ; endurcissez-vous à tout ce qu’elle a de pénible. Laissez aux rois asiatiques ce luxe incommode qui accable les armées, et qui met obstacle aux succès. Partagez avec vos soldats toutes les fatigues; ils n’en sentiront que l’honneur. En attendant que l’âge ail fortifié votre corps, formez-vous l’esprit et le cœur; remplissez-vous de grands exemples. L’histoire de vos prédécesseurs vous montrera ce que vous devez suivre, et ce qu’il vous faut éviter.»

Comme le jeune prince témoignait un grand désir d’accompagner son père en Italie, Théodose loua son ardeur; mais il lui représenta qu’il n’était pas à propos d’exposer son enfance à des périls qu’elle n’était pas en état de partager. Il lui promit de l’appeler auprès de lui, si Dieu couronnait du succès la justice de ses armes.

Il est étonnant que Théodose, obligé à tant de frais pour les dispositions d’une guerre importante, trouvât dans son économie précédente un fonds assez riche non-seulement pour ne point charger ses sujets de nouveaux impôts, mais encore pour répandre des libéralités nouvelles. La distribution de pain fondée par Constantin en faveur de la ville à laquelle il avait donné son nom consommait par jour quatre-vingt mille mesures de blé. Constance en avait retranché la moitié; Théodose, non content de la rétablir en entier, y ajouta encore en faveur de ceux qui avoient depuis peu bâti des maisons à Constantinople. Cette ville s’agrandissait tous les jours, et l’empereur s’étudiait à l’embellir. Il y fît construire cette année une place ornée de portiques, qui fut d’abord appelée de son nom, et qu’on nomma dans la suite la place de Taurus : on n’en sait pas la raison. Arcadius y plaça l’année suivante une colonne de marbre fort élevée, au-dedans de laquelle était pratiqué un escalier en limaçon, qui conduisait jusqu’au sommet. Semblable aux deux célèbres colonnes de Trajan et de Marc Aurèle, qu’on admirait à Rome, celle-ci était dans toute sa longueur ornée de bas-reliefs qui représentaient les exploits de Théodose. Sur le haut était posée la statue de ce prince, qui fut abattue par un tremblement de terre, sous le règne de Zénon, en 480. A côté étaient celles de ses deux fils, posées sur deux obélisques, qui portaient sur autant d’arcades de marbre : Arcadius était à l’orient, et Honorius à l’occident.

Le grand nombre de soldats qu’on assemblait de toutes parts pouvait causer beaucoup de désordre dans les provinces. Elles étaient obligées de fournir des vivres à cette jeunesse guerrière, qui devient plus insolente à mesure qu’elle se voit nombreuse. Les soldats exigeaient de l’argent au lieu de vivres; ils différaient de recevoir leur ration, lorsque les vivres étaient à bon marché, pour se la faire payer à un plus haut prix lorsqu’ils étaient renchéris. Ils vivaient chez leurs hôtes à discrétion comme dans un pays de conquête. L’empereur arrêta toutes ces vexations qui corrompent la discipline, et qui rendent les entreprises des princes aussi odieuses et souvent plus onéreuses à leurs sujets qu’à leurs ennemis.

Eugène était déjà en Italie avec l’armée qu’il avait conduite aux bords du Rhin. Arbogaste, par la puis­sance qu’il avait dans la Gaule, et par le crédit que sa naissance lui donnait chez les barbares, y avait joint garnisons romaines et des corps nombreux de Francs, de Saxons, et d’Allemands. Avant qu’Eugène eût quitté la Gaule, les païens, attentifs à profiter de toutes les conjonctures, lui avoient demandé par députés la resti­tution des revenus de leurs temples, et le rétablissement de l’autel de la Victoire. Le tyran, moins sans doute par attachement au christianisme que par la crainte d’aliéner l’esprit des chrétiens, avait refusé de les satisfaire. Une seconde députation n’avait pas eu plus de succès. Mais Arbogaste et Flavien, l’un maître du tyran, l’autre de l’Italie, dont il était préfet, tous deux également impies et redoutables, ayant joint leurs instances à celles des sénateurs païens, il n’osa résister plus longtemps. Il crut sauver les apparences en cédant les revenus des temples, non pas aux temples mêmes, mais à Flavien et à Arbogaste, auxquels ils les abandonna. Il ne s’expliqua pas sur l’autel de la Victoire; mais il le laissa rétablir sans aucune opposition de sa part.

Ce Flavien, qui signala dans cette guerre sa haine contre Théodose, était comblé des bienfaits de ce prince. Etant entré de bonne heure dans la carrière des honneurs, il avait été, sous le règne de Gratien, gouverneur de Sicile, vicaire d’Afrique, questeur du palais, préfet d’Italie et d’Illyrie. Il parait que, dans le temps de la révolte de Maxime, il avait renoncé aux affaires pour se livrer entièrement à l’étude, où il fit de grands progrès. Les païens louent sa profonde érudition, aussi bien que sa haute sagesse et sa vertu. Symmaque, son ami intime, lui prodigue les plus grands éloges. Les chrétiens mêmes conviennent qu’il était très-savant dans les lettres, et très-habile dans le maniement des affaires politiques. On lui donne le titre d’excellent historien. Théodose, après avoir reconquis l’Occident, le tira de sa retraite, et le donna au jeune Valentinien pour faire usage de sa capacité supérieure. Il était, depuis deux ans, redevenu préfet d’Italie, lorsque Eugène vint prendre possession de ce pays. Son zèle fanatique pour la religion païenne empoisonna toutes ses belles qualités. Il devint ingrat et rebelle. Il était pontife et entêté de toutes les chimères de la divination. Il fut le plus ardent a exciter Eugène à la guerre, lui promettant un succès infaillible, dont il prétendit trouver des présages dans le vol des oiseaux et dans les entrailles des victimes.

A l’approche du tyran, Saint Ambroise  avait quitté sa ville épiscopale, et s’était retiré à Bologne. Il écrivit à Eugène pour justifier son éloignement. Il lui fait entendre dans sa lettre qu’il ne croit pas devoir communiquer avec un prince qui favorise un culte sacrilège; il lui rend compte de la conduite qu’il a tenue sous Valentinien, pour combattre la demande des païens, et lui représente avec une liberté respectueuse combien la condescendance est criminelle lorsqu’elle trahit la cause de Dieu. Cette lettre ne produisit aucun effet. Le prélat passa de Bologne à Fayence ; et les Florentins l’ayant invité à venir chez eux, il se rendit à leurs prières, et demeura dans leur ville jusqu’à ce qu’Eugène fût sorti de Milan. Le clergé, dans l’absence de son évêque, se montra animé de son esprit. Il refusa les présents qu’Eugène voulait faire à l’église, et ne lui permit pas même d’y entrer pour s’unir aux prières des fidèles.

La protection d’Arbogaste et de Flavien rendit à l’i­dolâtrie dans l’Occident les forces qu’elle avait perdues. Les temples s’ouvrirent dans toute l’Italie. Rome rétablit ses dieux; la fumée des sacrifices s’élevait de toutes parts; on égorgeait partout des victimes, on consultait leurs entrailles, on y voyait les annonces de la victoire d’Eugène. Tous les préparatifs de guerre étaient infectés de superstition. En fortifiant les passages des Alpes Juliennes, on y plaça des statues de Jupiter foudroyant, et on prétendit les armer contre Théodose par des consécrations magiques. Eugène eut la faiblesse de permettre que la figure des dieux fût peinte sur ses enseignes, et que la statue d’Hercule fût portée à la tête de son armée. Théodose implorait de plus puissants défenseurs; Couvert d’un cilice, il se prosternait devant les autels où reposaient les cendres des apôtres et des martyrs, il se préparait aux combats par la prière et par le jeûne. Au lieu d’interroger des victimes muettes, il consultait saint Jean d’Egypte, son oracle ordinaire dans les importantes entreprises. Il dépêcha en Egypte Eutrope, un de ses eunuques, en qui il avait confiance, avec ordre d’amener Jean à la cour; ou, si l’on ne pouvait l’y déterminer, de savoir de lui si l’empereur devait attendre ou prévenir l’ennemi, et quelle serait l’issue de cette guerre. Il ne fut pas possible d’engager le saint solitaire à sortir de son désert; mais il satisfit avec joie aux questions de Théodose. Il répondit que l’empereur devait aller chercher l’ennemi; que l’expédition contre Maxime avait été facilement terminée; qu’il en serait autrement de celle-ci; que la victoire demeurerait à Théodose, mais qu’elle lui couterait beaucoup de sang; et qu’ après avoir défait le tyran, il finirait lui-même ses jours en Italie.

