HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
LIBRAIRIE FRANÇAISE |
FRENCH DOOR |
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
LIVRE VINGT-QUATRIÈME.
SUITE DES RÈGNES
DE VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.
Timase et
Promote, qui venaient de servir l’état avec zèle dans la guerre contre Maxime,
en furent récompensés par le consulat de l’année suivante. Les dépenses qu’avoi
entraînées une expédition si importante ne rendirent pas Théodose moins
scrupuleux sur les moyens d’acquérir. Il savait que la fraude déshonore les
particuliers, et que le simple soupçon d’intérêt suffit pour avilir la majesté
souveraine. En conséquence de ce principe, il abandonna un droit légitime, qui
pouvait quelquefois devenir suspect. Il publia , le 23 de janvier, une loi par
laquelle, permettant à ses sujets de profiter des codicilles et des
fidéicommis, il y renonçait pour lui et pour sa famille, et déclarait que tout
ce qui lui serait légué de cette sorte demeurerait aux enfants du défunt ou à
ses autres héritiers. Il acceptait cependant les donations qui lui seraient
faites par des testaments revêtus de leur forme ; mais il rejetait toute
distinction, tout privilège qui s’écarterait du droit commun. Par cette
générosité, il donnait aux particuliers un exemple que les princes mêmes ses
successeurs n’ont pas suivi. Justinien n’a pas inséré cette loi dans son code.
Après avoir fait rentrer l’Occident sous l’obéissance de
son prince légitime, Théodose partit de Milan pour aller à Rome. La longue
absence des empereurs, et les troubles des dernières années avoient introduit
dans cette dernière ville un grand nombre de désordres. L’idolâtrie, malgré les
atteintes qu’elle avait reçues, s’y maintenait avec plus de fierté que dans le
reste de l’empire. Théodose, touché de ses maux, voulut y remédier en personne.
Accompagné de Valentinien et de son fils Honorius, qui n’avait pas encore cinq
ans accomplis, et qu’il avait fait venir de Constantinople après la mort de
Maxime, il entra dans Rome le treizième de juin, et cette entrée fut un
magnifique triomphe. On portait devant son char les représentations des
batailles gagnées et des villes reprises sur les rebelles. Mais rien n’attirait
les regards autant que Théodose lui-même, qui, renonçant à sa propre grandeur,
voulut faire à pied une partie du chemin, se laissant librement aborder,
s’entretenant avec les citoyens, partageant leur joie, écoutant avec gaîté ces
chansons folâtres et satiriques dont la liberté romaine avait conservé l’usage
dans les triomphes. Il alla d’abord au sénat, et présenta aux sénateurs
assemblés son fils Honorius. De là il se rendit à la grande place, où il se
montra sur la tribune aux harangues, et fit des largesses au peuple. Les jours
suivants il prit plaisir à se promener dans la ville sans gardes et sans autre
escorte que la foule dont il était environné, visitant les ouvrages publics,
entrant dans les maisons des particuliers, avec lesquels il conversait
familièrement. Il lui fallut entendre dans le sénat son propre panégyrique,
prononcé par Latinus Pacatus Drepanius,
le plus fameux orateur de ce temps-là. C’était un Gaulois de la ville d’Agen;
car depuis longtemps l’éloquence semblait s’être retirée dans la Gaule, et
surtout dans l’Aquitaine, où, perdant l’ancienne majesté romaine, elle avait
pris le ton de saillie et cette délicatesse affectée qui dégénère en
sécheresse, et ramène enfin la barbarie. On vit quelques jours après arriver à
Rome des ambassadeurs perses, qui venaient de la part de Sapor ni offrir des
présents à l’empereur et renouveler le traité d’alliance.
Il s’appliqua ensuite à corriger les désordres.
L’histoire en cite deux, dont on ne trouverait point d’exemples dans les
nations les moins policées. On avait bâti depuis longtemps de vastes édifices,
où l’on faisait le pain qu’on distribuait au peuple. Ce travail était attaché à
certaines familles à titre de servitude. C’était aussi la punition des moindres
crimes que d’être condamné à tourner la meule; car alors on écrasait encore le
grain à force de bras. Comme le nombre des travailleurs diminuait tous les
jours, les entrepreneurs, pour y suppléer, eurent recours à un expédient
criminel et barbare. Ils établirent à côté de leurs boulangeries des cabarets
où des femmes perdues attiraient les passants. On y avait ménagé des trappes
qui communiquaient à de profonds souterrains, où les moulins étaient placés.
Les malheureux qui s’engageaient dans ces lieux de débauche, tombant dans ces
cachots ténébreux, y étaient détenus et condamnés à tourner la meule toute leur
vie, sans espérance de revoir le jour. Cette cruelle supercherie, ignorée de
tout autre que de ceux qui la pratiquaient, s’exerçait depuis plusieurs aimées,
et quantité de personnes, surtout d’étrangers, avoient ainsi disparu. Enfin un
soldat de Théodose, ayant donné dans ce piège, et se voyant environné de ces
spectres hideux, se jeta sur eux le poignard à la main, en tua plusieurs, et
força les autres à le laisser sortir. L’empereur, en étant informé, punit
sévèrement les entrepreneurs, détruisit ces repaires de brigands; et afin de ne
pas laisser manquer le service du peuple, il fit un règlement pour y attacher
un nombre suffisant de travailleurs. L’autre désordre était un scandale public.
Lorsqu’une femme était convaincue d’adultère, on lui imposait pour châtiment la
nécessité de multiplier ses crimes. Renfermée dans une cabane destinée à la
débauche, elle était obligée de se prostituer à tous venants, et de sonner une
cloche toutes les fois qu’elle recevait un nouvel hôte, afin que le voisinage
fût averti de ses horreurs. L’empereur abolit cette détestable coutume, fit
abattre ces cabanes, et condamna les femmes adultères à de rigoureuses
punitions.
Il ne montra pas moins de zèle à réprimer les
abominations des manichéens. Il les chassa de Rome, et les déclara incapables
de tester ni de recevoir par testament, comme étant exclus du commerce des
hommes. Il ordonna qu’après leur mort leurs biens seraient saisis et distribués
au peuple. Le pape Sirice joignit à cette sévérité du prince les rigueurs de la
discipline ecclésiastique. Comme plusieurs d’entre eux, pour se déguiser, se mêlaient
parmi les catholiques, il défendit de recevoir à la communion aucun de ceux qui
auraient jamais été infectés de cette hérésie ; mais, s’ils étaient
véritablement convertis, il commanda de les renfermer dans des monastères, pour
y faire une rude pénitence, et de ne leur accorder l’eucharistie qu’à la mort.
Théodose fut plus indulgent à l’égard des novatiens et des donatistes, qui
continuèrent d’avoir leurs évêques. Il ne fit aucune grâce aux magiciens; il
voulut qu’on les déférât aux tribunaux dès qu’on en aurait connaissance. Mais
comme ces malheureux fanatiques étaient censés proscrits, et que chacun se croyait
en droit de les tuer d’autorité privée, l’empereur le défendit sous peine de
mort. Il semble qu’il ait ignoré la véritable raison qui rend ces homicides
criminels. Celle qu’il apporte, c’est qu’il craint que leurs complices ne
prennent ce moyen de se soustraire eux-mêmes à la justice, ou qu’on n’abuse de ce
prétexte pour satisfaire des inimitiés particulières.
Le sénat n’a voit pas moins besoin de réforme que le
peuple; les richesses y avoient usurpé le rang au-dessus des dignités. Sans
égard au grade supérieur que donnaient les magistratures, c’étaient les plus opulents
qui opinaient les premiers. Cet avantage les rendant redoutables, ils captivaient
les avis; en sorte qu’on n’osait, les contredire, et que la fortune, faisant
taire la prudence, décidait dans tous les conseils. Théodose rappela l’ancien
usage qui réglait l’ordre des avis sur celui des dignités. Il voulut même
rétablir la censure, depuis longtemps abolie. Cette magistrature semblait
nécessaire pour resserrer la discipline qui se relâchait de jour en jour dans
toutes les parties de l’état. Cependant Symmaque s’y opposa. Entre les raisons
qu’il pouvait apporter, nous savons seulement qu’il allégua que, dans des temps
où la cabale emportait presque toutes les charges, c’était ouvrir aux hommes puissants
une porte à la tyrannie. Le sénat fut de son avis, et Théodose se désista de
son dessein. Il fut plus heureux dans la réforme d’un abus qu’avait introduit
la mollesse. Dès avant l’établissement des empereurs, le barreau était fermé
pendant une grande partie de l’année. Auguste et ses successeurs avoient été de
temps en temps obligés de retrancher des fêtes et des jeux publics pour laisser
un cours plus libre aux affaires. Marc Aurèle avait fixé dans l’année deux cent
trente jours pour l’exercice de la justice. C’était plus qu’il n’y en avait
jamais eu depuis les temps de l’ancienne république. Ce nombre se trouvait fort
diminué sous Théodose; et il était à craindre que la paresse, qui trouve
aisément des prétextes, souvent même religieux, pour se dispenser du travail,
ne le diminuât de plus en plus. Pour y remédier, l’empereur fit une loi selon
laquelle le barreau devait être ouvert tous les jours, excepté dans les temps
qu’elle marquait expressément; c’était trente jours dans la saison de la
moisson; autant dans celle des vendanges; le premier et le dernier jour de
chaque année; le troisième de janvier, qui, selon une ancienne coutume, était
consacré à des vœux pour le salut des empereurs; le 21 d’avril et le 11 de mai,
jours de la fondation de Rome et de Constantinople; la quinzaine de Pâques,
tous les dimanches de l’année, et l’anniversaire de la naissance et de l’avènement
au trône des empereurs actuellement régnants. C’étaient là les seules vacations
du barreau. Ainsi il restait deux cent quarante jours employés sans exception
aux actes judiciaires. On voit que ni la fête de Noël, ni celle de l’Epiphanie,
ni la Pentecôte, n’étaient même exceptées , quoiqu'elles fussent dès lors au
nombre des fêtes les plus solennelles des chrétiens.
Mais Théodose méditait depuis longtemps une entreprise
bien plus importante et plus difficile. C’était la destruction de l’idolâtrie.
Il était réservé à ce prince et a ses enfants de consommer ce grand ouvrage, et
d’accomplir dans toute l’étendue de l’empire ces oracles fameux qui tant de
siècles auparavant a voient annoncé la chute des idoles. Rome était déjà
remplie de chrétiens; ils composaient la plus grande partie du peuple, et même
du sénat. Mais les sacrifices abolis dans plusieurs provinces étaient
jusqu’alors maintenus dans Rome. Symmaque les soutenait encore par son
éloquence, par son crédit, par une réputation éclatante de probité et de vertu.
Albin, préfet de Rome, qui avait succédé dans cette charge à l’historien Aurelius
Victor, avait aussi une grande autorité; et quoiqu’il eut deux filles, Læta et Albine, qui sont devenues célèbres dans l’Eglise
par leur piété, il était considéré comme un des principaux chefs de la religion
païenne. La superbe architecture des temples, la richesse de leurs ornements,
la beauté des statues des divinités, sorties de la main des plus célèbres
ouvriers de l’ancienne Grèce, en un mot, tout le brillant appareil de la
superstition, attachaient le peuple, dont l’esprit se laisse aisément séduire
par les yeux. On préférait à une religion sérieuse et toute spirituelle un
culte qui respirait la joie et les plaisirs. Les fêtes introduisaient les divertissements,
souvent même les dissolutions; les cérémonies les plus augustes étaient égayées
de danses, de festins et de spectacles.
Théodose assembla le sénat. Il exposa en peu de mots la
folie du paganisme. Il exhorta les sénateurs à embrasser une religion
sainte, émanée de Dieu même, dont les dogmes étaient autorisés par tant de
miracles, et dont la morale pure, simple et sublime, élevait sans recherche et
sans étude les derniers des hommes au-dessus des plus grands philosophes,
supérieurs eux-mêmes aux dieux qu’ils adoraient. Il permit ensuite de
parler, et il écouta les raisons de ceux qui défendaient la cause du paganisme.
Ce qu’ils disaient de plus fort se réduisit à ceci: Que le culte qu’on voulait
proscrire était aussi ancien que Rome ; que leur ville subsistait avec gloire
depuis près de douze cents ans sous la protection de leurs dieux ; qu’il y aurait
de l’imprudence à les abandonner pour adopter une religion nouvelle, dont les
effets seraient peut-être moins heureux. Théodose, les voyant obstinés,
leur déclara que, Valentinien, aussi-bien que lui, ne regardant qu’avec
horreur le culte impie dont ils étaient entêtés, on ne devait plus s’attendre à
tirer du trésor public les frais nécessaires pour les sacrifices; que
d’ailleurs ce fardeau devenait insupportable à l'état, qui, étant environné de
barbares, avait plus besoin de soldats que de victimes. Après ces paroles
il les congédia.