Cette prédiction ne ralentit pas le courage de l’empereur. Il ne craignît point une victoire qui devait bientôt suivie de sa mort. II nomma consuls ses deux fils, Arcadius pour la troisième fois, Honorius pour la seconde. Eugène, qui ne ménageait plus Théodose, ne reconnut pas ce consulat. Il donna cette dignité à Flavien, et continua peut-être lui-même d’en porter le titre. Du moins on ignore quel fut le collègue de Flavien en Occident. Théodose rassembla ses troupes. Outre les légions romaines, la réputation du prince, et l’amour qu’il avait inspiré aux peuples voisins, lui attirèrent un grand nombre de barbares. La Colchide, l’Ibérie, l’Arménie, lui envoyèrent des soldats. On voyait dans son armée des Arabes, des Saques, des Perses même et des Indiens. Les nations d’au-delà du Danube s’empressèrent de le servir dans cette guerre, et vingt mille Goths le suivirent sous le nom de confédérés.

L’Afrique seule ne lui envoya aucune troupe. Ce n’est pas qu’elle se fût déclarée en faveur d’Eugène. Après la mort de Valentinien, comme nous l’avons dit, elle n’avait reconnu pour empereur que Théodose. Mais Gildon, frère de ce Firme qui avait été vaincu par Théodose le père, usurpait dans ce pays l’autorité souveraine. Il n’avait pris, vingt ans auparavant, aucune part à la rébellion de son frère; il était demeuré fidèlement attaché aux Romains, qui en avoient tiré des services importants dans cette laborieuse expédition. En récompense de son zèle, Gratien l’avait revêtu de la qualité de comte d’Afrique et du commandement général des troupes de cette province. On ne sait quel parti prit Gildon dans la guerre de Maxime contre Valentinien. On voit seulement que Maxime fut maître de l’Afrique. Mais, après la défaite de ce tyran, soit que Gildon eût conservé les bonnes grâces dé Théodose, soit qu’il les eût recouvrées, ce prince fit épouser à Nébride, neveu de l’impératrice Flaccille, Salvine, fille de Gildon. Cette alliance devait attacher le prince africain par des nœuds plus étroits au service de l’empire. Cependant il ne se mit pas en peine d’obéir à l’ordre qu’il reçut de l’empereur. Il n’envoya ni troupes ni vaisseaux, et demeura tranquille spectateur de l’événement, dans le dessein sans doute de se déclarer pour le vainqueur. Théodose mourut trop tôt pour tirer raison de cette perfidie.

Il était bien résolu de commander en personne, et de s’exposer à tous les périls. Mais, connaissant l’importance d’être secondé par d’habiles généraux , il choisit entre les Romains et les auxiliaires ceux qu’il savait être les plus expérimentés. Timase et Stilicon furent mis á la tête des légions romaines. Quatre capitaines,  Gaïnus, Alaric, Saül et Bacure partagèrent le commandement des troupes étrangères. Gaïnas et Alaric étaient Goths et ariens. Le premier avait pris naissance au-delà du Danube. Fugitif de son pays, et réduit à une extrême misère, il s’était jeté entre les bras de Théodose, s’engageant par serment à servir fidèlement l’empire, et à se soumettre en tout aux lois et aux coutumes romaines. Alaric, né dans l’île de Peucé, à l’embouchure du Da­nube, était de la famille des Balthes, la plus noble de la nation après celle des Amales. Il portait lui-même le surnom de Balth, qui, dans la langue des Goths, signifiait hardi et déterminé. Dès la première année du règne de Théodose, Alaric s’était signalé dans la guerre contre ce prince. S’étant ensuite attaché à son service, il faisait sous ce grand capitaine l’essai des talents militaires qui le rendirent dans la suite le plus redoutable fléau des Romains. Saül était païen et barbare; on ne dit pas de quelle nation. Mais le plus recommandable de ces capitaines étrangers était Bacure: il portait le titre de roi d’Ibérie, qu’il devait à sa naissance. Les Perses s'étant rendus maîtres du pays , il s’était réfugié à la cour de Valens, et avait donné des preuves de valeur dans la funeste bataille d’Andrinople. Théodose le fit duc des marches de Palestine, et lui conféra ensuite la dignité de comte des domestiques. Ce guerrier joignait à la science militaire un zèle ardent pour la religion, une piété exemplaire, la bonté, la franchise, et toutes les perfections du corps et de l’esprit.  

L’empereur n’attendait pour son départ que l’accouchement de Galla, qui était au terme de sa grossesse. Elle mourut en mettant au monde un fils qui ne lui survécut pas. Son autre fils, nommé Gratien, mourut aussi cette même année. Il ne resta de cette impératrice que Galla Placidia, célèbre par la diversité de ses aventures. Théodose, ayant donné quelques jours à sa douleur, partit vers la fin de mai. Selon quelques historiens, il se fit accompagner de son fils Honorius; mais les auteurs contemporains s’accordent à dire qu’il le laissa à Constantinople avec son frère. Il chargea Rufin de conduire les affaires sous le nom d’Arcadius, auquel il voulut bien laisser le pouvoir de publier des lois. Comme il fondait plus d’espérance sur le secours du ciel que sur la force de ses armes, étant arrivé à l’Hebdome il entra dans l’église qu’il avait fait bâtir sous l’invocation de S. Jean-Baptiste, et, ayant imploré l’assistance divine par l’intercession du saint précurseur, il continua sa marche. Il parait qu’il s'arrêta quelque temps à Andrinople, apparemment pour achever ses préparatifs. Il en sortit à la fin de juin, et prit la route des Alpes Juliennes.

Quelque nombreuse que fût l’armée de Théodose, celle d’Eugène la surpassait en nombre, et ne lui cédait pas en courage. Arbogaste seul valoir plusieurs géné­raux; il n’a voit d’égal en bravoure que Théodose le surpassait en prudence et en étendue de génie. A la novelle de l’approche de ce prince, Arbogaste et Flavien , marchant sous les étendards d’Eugène, dont ils dirigeaient tons les pas, sortirent de Milan. Irrités contre le clergé de cette ville, qui avait rebuté les présents et la personne même d’Eugène, ils protestèrent avec serment qu’à leur retour ils feraient de l’église une écurie pour leurs chevaux, et qu’ils enrôleraient les ecclésiastiques au nombre de leurs soldats. Arbogaste, joint à Eugène, tint son armée dans les plaines, tandis que Flavien marcha au-devant de l’empereur pour l’arrêter au passage des montagnes. Ces défilés étroits et dangereux étaient devenus presque impraticables par les travaux des ennemis. Le terrain était coupé de tranchées, fermé de palissades, et défendu par des forts garnis de troupes. Flavien, persuadé qu’il ne méritait aucune grâce, était déterminé à périr en défendant le dernier poste. Aveuglé de superstition, il comptait beaucoup sur ces foudres dont les statues de Jupiter étaient armées. L’empereur surmonta tous les obstacles; il força tous les passages. Flavien se fit tuer en combattant; et Arbogaste fut bientôt étonné d’apercevoir l’armée de Théodose qui débouchait dans la plaine, et qui couvrit toute la pente des montagnes.