Comme, selon les maximes romaines, c’était le trésor
public qui devait fournir aux dépenses de la religion , les sacrifices
cessèrent dès que le trésor fut ferme. Les temples furent abandonnés. Une
grande partie de leurs ornements furent transportés dans les églises
chrétiennes. Les fêtes des dieux tombèrent dans l’oubli, et les sacerdoces dans
le mépris. On permit au peuple d’abattre les objets de la vénération païenne;
car, selon saint Augustin, les chrétiens ne les détruisaient qu’avec la
permission du prince. Nous songeons, dit-il, à briser les idoles dans le
cœur des païens avant que de les renverser de leurs autels. Mais l’empereur
réserva pour l’ornement de la ville, et fit placer en différents lieux, les
statues faites par d’excellents artistes. Dans cette proscription de l’idolâtrie,
il y eut peu d’opiniâtres. Les grands et les petits coudoient en foule à
l’église de Latran pour y recevoir le baptême. Plusieurs sénateurs reconnurent
leur aveuglement. L’empereur n’employa jamais les supplices; il n’exclut pas
même les païens des dignités; et la différence de religion n’effaçait pas dans
son esprit le mérite des talents ni des services. L’idolâtrie, terrassée dans
Rome par Théodose, affaiblie encore dans la suite par son fils Honorius, ne fut
cependant tout-à-fait étouffée qu’en 451 par l’édit de Valentinien III et de Marcien.
Alexandrie était dans l’empire le second rempart où
l’idolâtrie continuait à se défendre. La superstition égyptienne, la plus
ancienne de toutes et la plus chargée des chimères que l’esprit humain sait
produire, y dominait encore malgré les efforts de tant de saints évêques. Cynégius, qui avait été envoyé en Egypte cinq ans
auparavant, n’avait osé entreprendre de détruire le paganisme dans une ville
fanatique et séditieuse. Mais la découverte d’une horrible imposture, toute
semblable à celle qui, du temps de Tibère, avait excité une indignation générale,
aida beaucoup à décréditer les idoles. Un prêtre de Saturne, nommé Tyran, abusait
des femmes les plus qualifiées de la ville en persuadant à leurs maris que le
dieu exigeait qu’elles passassent la nuit dans son temple. Les maris s’estimaient
honorés de la préférence ; ils paraient eux-mêmes leurs épouses, et les conduisaient
au rendez-vous. La nuit venue, le prêtre, caché dans la statue du dieu, faisait
parler l’idole; éteignait les lampes au moyen de certaines cordes disposées à
ce dessein, et contentait ses désirs impurs. Une femme moins crédule que les
autres le reconnut à sa voix. Elle en avertit son mari. Le fourbe, appliqué à
la question, avoua ses crimes; il fut puni : mais la honte de son impiété
rejaillit sur tous les païens d’Alexandrie.
L’évêque Théophile acheva de les couvrir de confusion. Ce
prélat était depuis quatre ans assis sur le siège de cette capitale de
l’Egypte. C’était un homme de beaucoup d’esprit et de savoir; hardi dans ses
entreprises, constant et intrépide dans l’exécution. Il y avait dans la ville
un ancien temple de Bacchus, dont il ne restait rien de solide que les
murailles. Constance l’avait autrefois donné à ces faux évêques qu’il envoyait
pour prendre la place d’Athanase. Théophile le demanda à l’empereur pour ouvrir
une nouvelle église au peuple catholique, dont le nombre croissait tous
les jours. Pendant qu’on travaillait à la réparation de cet édifice, on
découvrit des souterrains plus propres à receler des crimes qu’à servir à des
cérémonies de religion. C’était le dépôt des mystères secrets. On y trouva un
grand nombre de figures bizarres, ridicules, infâmes, que la superstition
dissolue avait autrefois exposées à la vénération des peuples, mais qu’elle cachot
avec soin depuis que le christianisme avait ouvert les yeux aux hommes.
Théophile, plus ardent que circonspect, affecta de les produire au grand jour,
et de les faire promener dans la ville pour décrier l’idolâtrie.
Les païens, irrités qu’on dévoilât leurs honteux mystères,
entrèrent en fureur. Ils s’animèrent à la vengeance; et, s attroupant dans tous
les quartiers de la ville, ils se jetèrent à main armée sur les chrétiens. C’était
à chaque instant des combats; le sang ruisselait dans toutes les rues. Les
chrétiens étaient supérieurs pour le nombre et la qualité des personnes; mais
leur religion, ennemie de la violence et du carnage, leur inspirait la
modération. Les païens avoient fait du temple de Sérapis leur fort et leur
citadelle. De là sortant avec rage, ils blessaient ou tutoient les uns; ils entraînaient
les autres avec eux, et les forçaient à sacrifier. Ceux qui refusaient étaient
mis à mort par les plus cruels tourments: on les attachait en croix; on leur brisait
les jambes , on les précipitait dans les fosses construites autrefois pour
recevoir le sang des victimes et les autres immondices du temple. L’Eglise
honore entre ses martyrs ceux qui dans cette occasion préférèrent la mort à
l’apostasie.
Les séditieux, devenus plus hardis à force d’attentats et
de meurtres, songèrent à se donner un chef. Entre les prêtres de Sérapis était
un imposteur nommé Olympe. Il était venu de Cilicie pour se consacrer au culte
de ce dieu. Un extérieur de philosophe, une grande taille, un air imposant,
joint à un esprit pénétrant, avisé, insinuant, et à un caractère affable et
officieux à l’égard de ceux de sa religion, le faisaient regarder dans
Alexandrie comme le héros du parti. Il avait cette éloquence ardente et emphatique
qui sait enivrer le peuple et allumer dans les cœurs le feu du fanatisme. Il prenait
le ton de prophète; et, se disant inspiré de Sérapis, il avait prédit à ses
plus intimes confidents que ce dieu alloti bientôt quitter son temple. Dans le
temps que Cynégius renversait les idoles en diverses
provinces de l’Orient, et que les païens consternés semblaient douter de la
puissance de leurs dieux, il les affermissait dans leur religion en leur
représentant que ces statues n’étaient qu’une matière corruptible; mais que
les intelligences éternelles qui les avoient habitées s’étaient retirées dans
les cieux. Ce fut cet enthousiaste que les rebelles mirent à leur tête pour
les commander dans les attaques, et pour régler la défense, si on entreprenait
de les forcer.
En effet, Evagre, préfet d’Egypte, et Romain, qui commandait
les troupes de la province avec la qualité de comte, voyant que cette sédition
n’était pas une de ces émeutes passagères si fréquentes dans Alexandrie, mais
que l’acharnement et la fureur croissaient de jour en jour, crurent qu’il était
temps d’employer leur autorité. Ils se présentèrent aux portes du temple de
Sérapis; et, s’adressant aux séditieux, qui se montraient aux fenêtres et sur
le haut des toits, ils leur demandèrent comment ils étaient assez hardis pour
prendre les firmes, et assez barbare pour égorger leurs concitoyens sur les
autels de leurs dieux. On ne leur répondit que par des cris confus. En vain ils
leur remontrèrent que leur attentat était un crime d’état; qu’un brigandage si
atroce alloti armer contre eux toute la puissance de l’empire et toute la
rigueur des lois : ils ne furent pas écoutés, et ils se retirèrent, persuadés
qu’on ne pouvait réduire que par la force des esprits si opiniâtres. Mais,
comme ils craignaient qu’il n’en coûtât beaucoup de sang, ils en écrivirent à
l’empereur et attendirent ses ordres. Cependant la fureur des séditieux s’embrasait
de plus en plus par la vue de leurs crimes passés et par les discours d’Olympe. Après avoir immolé les impies; leur disait-il, vous devez, s’il en
est besoin, vous sacrifier vous-mêmes. En mourant pour la défense de vos dieux,
vous vous rendrez immortels comme eux.