Celle d’Eugène parois soit encore plus terrible par le nombre et la fière contenance de tant de belliqueuses nations. A la tête se montrait Arbogaste, qui portait seul. tout le poids du commandement et toute l’espérance du succès. Sur les enseignes de Théodose s’élevait la figure de la croix; l’image d’Hercule flottait sur les étendards d’Eugène. La bataille se livra sur les bords d’une rivière nommée alors Frigidus, aujourd’hui le Vipao, dans le comté de Gorice, à douze lieues au nord ’est d’Aquilée. Théodose commença la charge en détachant sur l’ennemi les barbares auxiliaires sous la conduite de Gainas. Ils rencontrèrent une résistance invincible. Arbogaste se trouvait partout, animant ses soldats du geste, de la voix, et plus encore de l’exemple. Le carnage fut horrible. Dix mille Goths restèrent sur la place, et le reste , prenant la fuite, vint se réfugier dans les intervalles des Romains. Théodose, plus affligé qu’effrayé d’un si funeste commencement, monta sur un roc élevé; là, se prosternant à terre à la vue des deux armées, il s’écria d’une voix assez haute pour être entendu des siens : Dieu tout-puissant, vous savez que je n’ai entrepris cette guerre au nom de Jésus-Christ votre fils que pour punir un attentat criminel. Si je suis coupable, exercez sur moi votre vengeance. Mais, si c’est la justice et la confiance en votre protection qui m’ont mis les armes à la main, étendez votre bras pour nous secourir, afin que ces ennemis infidèles ne disent pas : Où est leur dieu? Etant ensuite descendu, il fit avancer ses troupes. Le choc fut violent et soutenu avec une égale vigueur. Bacure fit dans cette journée des prodiges de valeur: s'élançant hors des rangs à la tête de ses plus braves soldats, il affronta mille fois la mort, renversant tout devant lui, rompant les escadrons ennemis, et se jetant tête baissée dans les plus épais bataillons pour atteindre le tyran qui se tenait à l’arrière-garde. Enfin Bacure, percé de coups, tomba sur des monceaux de cadavres qu’il avait abattus à ses pieds. La nuit sépara les combattants avant que la victoire fût décidée. La plus grande perte fut du côté de Théodose, et les ennemis se crurent vainqueurs.

Mais personne ne fut plus ébloui de ce prétendu succès que le tyran. Sans expérience dans le métier de la guerre, il se persuadait qu’elle était terminée, et que Théodose, enfermé entre les montagnes et l’armée victorieuse, ne lui pouvait échapper. Au lieu de réparer par le sommeil les forces de ses soldats, il leur laissa passer la nuit dans la joie et dans la débauche. Arbogaste même, tout habile qu’il était, fut aveuglé comme par un effet de la Providence divine. La seule précaution qu’il prit fut d’envoyer un corps de troupes sous la conduite du comte Arbitrion, avec ordre de tourner les montagnes pendant la nuit, et de prendre Théodose en queue le lendemain pendant qu’on le chargerait en tête pour achever sa défaite. En effet, l’armée de l'empereur était tellement affaiblie, qu’elle semblait hors d’état de hasarder une seconde bataille. Outre ceux qu’elle avait perdus dans le combat, la terreur en avait séparé un grand nombre qui s’étaient dispersés dans les défilés d’alentour. Les généraux conseillaient au prince de se retirer pour rassembler de nouvelles troupes, et revenir au printemps suivant avec des forces supérieures. Mais Théodose rejetant ce conseil avec indignation : Non , dit-il, la croix ne fuira pas devant les images d’Hercule, je ne déshonorerai point par une lâcheté sacrilège le signe de notre salut. 

Cependant, voyant ses soldats découragés, il se retira dans une chapelle bâtie sur le haut de la montagne où son armée était campée, et y passa toute la nuit en prières. Vers le matin il s’endormit de lassitude, et, s’étant étendu sur la terre, il vit en songe deux cavaliers dont les habits et les chevaux étaient d'une blancheur éclatante; il lui ordonnèrent de prendre les armes dès que le jour commencerait à paraître, et de retourner au combat; qu'ils étaient envoyés pour le secourir en combattant eux-mêmes; que l'un d'eux était Jean l’évangéliste, et l'autre l'apôtre Philippe. A ces paroles l’empereur s’éveilla et redoubla ses prières avec plus de ferveur. Au point du jour, comme il était retourné au camp sans avoir communiqué sa vision à personne, de crainte qu’elle ne fût méprisée comme un stratagème, on lui amena un soldat qui avait eu le même songe. L’empereur le lui ayant fait raconter en présence de toute l’armée : Ce n'est pas pour m'instruire, dit-il aux soldats, que votre camarade a été honoré de cette vision, c'est un témoin que Dieu m'a suscité pour vous garantir la vérité de la mienne; j'ai vu les mêmes objets; j'ai entendu les mêmes parties. Bannissons donc toute crainte; suivons les nouveaux chefs qui vont combattre à notre tête ; et mesurons nos espérances, non pas sur le nombre de nos troupes, mais sur la puissance de ces héros célestes qui nous conduisent à la victoire. Ces paroles ranimèrent les courages abattus. Théodose, quittant ses habits trempés des larmes qu’il avait versées dans la prière, les suspend à un arbre, comme un témoignage de ferveur propre à faire au ciel une nouvelle violence. En même temps il endosse sa cuirasse, embrasse son bouclier, et s’étant armé, par le signe de la croix, d'une défense encore plus assurée, il donne le même signal à ses soldats, qui le suivent avec confiance.

Eugène, environné de ses troupes, s’occupait alors à distribuer des récompenses à ceux qui avoient signalé leur valeur. Voyant de loin défiler les premier rangs de l’armée ennemie qui s’étendait dans la plaine, il fait sonner l’alarme; et étant monté sur un petit tertre pour être témoin de la victoire : Allez, dit-il, c'est un forcené qui ne cherche qu'à mourir; prenez-le vivant, et amenez-le ici  chargé de fers. Arbogaste, moins assuré, parce qu’il était plus instruit, range ses troupes en bataille, et les fait marcher en bon ordre. Les deux armées n’étaient point comparables pour le nombre. Celle de Théodose ne semblait être qu’une poignée de désespérés qui venaient s’ensevelir au milieu du carnage, dont le champ de bataille était couvert. En ce moment, Théodose aperçoit derrière lui le comte Arbitrion, tout prêt à le charger en queue dès que le combat serait engagé. Il a de nouveau recours au ciel, son unique ressource; et dans le même instant il en éprouve la protection. Le comte, saisi de respect pour son prince légitime, lui envoie demander grâce, et offre de se joindre à lui, s’il veut lui donner un commandement honorable. L’empereur prend aussitôt entre les mains d’un de ses officiers une de ces tablettes militaires, nommées tessères, dont un se servait pour communiquer l’ordre; il y trace un brevet de général, et l’envoie au comte qui lui livre ses troupes. L’armée reçut avec ce secours un nouveau courage. Mais, resserrée par les détroits des montagnes, et embarrassée de ses bagages, elle défilait avec lenteur, tandis que la cavalerie ennemie prenait du terrain. Alors Théodose sautant en bas de son cheval, et s’avançant à la tête de ses troupes , met l’épée à la main, et marche seul à l’ennemi, en s’écriant : Où est le Dieu de Théodose? Tous ses bataillons, effrayés du péril où il s’expose, s’empressent de le suivre. On était arrivé à la portée du trait, lorsque l’air se couvrit d’une obscurité si épaisse, que quelques historiens l’ont prise mal à propos pour une éclipse de soleil. Après un murmure sourd il s’élève tout à coup un vent impétueux qui attaque directement l’armée d’Eugène. D’affreux tourbillons, qui semblent être aux ordres de Théodose, arrachent aux ennemis les armes des mains, rompent leurs rangs, enlèvent leurs boucliers ou les renversent contre leurs visages; leurs traits rebroussent sur eux-mêmes : ceux de l’armée de Théodose reçoivent de l’air une nouvelle force; ils sont poussés plus loin et ne portent jamais à faux.

Les troupes impériales profitent de ce désordre. Elles pénètrent de toutes parts. Les soldats d’Eugène n’opposent aucune résistance. Aveuglés de poussière, percés de leurs propres traits et de ceux des ennemis, ils tombent, ils fuient, ils se précipitent dans le fleuve. Les ordres, les cris, les efforts, le désespoir d’Arbogaste, tout est inutile. Ceux qui échappent au massacre mettent bas les armes, et se prosternent devant Théodose; ils le saluent comme leur empereur, et demandent humblement la vie. Ce prince, touché de compassion fait cesser le carnage; il leur ordonne de lui amener Eugène. Ils courent aussitôt vers l’éminence, où le tyran reposait avec tant de sécurité, que, les voyant accourir hors d’haleine, il s’imagine qu’on lui apporte la nouvelle de sa victoire? Où est Théodose? s’écria-t-il. Me ramenez-vous enchaîné comme je vous l’ai commandé?

C’est vous, répondent les soldats, que nous allons conduire à Théodose; Dieu, plus puissant que vous, nous l'ordonne ainsi. En même temps ils lui arrachent la pourpre, l’enchaînent, le traînent avec eux, et le présentent aux pieds du vainqueur. Théodose lui reproche l’assassinat de Valentinien, son usurpation criminelle, la mort de tous ces braves soldats qu’il voit étendus autour de lui, son infidélité sacrilège et sa folle confiance en de frivoles divinités. Il prononce son arrêt de mort; et tandis qu’Eugène tout tremblant demande la vie, un de ses propres soldats lui abat la tête d’un coup d’épée. On la porte au bout d’une pique dans les deux camps. Les vaincus célèbrent eux-mêmes par des cris de joie leur propre défaite; le vainqueur leur pardonne à tous sans exception, et les deux armées réunies reconnaissent également dans Théodose un prince chéri du ciel, et dont les prières ont une force supérieure aux bataillons les plus nombreux et les plus aguerris. Cette mé­morable victoire fut remportée le 6 de septembre. Elle soumit à Théodose tout l’empire d’Occident, et la tyrannie d’Eugène passa comme un ombre, sans laisser aucune trace. L’empereur alla se reposer dans Aquilée.

Arbogaste, auteur de tous ces maux, dévoré de rage et déchiré de remords, s’était sauvé dans les détours des montagnes. Cette âme altière avait également en horreur de recevoir la mort par ordre de son ennemi et de devoir la vie à sa clémence. Sachant qu’on le cherchait de toutes parts, il se tua lui-même de deux coups d’épée. Ce qui rendait la joie de la victoire plus sensible à Théodose, c’est qu’elle faisait triompher la croix de Jésus-Christ, et qu’elle prouvait l’impuissance des dieux d’Arbogaste. Il ordonna d’abattre les statues de Jupiter placées sur les Alpes: les foudres qu’elles portaient étaient d’or; et comme les soldats, dans cette gaîté qu’inspire le succès, lui disaient qu’ils ne se croiraient pas maltraités si ces foudres tombaient sur eux , il voulut bien entendre leur plaisanterie, et leur abandonna ces statues. On rapporte que cette victoire, toute miraculeuse, fut, par un nouveau miracle, annoncée à Constantinople le jour même qu’elle fut remportée. Un possédé, qu’on exorcisait dans l’église de Saint-Jean-Baptiste, s’écria: Tu m'as donc enfin vaincu, et mon armée est terrassée. A l’arrivée des courriers qui apportaient la nouvelle de la bataille, on observa que ces paroles avoient été prononcées précisément dans le temps que l’action se passait an pied des Alpes.

Quoique cette guerre eût porté un caractère de haine et d'atrocité, et qu’elle eût été plus périlleuse et plus sanglante que celle de Maxime, elle ne laissa dans le cœur de Théodose aucune impression de vengeance. Onvit encore éclater dans ce prince la même clémence a l’égard des vaincus. Sa victoire ne fit point verser de larmes, et ses ennemis, en quittant les armes, désarmèrent sa colère. Loin d’étendre la punition sur les enfants de ceux qui étaient morts en combattant contre lui, il regretta les pères, et laissa les enfants jouir paisiblement de leurs héritages. Il leur rendit même les chiens confisqués pour cause de rébellion. Le fils de Flavien fut remis en possession de la fortune de son père, et parvint lui-même dans la suite aux premiers honneurs. Saint Ambroise était revenu à Milan dès qu’il avait appris qu’Eugène en était sorti pour marcher à la rencontre de Théodose. Aussitôt après la guerre terminée, il reçut une lettre de l’empereur qui le priait avec les sentiments de la piété la plus affectueuse de se joindre à lui pour rendre à Dieu des actions de grâces. Ambroise mit sur l’autel la lettre de Théodose, comme une offrande agréable à l’auteur de la victoire, et la tint à la main pendant qu’il célébrait le saint sacrifice. Comme il ignorait encore les intentions de l’empereur, il lui écrivit à son tour pour le prier de pardonner à ses ennemis. Ceux qui avoient signalé leur zèle en faveur d’Eugène, s’attendant aux traitements qu’ils avoient mérités, s’étaient réfugiés dans l’église de Milan , quoiqu’ils fussent presque tous païens. L’évêque demanda grâce pour eux par une seconde lettre, et Théodose envoya à Milan un des secrétaires d’état, nommé Jean, pour les prendre en sa sauvegarde, jusqu’à ce que l’empereur eût décidé de leur sort. Ambroise, dont la charité embrassait ceux-mêmes qui étaient hors du sein de l’Eglise, alla trouver Théodose à Aquilée. A leur première entrevue on eût dit que l’empereur était le suppliant : il se jeta aux pieds du saint prélat, protestant que c’était à ses prières et à ses mérites qu’il était redevable de la vic­toire. La demande d’Ambroise ne rencontra que de faibles obstacles. En vain quelques courtisans opposèrent les maximes d’une timide politique; l’évêque l’emporta aisément, parce qu’il avait dans le cœur du prince une secrète intelligence. Ce fut ainsi que Théodose célébra sa victoire, plutôt que par des fêtes et des arcs de triom­phe, qui ne prouvent pas toujours ce qu’ils annoncent. Tant d’ennemis qu’il laissa vivre, tant de familles dont il épargna le sang et les biens, furent à la fois autant de monuments et de preuves de sa vertu. Etant revenu à Milan, il fit connaitre la sincérité de sa foi, et le profond respect dont il était pénétré pour les saints mystères, en s’abstenant d’y participer jusqu’à l’arrivée de son fils Honorius. Quoique la guerre qu’il venait de terminer fut légitime, il crut cependant ne devoir pas recevoir la victime de paix avec des mains encore teintes de sang. Il attendit, pour en approcher, que, ces agita­tions tumultueuses qui accompagnent les actions guerrières étant enfin calmées, son âme eût repris une assiette tranquille et une douce sérénité.

La santé de Théodose était affaiblie par tant de fatigues; et, selon la prédiction du saint solitaire d’Egypte, il était persuadé qu’il ne lui restait pas longtemps à vivre. Voulant donc mettre ordre aux affaires de l’empire, et régler sa succession entre ses deux fils, il envoya en diligence à Constantinople pour faire venir Honorius, auquel il destinait l’empire de l’Occident. Depuis le départ de Théodose, Arcadius, guidé par les conseils de Rufin, avait usé du pouvoir de législation que lui avait laissé son père. De trois lois qu’il publia cette année, la plus importante concerne les hérétiques. L’éloignement de Théodose les avait sans doute rendus plus hardis: contre ses défenses précédentes, ils tenaient des assemblées, enseignaient publiquement leur doctrine, établissaient des ministres. Arcadius les rappelle aux ordonnances de son père, et enjoint aux magistrats d’y tenir la main. Ce prince fit bâtir cette année des thermes qui portèrent son nom, et qui le donnèrent à un quartier de la ville vers l’entrée du Bosphore. La nouvelle de la défaite d’Eugène ayant répandu la joie dans les esprits, Rufin, qui aimait le faste, et qui le disputait à ses maîtres en magnificence, prit cette occasion pour attirer sur lui les regards de Constantinople. II avait décoré de superbes édifices un faubourg de Chalcédoine nommé le Chêne, qui, pour cette raison, porta depuis le nom de Rufinien. Il y avait fait bâtir un palais, une grande église en l’honneur de saint Pierre et de saint Paul, et un monastère. Il assembla pour la dédicace de cette église les plus illustres évêques de l’Orient, et fit venir des extrémités de l’Egypte quelques-uns de ces vertueux solitaires dont le nom s’était répandu du fond de leurs déserts dans tout l’empire. Leur réputation de sainteté flattait l’orgueil du favori, qui ne se proposait que de donner un grand spectacle. Il le ren­dit encore plus éclatant en y recevant le baptême. Au sortir des fonts baptismaux, il fut mis par les évêques entre les mains du célèbre solitaire Evagre de Pont, qu’il honora dans la suite comme son père spirituel. C’est le plus ancien exemple de parrains donnés à des adultes. Cette fête brillante se termina par un concile.