Cet imposteur inspirait aux autres plus de courage et de
résolution qu’il n’en avait lui-même. Lorsqu’il sut que les ordres de
l’empereur aloient arriver, il sortit secrètement du temple pendant la nuit,
et, s’étant jeté dans un vaisseau, il passa en Italie, où il demeura caché.
Pour justifier sa fuite,, il racontait qu’étant celte nuit-là dans le temple de
Sérapis dont ils portes étaient fermées, pendant que tous ses compagnons étaient
endormis il avait entendu une voix qui chantait alléluia, et qu’il avait jugé
que les ordres de l’empereur aloient donner l’avantage aux chrétiens. Le jour
étant venu, les courriers arrivèrent; et les païens, ayant quitté les armes,
comme s’ils eussent espéré que le rescrit de Théodose leur serait favorable,
vinrent se rendre dans la place devant le temple pour en entendre la lecture. A
peine eut-on lu les premiers mots, où l’empereur marquait
l’horreur qu’il avait du paganisme, que les chrétiens poussèrent un cri de
joie, et que les païens, glacés de frayeur, oublièrent leur fureur passée et
leur Sérapis, et ne songèrent plus qu’à cacher leur honte. Quelques-uns se
confondirent dans la foule des chrétiens; d’autres se dispersèrent dans la
ville et dans les campagnes, où ils cherchèrent les retraites les plus
secrètes. Chacun d’eux ne voyait plus que la punition qu’il avait méritée.
Plusieurs abandonnèrent l’Egypte. Deux pontifes, Hellade et Ammone,
se réfugièrent à Constantinople, où, n’étant pas connus, ils ouvrirent une
école de grammaire. Ammone avait été prêtre d’un
singe adoré comme divinité par les Egyptiens. Hellade avait fait la fonction de
prêtre de Jupiter : il continua toute sa vie à gémir sur le désastre de
l’idolâtrie ; et il se vantait à ses amis d’avoir tué de sa main neuf chrétiens
dans la sédition d’Alexandrie.
L’empereur, dans sa lettre, relevait le bonheur des
chrétiens qui, par ce massacre impie, avoient reçu la couronne du martyre. Il déclarait
que ce serait déshonorer ces glorieuses victimes que de venger leur mort :
qu’il ne prétendit pas mêler avec leur sang celui de leurs meurtriers : qu’il pardonnait
aux païens pour leur apprendre quelle était la douceur de ceux qu’ils égorgeaient,
et pour les porter à embrasser une religion à laquelle ils seraient redevables
de la vie. Mais il ordonnait de détruire tous les temples d’Alexandrie, source
malheureuse de forfaits et de séditions. Il commettait Théophile à l’exécution
de cet ordre, et chargeait le préfet et le comte de soutenir l’évêque. Il
faisait présent à l’église de tous les ornements et de toutes les statues des
temples, dont le prix devait être employé au soulagement des pauvres.
Théophile, armé de ce rescrit, commença par le temple de Sérapis.
Ce dieu était le plus révéré de tous ceux qu’adorait Alexandrie. Dès la
fondation de cette ville, ce cuite y avait passé de Memphis, où il était établi
de toute antiquité. Sérapis était le souverain des enfers, que les Grecs,
disciples de l’idolâtrie égyptienne, reconnaissaient sous le nom de Pluton.
Dans la suite des temps, il avait été décoré des attributs de presque toutes
les divinités. Jupiter, Neptune, le Soleil, le dieu du Nil, Esculape, étaient
confondus avec lui; tout le ciel semblait réuni dans sa personne, selon la
superstition des Egyptiens. Quelques chrétiens se sont imaginé que c’était,
dans l’origine, le patriarche Joseph qui, ayant comblé l’Egypte de biens
pendant sa vie, serait devenu après sa moi t l’objet d'une vénération
sacrilège. Mais cette opinion est mal fondée. Jamais les anciens Egyptiens
n’ont mis les hommes au nombre des dieux. La statue était d’une grandeur
démesurée; elle atteignit-t de ses deux bras les deux murs opposés du temple.
Sur sa tête s’élevait un casque antique, que sa forme n fait prendre tantôt
pour un boisseau , tantôt pour une corbeille. A côté du dieu paraissait le
chien Cerbère, dont les trois têtes étaient entortillées des replis d’un énorme
serpent qui posait sa tête sur la main droite du dieu. Ce n’était pas cette
statue qui, sous le règne du premier des Ptolémées, avait été apportée de
Sinope; elle était plus ancienne, et peut-être avait-elle été transportée de
Memphis à Alexandrie, lorsque cette dernière ville fut bâtie. Saint Clément dit
que Sésostris l’avait fait faire de toute sorte de métaux; qu’il entrait aussi
dans sa composition des pierres et du bois, et que de ce mélange résultait une
couleur bleue. II en nomme l’ouvrier Bryaxis, qu’il
ne faut pas confondre avec le sculpteur athénien, beaucoup plus moderne, qui
travailla au fameux tombeau de Mausole. Le temple était d’une structure encore
plus admirable que la statue. C’était un ouvrage d’Alexandre, ou, selon
d’autres , de Ptolémée, fils de Lagus. Il était bâti
sur un tertre fait de main d’homme, dans le quartier d’Alexandrie nommé Rhacotis. On y montoir par plus de cent degrés. Ce tertre était
soutenu sur des voûtes partagées en plusieurs berceaux qui communiquaient
ensemble, et servaient à des mystères d’horreur, dont l’idolâtrie cachot
l’infamie ou la cruauté. La plateforme était bordée de divers édifices destinés
au logement et aux différents usages des gardiens du temple, et d’un grand
nombre de fanatiques qui faisaient une profession extérieure de chasteté. On y voyait
aussi cette célèbre bibliothèque, rétablie depuis que l’ancienne avait été
brûlée du temps de Jule César et qui subsista jusqu’à l’invasion des Sarrasins.
Après- avoir traversé cette enceinte, on trouvait un vaste portique qui régnait
autour d’une place carrée, au milieu de laquelle s’élevait le bâtiment du
temple, soutenu sur des colonnes du marbre le plus précieux. Il était spacieux
et magnifique. Les murailles étaient revêtues en dedans de lames d’or, d’argent
et de cuivre, placées les unes sur les autres, en sorte que le métal le plus
riche était au-dessous. On découvrit apparemment tantôt celles d’argent, tantôt
celles d’or, selon les diverses solennités. Ammien Marcellin ne trouve dans
l’univers que le temple de Jupiter Capitolin qui pût égaler en splendeur et en
majesté ce superbe édifice.
La fourberie des prêtres contribuait à le rendre célèbre
par de faux miracles propres à surprendre la crédulité du vulgaire. La statue
de Sérapis étant placée à l’occident, on avait pratiqué dans le mur oriental
une ouverture étroite et imperceptible, par laquelle le soleil, dans un certain
jour de l’année, dardait à une certaine heure ses rayons sur la bouche de
l’idole. Ce jour-là on apportait dans le temple une' image du soleil pour
saluer Sérapis. Le peuple, à la vue du rayon qui éclatait sur les lèvres de la
statue, ne doutait pas que ce ne fût un baiser du dieu du jour : il applaudissait
à grands cris à l’embrasement des deux divinités; et les prêtres ne manquaient
pas, après quelques moments, de refermer l’ouverture, d’enlever l’image du
soleil, dont la visite ne pouvait être plus longue sans trahir l'artifice. On
raconte encore des prodiges d’une pierre d’aimant placée à la voûte du temple,
et dont les prêtres seuls avoient connaissance. Si l’on en pouvait croire les
auteurs sur cet article, elle aurait admirablement servi l’imposture. Selon
quelques-uns, on plaçait sous cette pierre, une ou deux fois l’année, une
figure du soleil d’un fer très-mince et très-léger, qui s’élevait d’elle-même
jusqu’à la voûte. Selon d’autres, un char de fer avec les chevaux, représentant
le char du soleil, y demeurait perpétuellement suspendu. Ils y ajoutent que,
dans le temps de la démolition, un chrétien ayant enlevé la pierre d’aimant,
toute la machine tomba et se brisa avec fracas. Mais ces merveilles sont de la
même nature que celles qu’on a si longtemps débitées sur le tombeau de Mahomet.
L’évêque, accompagné du gouverneur et du comte, étant
entré dans le temple, commanda d’abattre la statue. Cet ordre fit pâlir
d’effroi les chrétiens mêmes. C’était une opinion répandue parmi le peuple,
que, si quelqu’un osait porter la main sur Sérapis, la terre s’ouvrirait
aussitôt, et que toute la machine du monde s’écroulerait dans l’abîme.
Théophile, qui méprisait ces rêveries, donna ordre à un soldat armé d’une hache
de frapper Sérapis. Au coup qu’il porta en tremblant, tous les assistais
poussèrent un grand cri : le soldat redoubla et mit en pièces le genou de
l’idole, qui n’était que de bois pourri. On le jeta au feu, et les païens s’étonnèrent
de le voir brûler sans que ni le ciel ni la terre donnassent aucun signe de
vengeance. On abattit la tête, dont il sortit une multitude de rats, auxquels
le dieu servait de retraite. On brisa ensuite les membres; on les arrachait
avec des cordes; on les traînait par la ville; enfin on les réduisait en
cendres. Le tronc fut brûlé dans l’amphithéâtre; et les païens eux-mêmes
n’épargnèrent pas les railleries à cette divinité auparavant si redoutée.
On travailla ensuite à démolir le temple. Bientôt ce ne
fut plus qu’un monceau de ruines : mais il fut impossible d’en détruire les fondements
construits d’énormes quartiers de pierres. On y trouva gravées des figures
tout-à-fait semblables à celles dont les astronomes se servent encore pour
désigner la planète de vénus. Les chrétiens prétendirent que c’étaient des
croix; et l’on a débité à ce sujet des conjectures fort édifiantes. La croix,
selon Socrate et Sozomène, était, en caractères hiéroglyphiques, le symbole de
la vie future; et Rufin rapporte que, suivant une tradition reçue en Egypte, la
religion du pays et le culte de Sérapis dévoient prendre fin quand le signe de
la vie paraîtrait aux yeux des hommes. Mais, comme cette figure se rencontre
sur un très-grand nombre de monuments de l’Egypte où la croix ne peut avoir
lieu, plusieurs savants croient aujourd’hui, avec beaucoup de vraisemblance,
que cette figure n’est au contraire qu'un témoignage de l’aveuglement
déplorable avec lequel l’idolâtrie prostituait ses adorations aux objets les
plus infâmes. Socrate avoue que, dans ce temps-là même, les païens ne s’accordaient
pas avec les chrétiens sur la signification de ce symbole : c’était, selon
toute apparence, le phallus des Egyptiens, et ce qu’on appelle aujourd’hui le
lingam dans les Indes, dont la religion a de grands rapporte avec celle de
l’ancienne Egypte.
Après la destruction de l’idole et du temple, une
nouvelle inquiétude se répandit dans Alexandrie. Sérapis était regardé comme le
maître des eaux du Nil; c’était dans son temple qu’on mettait en dépôt le
nilomètre, c'est-à-dire, la mesure dont on se servait pour déterminer la
hauteur du débordement. Constantin l’en avait ôtée autrefois; mais Julien l’y avait
placée de nouveau. Il arriva que cette année la crue des eaux tarda plus que de
coutume. Les païens en triomphaient; ils publiaient que Sérapis, irrité, avait
maudit l’Egypte, et qu’il la condamnait à une éternelle stérilité. Le peuple murmurait
déjà ; il demandait hautement qu'on lui permît de faire au fleuve les
sacrifices prescrits parle rit ancien. Le préfet, craignant une sédition
ouverte, en écrivit à l’empereur. Ce prince sensé et religieux répondit qu’il
valait mieux demeurer fidèle à Dieu que d’acheter par un sacrilège la fertilité
de l’Egypte. Que ce fleuve tarisse plutôt, ajoutait-il, si, pour le
faire couler, il faut des enchantements et des sacrifices impies, et si ses
eaux veulent être souillées du sang des victimes. Cette réponse n’était pas
encore arrivée, qu’on vit croître le Nil plus rapidement qu’à l’ordinaire. Ses
eaux parvinrent en peu de jours à la juste hauteur que l’Egypte désirait; et
comme elles continuaient de monter, on en vint à craindre qu’Alexandrie ne fût
inondée, et que l’abondance des eaux n’amenât la stérilité qu’on avait
appréhendée de la sécheresse. Les païens se moquèrent publiquement de ce
caprice de leur dieu; ils en firent des plaisanteries sur le théâtre; mais
plusieurs d’entre eux, reconnaissant enfin que le Nil n’était qu’un fleuve, se
convertirent au christianisme.