Honorius vint à Milan avec Sérène, qui, depuis la mort de Flaccille, lui avait tenu lien de mère. Son père, l’ayant reçu dans l’église, le présenta à saint Ambroise, qu’il pria de guider la jeunesse de ce prince, et de l’aider de ses conseils. Il le fit ensuite monter dans son char, et traversa avec lui toute la ville. Le char était orné de guirlandes de laurier. Les soldats, armés de toutes pièces, marchaient, enseignes déployées, en ordre de bataille. Lorsqu’on fut arrivé au palais, Théodose déclara qu’il nommait ce fils empereur d'Occident, et qu’il lui donnait pour son partage l’Italie, les Gaules, l’Afrique et l’Illyrie occidentale. Les Gaulles comprenons la Gaule proprement dite, l’Espagne et les îles britanniques. Il chargea Stilicon du commandement des armées et de la conduite des affaires. Il fit ensuite retirer tous les assistants; et, étant resté seul avec Honorius, Sérène et Stilicon, il parla en ces termes à ce général: «Je connais votre fidélité et votre courage. Vous avez partagé avec moi tous les périls et tous les succès de nos guerres. Je sens que je vais bientôt être séparé de vous. Prenez mes sentiments; joignez la tendresse paternelle à l’affection que vous avez toujours eue pour mes enfants. Chargez-vous pour ce jeune prince du fardeau de l’empire, en attendant qu’il soit lui-même en état de le soutenir. Laissant ce fils entre vos mains, je mourrai sans inquiétude. Il n’a rien à craindre ni du dedans ni du dehors tant que Stilicon le secondera de sa valeur et de sa prudence.» Stilicon répondit à ce discours par des protestations d’un zèle ardent et d'une fidélité inviolable.

Théodoret et Zosime supposent que Théodose alla une seconde fois à Rome quelque temps avant sa mort. Mais Claudien, auteur contemporain, qui nous a tracé une peinture très détaillée de tous les événements de ce temps-là, parle fort au long du premier voyage sans dire un mot du second, qui n’adroit pas moins prêté à sa verve et aux flatteries qu’il prodigue à Honorius. Les autres écrivains gardent le même silence sur ce fait, et les circonstances de la saison, jointes à l’état de faiblesse où se trouvait Théodose, donnent lieu de croire qu’il ne sortit pas de Milan. Il se contenta d’envoyer à Rome Stilicon pour annoncer au sénat la déclaration du prince en faveur d’Honorius. Ce général était sans doute chargé en même temps de réprimer l’idolâtrie qui avait repris vigueur sons le gouvernement d'Eugène. Mais il parait que dans l’exécution de cet ordre le zèle servit de prétexte à l’avarice. Stilicon enleva des lames d’or d’un grand poids, dont les portes du temple de Jupiter Capitolin étaient enrichies; et l’on rapporte qu’on trouva au-dessous cette inscription: On les garde pour un misérable tyran. Les malheurs qui terminèrent la vie de Stilicon ont accrédité et peut-être fait imaginer cette prophétie. Sérène ne montra pas moins d’avidité que son mari. Etant entrée dans le temple de Rhée, qu’on adroit sous le nom de mère des dieux, elle fit ôter à la statue un riche collier qu’elle mit à son cou, et chasser du temple avec outrage une ancienne vestale qui lui reprochait son impiété. Ces rapines et ces violences n’étaient conformes ni au caractère de la religion chrétienne ni à celui de Théodose. Il ne parait pas cependant qu’on en ait porté aucune plainte à l’empereur: Stilicon et Sérène étaient trop puissants, et l’idolâtrie avait entièrement perdu courage. Les députés que le sénat envoya à Théodose pour le féliciter de l’élévation de son fils le prièrent en même temps de nommer pour consuls de l’année suivante Olybrius et Probinus, quoiqu’ils fussent encore dans la première jeunesse. Ils étaient fils de Probe, cet illustre sénateur qui, sous le règne de Valentinien Ier et de ses successeurs, avait rempli les premières dignités de l’empire d’Occident. Rome chérissait cette famille, et se croyait honorée de l’éclat dont elle brillait. Théodose consentit à cette demande, et désigna consuls les deux frères; ce qui n’a voit d’exemple que dans les familles impériales. Eusèbe et Hypace, consuls en 359, étaient frères de l’impératrice Eusébie, femme de Constance.

Théodose avait rendu la paix à l’empire; mais il n’avait encore pu rétablir la concorde entre les prélats de l’église catholique, divisés au sujet des deux évêques. qui se disputaient le siège d’Antioche. Le pape Sirice et les évêques d’Occident, joints à ceux d’Egypte, étaient attachés à Evagre, successeur de Paulin, et refusaient toujours de reconnaitre Flavien. Lorsque Théodose était encore à Constantinople, il avait inutilement exhorté Flavien à faire le voyage de Rome pour justifier son élection. Ce prélat avait répondu que, s’il était accusé sur la foi ou sur les mœurs, il se soumettait volontiers au jugement des Occidentaux; mais que, si on lui disputait le titre d'évêque, il les regardait comme ses parties, et non pas comme ses juges ; qu’après tout il n’était pas besoin de procès, et qu’il était prêt à renoncer à l’épiscopat. Théodose, qui aimait Flavien et qui respectait sa vertu, n’avait pas voulu l’inquiéter davantage. Après la défaite d'Eugène, les évêques d’Occident renouvelèrent leurs instances auprès de l’empereur. Ils se plaignaient de l’opiniâtreté de Flavien, qu’ils traitaient de tyran. Quelle tyrannie voulez-vous dire? leur répliqua Théodose : je suis Flavien, parlez; je défendrai sa cause et la mienne. Il les exhorta en même temps à rendre la paix à l’Eglise, et à étouffer tontes ces semences de division. Il leur représenta que Paulin, auteur du schisme, était mort; que l’élection d’Evagre, son successeur, avait été irrégulière; que toute l’église d’Orient avait embrassé la communion de Flavien; et que, les Occidentaux n’ayant rien à censurer dans ses mœurs ni dans sa doctrine, ils dévoient, pour la légitimité de son élection, s’en rapporter à ceux qui en avoient été les témoins. Ces raisons, soutenues de l’autorité d’un prince aussi ferme qu’éclairé, ramenèrent enfin le pape et les évêques. Ils consentirent à recevoir les députés de Flavien, et s’unirent de communion avec lui. Cependant le schisme intérieur d’Antioche ne cessa que vingt ans après; et les Eustathiens, sous la conduite d’Evagre, demeurèrent séparés de Flavien et de Porphyre son successeur. Plusieurs auteurs diffèrent de quatre années cette réconciliation des évêques d’Occident avec Flavien d’Antioche. Ils en font honneur à saint Jean-Chrysostome, lorsqu’il eut été placé sur le siège de Constantinople en 398.

Il y eut cette année en diverses provinces de l’Europe, depuis le mois de septembre jusque dans le mois de novembre, de violents tremblements de terre. Il tomba des pluies continuelles; les rivières sortirent de leur lit. Après la mort de Théodose, les orateurs et les poètes, de concert avec le peuple, ne manquèrent pas de voir dans ces phénomènes la nature tremblante et éplorée de la perte qu’elle allait faire de ce grand prince.