On bâtit sur l’emplacement du temple de Sérapis une
église qui porta le nom d’Arcadius, et qui fut dédiée à Dieu sous
l’invocation de saint Jean-Baptiste. La dédicace en fut célébrée le 27 de mai 395
avec beaucoup de solennité. Alexandrie était à la fois une ville de débauche et
de superstition. Presque toutes les colonnes servaient d’appui à des chapelles
consacrées à différentes divinités : partout se présentait l’image de Sérapis.
Son buste était placé sur toutes les portes, sur toutes les fenêtres ; il étroit
peint sur toutes les murailles. On détruisit, on effaça ces objets d'idolâtrie
; on y substitua l’image de la croix. Théophile n’épargna aucun des temples de
la ville. Il prit plaisir à faire connaitre au peuple la fourberie des oracles.
Les statues de bois ou de bronze étaient creuses et adossées contre les
murailles. Les prêtres s’y introduisaient par des conduits souterrains, et abusaient
le peuple crédule. On trouva dans les caveaux de ces temples des monceaux de
crânes et d’ossements, des têtes d’enfants égorgés depuis peu, et dont les
lèvres étaient dorées. C’étaient de malheureuses victimes immolées à ces
farouches divinités : car la superstition égyptienne, qui, dans les premiers
temps, s’était bornée à offrir aux dieux de l’encens et des prières, s’étant
communiquée aux nations étrangères, y était devenue barbare, et avait rapporté
dans son pays natal des pratiques cruelles, afin qu’il n’y eût aucun peuple du
monde qui ne pût reprocher à l’idolâtrie de lui avoir enseigné à sacrifier des
victimes humaines. Théophile exposa publiquement toutes ces horreurs. Les
païens les plus obstinés se cachaient de honte; les autres se convertissaient.
On fondait les statues suivant l’ordre
de l’empereur, pour en fabriquer de la monnaie qu’on distribuait aux pauvres.
Mais, comme l’évêque fit employer quelque partie de la matière à faire des
vases et divers ornements, peut-être pour les églises, les païens l’accusèrent,
lui et les deux officiers, de s’être enrichis des dépouilles des dieux; et il
faut avouer que la suite des actions de Théophile ne le justifie pas
entièrement de ce soupçon. Il réserva seulement une figure très ridicule de je
ne sais quelle divinité. Il la fit placer dans un lieu public, afin que dans la
suite les païens ne pussent désavouer l’extravagance de leur culte. Cette
dérision les piqua vivement: ils furent aussi affligés de la conservation de
cette statue qu’ils l’avoient été de la destruction de toutes les autres. La nouvelle
de ce qui s’était passé dans Alexandrie étant venue à Théodose, on dit que,
levant les mains au ciel, il s’écria avec transport : Je vous rends grâces,
Seigneur, de ce que vous avez aboli une erreur si funeste et si invétérée sans
qu'il en ait coûté à l'empire la perte d'une si grande ville.
L’activité de Théophile ne se borna pas à purifier sa
ville épiscopale. Canope, bâtie dès le temps de la guerre de Troie, près d’une
embouchure du Nil, n’était éloignée d'Alexandrie que de quatre lieues vers
l’orient. Les charmes de sa situation sur un rivage délicieux, le grand nombre
et la beauté de ses temples, et plus encore les amorces de la volupté, y attiraient
les habitants de toute l’Egypte, et même les étrangers. La débauche y régnait
avec tant d’effronterie, à l’abri de la religion, qu’auprès de ceux qui faisaient
profession d’une vie sage et réglée, c’était un reproche d’avoir été à Canope.
Mais cette raison même contribuait à la rendre plus fréquentée. Le Nil était
sans cesse couvert de barques, où les âges et les sexes confondus ensemble, et
respirant une joie dissolue , aloient célébrer dans cette ville leurs infâmes mystères.
On y enseignait les lettres sacrées des anciens Egyptiens, et, sous ce
prétexte, on y tenait école de magie. Il y avait aussi un temple de Sérapis;
mais la divinité propre du lieu portait le même nom que la ville. La figure en était
bizarre et monstrueuse : c’était un vase surmonté d’une tête, et dont le ventre
était fort large. On l’adroit comme vainqueur de tous
les autres dieux; et cette folle opinion était fondée sur une fable qui ne
mérite pas d’être rapportée. Soit que cette ville fût du diocèse d’Alexandrie ,
soit qu’elle fût dépendante de l’évêque de Schédie, qui
en était plus voisine, Théophile, s’y étant transporté, fit raser le temple du
dieu Canope, réduisit ce lieu à recevoir les immondices de la ville, détruisit
les autres temples et les retraites de prostitution , purgea de ce culte impur
les bourgades d’alentour, et fit bâtir des églises, où les reliques des martyrs
attirèrent une chaste et sainte dévotion. Pour substituer des exemples de
vertus aux dissolutions qu’il bannissait, il construisit plusieurs monastères.
Celui de Canope devint célèbre par la vie pénitente et retirée de ceux qui l’habitaient.
Les auteurs ecclésiastiques en font de grands éloges, tandis que les païens,
regardant ces moines comme établis sur les ruines de leurs divinités, s’efforçaient
de les noircir par leurs calomnies.
Au signal que donnait l’évêque d’Alexandrie, les autres
prélats de l’Egypte s’armèrent de tout leur zèle. Dans les villes, dans les
campagnes, et jusque dans les déserts, tous les temples, toutes les statues tombaient
par terre, et de ces monceaux de ruines sortaient des églises et des
monastères. Le paganisme, qui ne peut se soutenir sans des objets matériels et
sensibles, périssait avec ses idoles. Les idolâtres coudoient en foule aux
églises pour y recevoir le caractère du christianisme : et l’on peut dire que
les eaux du baptême, plus fécondes que celles du Nil, inondaient ce grand pays,
et préparaient pour le ciel une abondante récolte. Cette heureuse révolution avait
été d’avance annoncée à de saints solitaires. Les païens se vantaient
qu’Antonin, célèbre philosophe et magicien de Canope, mort peu de temps
auparavant, avait prédit que bientôt tous les temples seraient ruinés, et
qu’ils seraient changés en sépulcres. C'est ainsi qu’il appelait les églises où
l’on déposit les reliques des martyrs.