Quoiqu’il n’eût pas encore cinquante ans, il était abattu par ses travaux continuels. Employé dès sa jeunesse dans les expéditions les plus pénibles, sous les in ordres d’un père infatigable, toujours occupé, depuis son élévation à l’empire, soit à conduire ses armées, soit à rétablir l’ordre dans l’état et dans l’Eglise, dont il avait trouvé les affaires également dérangées, il n’avait goûté de repos que pendant les deux années qu’il avait passées dans la retraite après la mort injuste de son père. Il  était déjà attaqué d’hydropisie lorsqu’ il manda son fils Honorius. L’arrivée de cet enfant chéri, et la joie qu’il eut de le mettre en possession de l’Occident, lui firent pour quelque temps oublier ses maux. Mais, se sentant affaiblir de plus en plus, il s’occupa des dispositions nécessaires pour prévenir les désordres que sa mort pourrit causer, recommanda encore ses deux fils à Stilicon : ce qui dans la suite fournit à cet ambitieux un prétexte pour prétendre que Théodose l’avait institué tuteur d’Arcadius, ainsi que d’Honorius, et qu’il avait droit d’exercer un pouvoir égal dans les deux empires. La flatterie et la haine que Rufin s’était attirée autorisèrent en Occident cette prétention qui troubla bientôt l’empire d’Orient. Il ne tient pas à Claudien qu’on ne croie encore que Théodose avant sa mort avait arrêté le mariage d’Honorius avec Marie, fille de Stilicon. Ce qu’il y a de certain, c’est que Théodose, ayant déjà mis an ordre sa succession, ne fit son testament que pour laisser un dernier témoignage de sa piété et de sa tendresse pour se sujets. Il y exhortait ses fils à servir Dieu avec zèle, leur assurant que c’était un moyen infaillible d’attirer les bénédictions du ciel sur toutes leurs entreprises. Il fit des legs en faveur des églises. Il régla deux points importants, sur lesquels il n’avait encore pu satisfaire sa bonté naturelle. Il avait de vive voix accordé le pardon à tous ceux qui avoient porté les armes contre lui ; mais l’opposition d’une personne qu’on ne nomme pas l’avait empêché d’en expédier un acte authentique. Il assura par son testament une amnistie générale. Il avait fait espérer la remise d'un impôt onéreux. Un autre de ses courtisans, car il s’en trouve toujours plus d’un qui combattent auprès des princes l’intérêt des peuples, avait jusqu’alors retardé l’effet de sa promesse : il chargea ses fils d’acquitter sa parole, et leur en laissa une loi toute dressée. Honorius la fit publier dans ses états : on ne voit pas qu’Arcadius s’en soit mis en peine; ce qui fait soupçonner que l’opposition dont on parle venait de Rufin, qui gouvernait l’empire d’Orient. Après ces dispositions, plus glorieuses encore que ses victoires, il sentit quelque soulagement. Il assista, le matin du seizième de janvier, à des jeux équestres qu’il donnait à Milan pour célébrer les heureux événements de l’année précédente. Mais après son repas le mal redoubla à un tel point, qu’il envoya son fils Arcadius présider au spectacle en sa place. Il mourut la nuit suivante, après un règne de seize ans moins deux jours. En rendant les derniers soupirs, il appelait saint Ambroise, dont les conseils avoient tant contribué à sanctifier sa vie, et à lui préparer de solides consolations dans ses derniers moments. Ce prince n’a pas besoin d’éloges ; ses grandes actions parlent assez haut pour éterniser sa gloire. Une seule serait capable d’illustrer le plus long règne. Il réprima les Goths qui ravageaient l’empire; il fit trembler les Perses, qui n’osèrent éprouver sa valeur; il dompta deux tyrans; il rendit à Valentinien l’Occident, dont il avait fait la conquête ; il imposa silence aux hérésies; il éteignit presque entièrement l’idolâtrie sans verser une goutte de sang; il fut aussi célèbre par sa pénitence que par ses vertus.

C’était alors la coutume de célébrer un service solennel pour le repos de l’âme des morts quarantième  jour après leur décès. Honorius et toute l’armée assista à cette  triste cérémonie, et saint Ambroise y prononça l’oraison funèbre. Il y présente au souverain juge les bonnes œuvres de ce prince; et, en offrant à Dieu les prières et les larmes de tout l’empire, il témoigne une sainte confiance que Théodose a déjà reçu la récompense de ses vertus. Saint Paulin, retiré depuis peu dans une solitude près de Nole, composa un panégyrique qui n’est pas venu jusqu’à nous, et dont saint Jérôme fait un grand  éloge. Le corps fut porté à Constantinople, où il n'arriva qu’au commencement de novembre. Il fut déposé dans le mausolée de Constantin. La mémoire de Théodose a toujours été en vénération dans l’Eglise. Les auteurs ecclésiastiques et les conciles même le proposent comme le modèle des princes chrétiens. On célébra dans la suite son anniversaire à Constantinople, et l’on y faisait son éloge. Nous avons encore celui que prononça saint Jean-Chrysostome le 17 de janvier de l’an 399. Ce grand empereur est honoré au nombre des saints dans le calendrier des Arméniens. Ce qui doit paraitre étonnant, c’est qu’il s’est trouvé des païens qui, plus frappés de ses vertus que soumis à ses ordres, ont fait de ce prince un objet d’idolâtrie, et l’ont mis au rang de ces mêmes dieux dont ils avoient proscrit le culte. C’est ce que témoigne une inscription païenne rapportée par Muratori.

Théodose donna à la partie du milieu de l'Egypte depuis la pointe du Delta jusqu’aux confins de la Thébaïde, le nom de son fils Arcadius. Cette grande contrée se nommait auparavant Heptanome, parce qu’elle contenait sept nomes ou provinces. Il fit le même bonheur à son autre fils, en détachant une portion de la Bithynie et de la Paphlagonie pour en composer une nouvelle province sous le nom d’Honoriade, où furent comprimes les villes de Claudiopolis, de Prusiade, d'Héraclée, de Tius, de Cratia, et d’Hadrianopolis. Dès le commencement de son règne en 381, il rétablit la ville de Rhésène. C’était une ville ancienne de l’Osroène, dont le nom arabe Rasain signifie source des eaux. On l’avait ainsi nommée parce qu’il sortit de son territoire plus de trois cents ruisseaux qui se rendaient dans le fleuve Aboras. Septime Sévère en avait fait une colonie ro­maine; et l’on voit par les souscriptions du concile de Nicée qu’elle était le siège d’un évêque. Elle était presque détruite du temps de Théodose : il la releva et lui fit porter le nom de Théodosiopolis. Il donna le même nom à la ville d’Apres en Thrace, près du fleuve de Mê­las. Les ruines de l’ancienne Babylone subsistaient encore du temps de Théodose, et l’on n’était pas réduit, comme on l’est de nos jours, à disputer sur l’emplacement de cette ville autrefois si puissante. On montrait encore la caverne où le prophète Daniel avait été exposé à la fureur des lions. Les chrétiens y avoient bâti une église; elle fut abattue par les Juifs. Théodose la répara et y établit un monastère. La Palestine fut divisée en trois provinces, dont la troisième fut nommée salutaire, ainsi qu’une partie de la Syrie, parce qu’il s’y trouvait des sources propres à la guérison de plusieurs maladies: la première Palestine était gouvernée par un consulaire, et les deux autres par des présidents.

Qu’il me soit permis de m’arrêter à cette époque fameuse de l’histoire impériale pour tracer en peu de mots l’état où se trouvaient alors les sciences, les lettres et les arts, et pour donner au moins une légère idée des mœurs et des usages de ce siècle. Toutes ces choses ont une liaison immédiate avec le gouvernement; et les variations dans l’ordre politique opèrent à la longue dans le monde spirituel et moral une révolution sen­sible.

Jamais le bon goût dans les ouvrages d’esprit ne fut plus épuré que sous le règne d’Auguste. Les sujets de ce prince étaient nés dans les derniers jours de la république. Nourris du lait de la liberté, leurs esprits en conservaient tous le ressort, et l’envie de plaire au nouveau souverain leur donnait de l’agrément et de la douceur. Le gouvernement sombre et mélancolique de Tibère et les règnes sanglants de ses successeurs altérèrent cette heureuse température. L’horreur de la tyrannie porta dans les esprits la dureté et la roideur. L’éloquence et la poésie perdirent leur beauté simple et leur facilité naturelle. Tout y fut forcé comme la haine, ou affecté comme la flatterie : il n’y eut plus de milieu entre l’extrême vigueur et la faiblesse. Sous des princes soupçonneux et malfaisants le style prit une brièveté énigmatique. Les arts, tels que la peinture, la sculpture et l’architecture, se soutinrent mieux que la poésie et l’éloquence, parce que, leur sphère étant plus bornée, ils se renferment dans leur travail, et sont moins exposés aux impressions des objets qui les environnent. Sous les règnes heureux de Trajan, d’Adrien et des Antonins, tout favorisait l’humanité; les arts furent en honneur; le bon goût dans les lettres se serait rétabli, si l’expérience ne nous faisait pas connaitre qu’à l’exception de la Grèce, son pays natal, où il n’a cessé de fleurir pendant près de mille ans, il n’a qu’une saison chez tous les autres peuples, et qu’après sa décadence il ne revient pas plus que la jeunesse dans la vie des hommes. Septime Sévère et les empereurs qui le suivirent, violons ou faibles, auteurs on victimes dé cruelles révolutions, n’étaient pas propres à ranimer les lettres et les arts, qui dégénérèrent de plus en plus. A commencer à Claude II, on vit monter successivement sur le trône une suite de souverains nés presque tous dans un climat rude et barbare, Pannoniens, Daces, Illyriens, tel qu’étroit Constantin lui-même. Ce grand prince ne paraît pas avoir senti le vrai mérite des lettres, que dans le choix qu’il fit de Lactance pour l’éducation de Crispe son fils. Julien les cultiva; il étroit capable de les relever, s’il eût vécu plus longtemps; mais il les aurait mêlées avec les visions bizarres d’une noire et chagrine superstition. Les Goths et les autres barbares qui commencèrent après lui à désoler l’empire répandirent avec eux la grossièreté et la rudesse.

Théodose dompta les barbares; il rendit l’abondance aux provinces ravagées. Mais les semences des beaux-arts, une fois arrachées, ne se réparent pas aussi aisé­ment que les fruits de la terre et les moissons. Tout était flétri et altéré dans la sphère de l’esprit. La philosophie n’était plus qu’une sorte de cabale : les nouveaux platoniciens, ennemis déclarés du christianisme, pour sauver le ridicule de l’idolâtrie, avoient introduit une métaphysique mystérieuse et chargée d’allégories. Cette réforme était l’ouvrage de Plotin, de Porphyre, d’Iamblique et de quelques autres visionnaires qui prétendaient être en commercé avec le monde des esprits. L’extravagance de ces docteurs, les vices de la plupart de leurs disciples, et leur extérieur bizarre, avoient rendu méprisable le nom même de philosophe. Théodose condamna au feu, en 388, les ouvrages de Porphyre. L’astronomie était devenue inséparable des chimères de l’astrologie judiciaire. Cependant le mu­sée d’Alexandrie formait encore des mathématiciens célèbres. On y vit paraître, sous Théodose, Pappus et Théon.

La poésie , qui, entre les mains d’Ausone, venait de jeter quelque étincelle milieu de quantité de fumée, inspira Claudien; mais, avec beaucoup de force et d’é­nergie, elle parut, dans ses écrits, affectée, monotone, voulant toujours être sublime, et n’étant le plus souvent que gigantesque. Elle donna encore quelques leçons à Avilinus, à Rutiéus, et ne se montra plus qu’en passant dans quelques épigrammes grecques. Les ouvrages bizarres de Nonnus, postérieurs à Théodose, non plus que quelques romans en vers grecs sans goût et sans génie, ne méritent pas d’être mis au nombre des productions de cet art.

Chez les Latins, l’histoire, décharnée et desséchée dans ce qu’on appelle les auteurs de l’Histoire Auguste, trouva dans Ammien Marcellin un sens droit, un es­prit libre, exact, laborieux , équitable. Elle mit en œuvre ses bonnes qualités sans lui prêter aucun agrément. On vit encore renaître une partie des anciennes grâces du style dans les écrits de Sulpice Sévère. Ce ne sont plus ensuite que des abréviateurs barbares. Je ne parle pas ici des historiens particuliers qui se sont attachés à composer l'histoire de leur nation. Grégoire de Tours mériterait quelque louange, et plus encore Sulpice Alexandre, dont Grégoire cite des passages qui le font regretter. Chez les Grecs, l’histoire s’était soutenue avec quelque honneur dans Dion Cassius et dans Dexippe. Eunape et Zosime seraient des écrivains esti­mables, s’ils eussent été plus attachés à la vérité. Depuis ces auteurs jusqu’à la fin de l’empire de Constantinople , on rencontre de temps en temps parmi les Grecs des historiens solides, judicieux, et qui ne manquent pas entièrement de politesse au milieu des siècles de la barbarie.

L’art oratoire était depuis longtemps en proie aux sophistes, qui vinrent à bout de le détruire en le rabaissant à la portée de leur génie, c’est-à-dire en le réduisant à la recherche des beautés frivoles. Pline le jeune avoir commencé: les panégyristes marchèrent sur ses traces, et copièrent du mieux qu’ils purent tous ses défauts, qui font leur mérite. Libanius eut une réputation qui se soutint mal dans ses ouvrages. Son plus grand honneur est d’avoir formé saint Jean-Chrysostôme. Thémistius ne fut pas assez fort pour arrêter l’éloquence sur le penchant de sa ruine. Saint Jérôme, saint Ambroise, saint Augustin, le prêtre Salvien, avoient un grand fonds de génie. L’élévation de leurs sentiments et la dignité des matières qu’ils traitent, couvrent les imperfections de leur style. Mais l’éloquence parut encore avec tout son éclat dans les écrits immortels de saint Grégoire de Nazianze, de saint Basile, de saint Grégoire de Nysse; et saint Chrysostôme est digne de fermer cette brillante suite d’orateurs grecs que Démosthène avait commencée. Après la production de ce génie fécond et sublime, l'éloquence resta épuisée, et ne poussa plus que par intervalles de faibles rejetons.

Le goût de l’érudition ne se perdit pas sitôt. Macrobe, habile littérateur, Servius, Charisius, grammairiens du premier ordre, vivaient sous Théodose le jeune. Pour connaitre l’antiquité, il n’est pas besoin d’en avoir le génie. On peut encore raisonner avec intelligence sur les beaux ouvrages longtemps après qu’on a cessé d’être capable d’en produire: car je ne mets pas au rang des bons écrivains Cassiodore et Sidonius Apollinaris; les choses rares et précieuses que leurs écrits renferment sont enveloppées de la rouille de leur siècle. Boèce s’éleva au-dessus de la grossièreté du sien; et Martianus Capella semble avoir au contraire recherché comme une parure toute la barbarie de ses contemporains.

Pour ce qui regarde les arts dont le dessin fait le fondement, on peut juger de l’état auquel ils étaient réduits, à la fin du quatrième siècle, par les médailles qui nous en restent, et par les morceaux de sculpture et d’architecture dont il subsiste encore quelques débris; on y voit la même décadence que dans les lettres.