Il fut plus difficile de purger la Syrie et les provinces voisines. Plusieurs villes résistèrent
aux ordres de l’empereur. Le temple de Damas fut changé en une église; on en fit
de même du fameux temple d’Héliopolis, consacré au soleil, et dont les
murailles étoilent incrustées de trois sortes de marbres en compartiments. Les
païens, après l’avoir défendu quelque temps les armes à la main, furent enfin
obligés de céder. Mais les habitants de Pétra et d’Aréopolis en Arabie, et ceux de Raphia en Palestine, montrèrent une résolution si
opiniâtre de conserver leurs dieux, que l’empereur ne jugea pas à propos d’en
venir aux extrémités. Il était dangereux de soulever ces provinces, voisines
des Sarrasins et des Perses. Afin d’épargner le sang des habitants de Gaza,
déterminés à sacrifier leur vie pour leur dieu Marnas, Théodose se contenta
d’en faire fermer les temples. Le zèle de Marcel, évêque d’Apamée, une des
principales villes de la Syrie, fut couronné par le martyre. Le peuple, obstiné
dans l’idolâtrie, étant instruit des ordres de Théodose, fit venir des
Galiléens idolâtres et des paysans du mont Liban pour défendre ses temples.
Mais le comte d’Orient étant arrivé dans la ville avec deux tribuns suivis de
leurs soldats, on n’osa faire de résistance, et les temples furent abattus. Il restait
encore celui de Jupiter. C’était un solide et superbe édifice , construit de
grandes pierres liées ensemble avec le fer et le plomb. Comme le comte fatiguait
ses soldats sans beaucoup avancer la démolition, Marcel lui conseilla de s’en
aller ailleurs exécuter les ordres du prince, et de le laisser chargé de ce travail, dont il espérait venir à bout avec le
secours de Dieu. Il y réussit en effet par un miracle que Théodoret rapporte
fort au long. Il détruisit ensuite les temples des campagnes voisines. Mais,
ayant entrepris de ruiner celui d’Aulone, canton du
territoire d’Apamée, il fut surpris par les païens et brûlé vif. Quelque temps
après, comme ses enfants ( car il avait été marié avant son épiscopat ) voulaient
accuser en justice les meurtriers, le synode de la province leur défendit toute
poursuite, n’étant pas juste, disaient ces saints prélats, de tirer
vengeance d’une mort heureuse pour Marcel, et glorieuse pour sa famille.
Ce ne fut pas seulement dans l’Orient que la guerre fut
déclarée aux idoles. Valentinien , conduit par les conseils de Théodose, donna
les mêmes ordres pour l’Occident. Saint Martin, évêque de Tours, fut dans son diocèse,
et dans une partie de la Gaule, le fléau de l’idolâtrie. Plusieurs évêques
imitèrent son exemple, et profitèrent du zèle d’un empereur dont le nom était
devenu aussi redoutable aux idoles qu’aux barbares. Cette destruction ne fut
pas l’ouvrage d’une seule année; il parait qu’elle fit la principale occupation
de Théodose pendant qu’il séjourna en Italie. Et pour réunir sous un seul point
de vue tout ce qu'il fit à ce sujet, je vais rapporter ici trois lois qui
furent publiées dans les années suivantes. La première, datée du 27 février
391, à Milan, défend d’immoler des victimes, d’entrer dans les temples ou
chapelles consacrées aux divinités païennes , d’adorer les ouvrages de la main
des hommes. Si un magistrat ose entrer dans un temple, soit à la ville, soit à
la campagne, pour y adorer, il est condamné à une amende proportionnée à son
rang, ainsi que ses officiers, pour ne s’être pas opposés à cette profanation,
ou pour n’en avoir pas aussitôt porté leur plainte à l’empereur. Cette loi est
adressée au préfet de Rome. Elle fut, le 17 de juin de la même année,
renouvelée pour l’Egypte, par une autre loi datée d’Aquilée. Cette dernière
ajoute qu’il n’y aura point de grâce pour ceux qui auront formé quelque
entreprise en faveur des dieux et des sacrifices. Ces termes désignent la peine
de mort; mais elle ne tombe que sur les complots séditieux. Enfin Théodose,
étant retourné à Constantinople, adressa au préfet du prétoire d’Orient une loi
du 8 de novembre 392. Celle-ci entre dans un plus grand détail, et proscrit
toutes les branches d’idolâtrie: elle défend à tout homme, de quelque condition
qu’il soit, d’immoler en aucun lieu des victimes, de faire même aucun
sacrifice, aucune offrande à ses dieux domestiques dans l’intérieur de sa
maison; d’allumer des cierges en leur honneur, de brûler de l’encens, de
suspendre des guirlandes: «Si quelqu’un ose sacrifier ou consulter les
entrailles des victimes pour découvrir l’avenir, toute personne sera reçue à
l’accuser comme s’il était criminel de lèse-majesté, et il sera puni comme tel,
quand même sa curiosité n’aurait pas eu pour objet la personne du prince : il
est assez coupable de vouloir franchir les bornes que la Providence a posées à
nos connaissances, et s’instruire du moment auquel les vœux criminels qu’il
fait contre la vie des autres hommes seront accomplis. Ceux qui offriront de
l’encens aux idoles, qui orneront les arbres de rubans et de bandelettes , qui
dresseront des autels de gazon, faisant à la religion une grande injure,
quoique les hommages qu’ils rendent aux fausses divinités soient de peu de
valeur, seront punis par la confiscation de la maison ou de la terre que leur
superstition aura profanée. Si quelqu’un fait un sacrifice dans une maison, ou
sur une terre qui ne lui appartienne pas, supposé que le propriétaire n’en ait
pas eu connaissance, le coupable paiera une amende de vingt-cinq livres d’or;
le propriétaire en paiera autant, s’il est complice». Les juges, les défenseurs
des villes , les officiers municipaux, sont chargés de veiller sur ces
profanations et de les déférer aux magistrats, sur peine de se rendre eux-mêmes
coupables , s’ils y manquent, soit par faveur, soit par négligence. Les
magistrats qui , étant avertis, n’auront pas fait leur devoir, seront
condamnés, eux et leurs officiers subalternes, à payer trente livres d’or.
Dieu couronna par d’heureux succès le zèle de ce religieux
prince. La lumière de l’évangile pénétra dans des pays où elle toit encore
inconnue: elle devint plus brillante chez les peuples qu’elle a voit déjà
éclairés. Saint Jérôme dit qu’on voyait tous les jours arriver à Jérusalem des
troupes de moines qui venaient de l’Ethiopie, de l’Arménie, de la Perse et des
Indes. Les Goths, dont une partie était encore idolâtre, les Huns, qui semblaient
n’avoir aucune idée de religion, et les autres barbares du septentrion embrassaient
le christianisme. Théodose établissait des monastères dans les lieux les plus
infectés de superstition. Le mont Liban avait été de tout temps habité par des
peuples presque sauvages, séduits par les plus grossières illusions du paganisme.
L’empereur y fonda un célèbre monastère, dont on voit encore aujourd’hui les
ruines dans la vallée de Canobine. Celte vallée est
formée par une grande ouverture, qui se prolonge plus de sept lieues dans le
flanc du mont Liban. Elle est escarpée des deux côtés, et arrosée de quantité
de fontaines qui, tombant de rocher en rocher, forment d’agréables cascades.