Passons aux mœurs et aux usages. Ce que j’en dirai ici est en grande partie extrait d’une dissertation de dom Bernard de Montfaucon, insérée dans les mémoires de l’académie royale des inscriptions et belles-lettres. L’auteur a tiré des écrits de saint Jean Chrysostôme toutes les observations qu’il fait à ce sujet. Depuis Constantin, l’habillement des empereurs d’Orient dans les jours de solennité était de la plus grande magnificence. Ils portaient le diadème ou la couronne semée de pierres précieuses ; ils étaient vêtus d’une tunique de pourpre sur une robe de soie brochée d’or et relevée en broderie. Leur trône était d’or massif. L’or brillait sur les armes et sur les habits de leurs gardes et de leurs officiers, sur leur char, sur les harnois de leurs mulets. On en choisissait deux d’une blancheur éclatante pour tirer leur char. Les consuls et les grands seigneurs a voient aussi des chars attelés de mules blanches, dont la tête était couverte d’or ou d’argent. Le préfet du prétoire était distingué des magistrats inférieurs par sa ceinture, par ses gardes, par la splendeur de son char, et par la voix du héraut qui marchait devant lui, et qui portait son épée. L’opulence seule réglait le nombre des eunuques et des autres domestiques: quelques-uns en avoient jusqu’à deux mille, la plupart barbares, qui portaient des colliers et des bracelets en or. Ce n’était pas seulement dans les palais des princes, c’était encore dans les maisons des riches particuliers qu’on voyait des salles de bains avec tout leur accompagnement, des portiques, de longs promenoirs, de vastes jardins, des aqueducs. La richesse y était prodiguée, souvent même aux dépens du bon goût; ce n’était que lambris dorés, portes d’ivoire, murailles incrustées de marbre, couvertes de lames d’or, ornées de colonnes, de peintures, et de statues; parquets de mosaïque enrichis de pierres précieu­ses. L’or, l’argent, l’ivoire, faisaient la matière des lits, des chaises, des meubles et des vases les plus vils. Les tables, échancrées en forme de croissant, étaient bordées d’argent. Les convives étaient couchés sur des lits du côté de la partie convexe: dans le centre du croissant, par où se faisait le service, était placé un grand flacon d’or du poids de plus de soixante livres, qui contenait le vin: on le transvasait dans des urnes d’or plus légères pour verser à boire. Le vin le plus estimé étroit celui de l’île de Thase. On n’admettait au service de la table que de jeunes valets beaux et bien faits, aussi richement vêtus que leur maître. Les repas étaient accompagnés de concerts de musique, et la salle parfumée des plus précieux aromates de l’Inde et de l’Arabie. Un grand nombre de parasites égayaient le festin, et payaient de bons mots et de flatteries. Ces bouffons formaient le cortège ordinaire des hommes riches, qui ne sortaient guère de leurs maisons sans être suivis d’une foule de clients, et précédés de valets portant des baguettes pour écarter le peuple. La parure des femmes était chargée d’ornements. Elles avaient le dessus des mains couvert de lames d'or. Le fard était d’un usage commun. Outre les pendants d’oreilles, leur visage était environné de pierreries. Elles s’efforçaient d’attirer les regards par la pompe de leur équipage, et par une suite nombreuse d’eunuques et de filles de service. Dans les rues de Constantinople, il eût été honteux à une femme de condition libre de n’avoir à sa suite que deux domestiques. Rien n’égalait le luxe des femmes, si ce n’était celui des jeunes gens de qualité.

La sévérité épiscopale tonnait en vain contre les spectacles. Ces jeux devenaient souvent funestes, et le Cirque était ensanglanté par la chute des cochers, qui dans l’ardeur de la course braisaient leurs chars, et perdaient la vie sur l’arène. Des accidents si cruels ne ralentissaient pas la passion du peuple pour ces divertissements, et les plus sages empereurs en partageaient le plaisir pour paraître populaires. Les combats des jeux olympiques s’étaient établis dans tout l’Orient. On n’y admettait que des contendants de condition libre; et quiconque était soupçonné de crime on de mauvaises mœurs ne pouvait y disputer les prix. Les places du spectacle se trouvaient remplies dès le milieu de la nuit précédente; et la patience des spectateurs était encore plus étonnante que la force et l’agilité des combattants. La religion chrétienne n’a voit pas corrigé la licence du théâtre : tout y respirait encore la débauche et le libertinage. Les funam­bules et les saltimbanques modernes n'ont point enchéri sur ce qu’on raconte de l’adresse et de la témérité de ceux de ce temps-là.

Toute espèce de sortilège était pour lors en grand crédit. On prétendait guérir les maladies, et se garantir de tout accident par des enchantements, par des ligatures, par de certains vers qu’on récitait, par des médailles d’Alexandre le grand qu’on s’attachait à la tête ou aux pieds. Les femmes usaient d’une infinité de superstitions à la naissance des enfants pour leur procurer une vie longue et heureuse. Tout était plein de faiseurs de miracles, qui trompaient le peuple par leurs prestiges.

Dans les procès criminels, la salle où les juges s’assemblaient était séparée du reste de l’audience par un grand-voile. C’était derrière ce voile qu’on entendit les avocats, qu'on interrogeait les accusés et les témoins, qu’on allait aux opinions. Ensuite, pour prononcer la sentence, le juge sortit en public et montait sur le tribunal. Celui qui était condamné à mort était conduit à pied au travers du marché, une corde passée dans la bouche, pour l’empêcher de parler. Dans la cérémonie des noces, après le repas, les conviés, ivres la plupart, menaient an travers de la ville la nouvelle mariée, en chantant des airs lascifs. Les derniers empereurs avoient pris grand soin de la sûreté des voyageurs. De distance en distance on rencontrait sur les chemins publics deux sortes de gîtes. Les uns, nommés mutationes, n’étaient proprement que des écuries, où l’on trouvait des relais de mulets et de chevaux; les autres, appelés mansiones, étaient des hôtelleries où l’on pouvait s’arrêter et passer la nuit. La province entretenait ces édifices à ses frais, ou fournissait gratis les voitures et les bêtes de trait, de somme et de monture, à ceux qui voyageaient avec un brevet du prince. Les chemins étaient gardés par des d’archers. Enfin, de mille en mille pas, on construisit des corps-de-garde, où l’on faisait sentinelle nuit et jour. Les funérailles avoient conservé beaucoup de traces d’antiquité. Dès qu’une personne avoir rendu les derniers soupirs, les plus proches païens lui fermaient les yeux et la bouche. On brûlot rarement les morts; le christianisme avoir presque aboli cet usage: on les’ enterrait hors des villes. Les corps des personnes riches étaient enveloppés d’étoffes de soie, et portés sur des lits dorés. Leurs domestiques les suivaient revêtus d’un sac; les chevaux, couverts de même, accompagnaient la pompe funèbre. On employait encore des pleureuses à gages, qui jouaient le rôle de la plus vive douleur.

On croit que les vitres ne fifrent inventées que vers le temps de Théodose. Le verre était connu depuis bien des siècles; on l’employait à une infinité d’usages; mais, quoique rien ne paroisse plus facile à imaginer que de s’en servir pour faire passer la lumière dans les maisons sans les exposer aux injures de l’air, on ne s’en était pas encore avisé. On ne fermait jusqu’alors les fenêtres que de toile, de parchemin, ou de pierres transparentes coupées en lames déliées, telles que le talc, bien plus rare que le verre et plus difficile à employer. Les chevaux, jusqu’à ce temps, n’avoient été couverts que d’une simple housse; on commença à faire usage des selles: on en voit pour la première fois sur la colonne de Théodose à Constantinople; mais on n’y voit point encore d’étriers; Plusieurs auteurs prétendent même que ceux-ci ne furent connus que six ou sept cents ans après Théodose. Il est cependant probable que cette dernière invention n’a pas suivi l’autre de bien loin. En effet, il y grande apparence que ce sont les étriers que saint Jérôme désigne, dans une de ses lettres, sous le nom de bistapîa ; et l’empereur Maurice, qui vivait à la fin du sixième siècle, les énonce assez clairement dans sa Tactique. Il est certain que, dans les temps dont nous faisons l’histoire, on n’avait aucune idée des moulins qui sont mis en mouvement par le vent ou par l’eau, ni des horloges à ressorts : ces inventions si utiles et si ingénieuses étaient réservées pour honorer le siècle de la plus profonde ignorance.