Toutes ces sources se réunissent au fond du vallon, et forment un torrent
rapide. Ce lieu, si propre à la retraite et à la dévotion, se peupla
d’ermitages et de cellules. Le monastère était bâti dans l’endroit le plus
escarpé de la montagne, vers le milieu de la pente. On y voit aujourd’hui un
couvent de maronites; c’est le siège de leur patriarche. Tels furent les
efforts de Théodose pour éteindre l’idolâtrie. Cependant il ne l’étouffa pas
entièrement. Les temples furent presque tous abattus; mais les particuliers,
malgré la défense des lois, continuèrent encore longtemps à faire des
sacrifices dans leurs maisons, et à consacrer des monuments à leurs dieux. On
toléra même encore quelques solennités païennes, des festins, des fêtes, des
jeux; et il resta aux successeurs de Théodose plusieurs superstitions à
déraciner.
Libanius n’osait plus employer son éloquence en faveur de
l’idolâtrie. Il en fit un meilleur usage: il demanda au prince la réforme de
plusieurs abus préjudiciables au bonheur des peuples. L’exercice de la justice
se corrompit de plus en plus. Les juges, employant la matinée aux affaires, passaient
le reste du jour à recevoir des visites qui n’étaient, pour l’ordinaire, qu’un manégé
de corruption. Les sollicitations étaient devenues un trafic. Les coupables
achetaient le crédit des hommes puissants, qui vendaient leur conscience et
celle des juges. Les philosophes, les gens de lettres, les médecins, se
prêtaient à ce commerce. Les professeurs publics négligeaient leurs écoles et passaient
le temps chez les magistrats ; il arrivait de là que les moins habiles, toujours
plus propres à ces intrigues, avoient le plus grand nombre de disciples, les
pères cherchant la protection du maître, plutôt que l’avancement de leurs enfants;
ce qui, selon la remarque de Libanius, préjudiciait à l’éducation publique première source de la prospérité ou du malheur
des états. Ces solliciteurs mercenaires, après avoir prévenu les juges en
particulier, les accompagnaient aux audiences; ils assiégeaient le tribunal;
souvent ils interrompaient les causes par leurs cris : ils aloient quelquefois
jusqu’à menacer les juges. Ce désordre subsistait depuis longtemps. Pour y remédier,
Gratien avait défendu aux magistrats de recevoir après-midi aucune visite. Cinégius, préfet d’Orient, avait rendu sur ce point une nouvelle
ordonnance. Toutes ces précautions étaient sans effet. C’était un commerce
établi; et il se trouvait trop avantageux aux plaideurs de mauvaise foi, et aux
solliciteurs pour ne pas se maintenir, à moins qu’on ne l’arrêtât par la
punition. Libanius demanda une loi sévère à ce sujet : il conseillait à
Théodose de défendre, même aux juges, de donner des repas, ni d’en aller
prendre chez les autres, la bonne chère étant un appât de séduction. Il avance
dans ce discours qu’autrefois les juges n’avoient pas la liberté de manger
ailleurs que chez eux, si ce n’était à la table de l’empereur. Il parait, par
un autre ouvrage du même orateur, que Théodose profita de cet avis, quoique la
loi qu’il fit alors ne soit pas venue jusqu’à nous.
Il s’était introduit dans les campagnes un autre désordre.
Les paysans, pour s’affranchir de la dureté des exactions, avoient imaginé
d’acheter la protection des officiers de guerre, qui leur prêtaient le secours
de leurs soldats. Ils s’exemptaient par ce moyen de payer les taxes; et
quoiqu’ils n’en fussent pas plus heureux, étant en proie à leurs avides
défenseurs, ils souffraient le pillage avec moins de peine , parce que les
mains qui pillaient étaient de leur choix. Tous les empereurs, depuis Constance
jusqu’à Tibère II, voulurent réformer cet abus, qui régnait surtout en Egypte,
à cause du blé qu’on exigeait des Egyptiens pour l’approvisionnement de
Constantinople: il s’était aussi établi en Syrie et en Gaule. Les habitants du
même village demeuraient chargés de la contribution dont le protégé se faisait
dispenser , en sorte que l’exemption de l’un tournoi à la ruine des autres.
Constance avait ordonné par une loi que les patrons paieraient pour leurs clients
qu’ils auraient fait exempter : il avait condamné à la peine capitale tout
paysan qui aurait recours à un patron; et le patron, à vingt-cinq livres d’or;
la moitié des terres ainsi protégées devoir être adjugée au fisc. Mais la violence
armée l’emportait sur les lois, et l’abus continuait toujours. Ce fut le sujet
d’une remontrance de Libanius à Théodose. Il mit sous les yeux de l’empereur
les funestes conséquences de ces patronages: les fermiers protégés vexaient
leurs voisins, et faisaient la loi aux propriétaires, qui ne pouvaient obtenir
justice, les juges étant ou corrompus ou intimidés. De plus, les commandants
des troupes gagnaient beaucoup à ce trafic qu’ils faisaient de leur protection
; ce qui produisait encore un autre mal : la passion de s’enrichir s’était introduite
dans la profession des armes, qui doit vivre d’honneur, et qui ne se soutient
que par la supériorité qu’elle s’attribue sur les autres professions. Libanius
fait la peinture de tous ces désordres; et comme Théodose avait déjà publié une
loi contre ces patronages, mais sans imposer aucune peine aux contrevenants, ce
qui la rendait inutile, l’orateur lui représente qu’il vaudrait encore mieux ne
pas toucher aux maux publics que de n’y point appliquer le remède, qui n’est
autre que la punition. On trouve dans le code Théodosien une loi de l’an 392,
qui interdit l’usage de ces protections; mais cette loi n’inflige encore aucune
peine; aussi voyons-nous qu’elle fut sans effet.
Théodose partit de Rome le Ier de septembre, et après
avoir fait quelque séjour en diverses villes d’Italie, il se rendit à Milan, où
il était le 26 de novembre. Valentinien avait pris le chemin de la Gaule. Arbogaste était demeuré dans cette province, après avoir
étouffé par la mort de Victor les dernières étincelles de la guerre civile. Carietton et Syrus avoient été
substitués à Nannien et à Quentin pour commander les
troupes du Rhin et s’opposer aux Francs, qui menaçaient d’une nouvelle
irruption. Arbogaste engagea le jeune empereur à se
mettre à la tête de son armée pour aller châtier ces barbares, ou les forcer à
restituer ce qu’ils avoient enlevé l’année précédente après la défaite des
troupes de Quentin, et à livrer les auteurs de la guerre. Pendant qu’il était
en marche, Marcomir et Sunnon envoyèrent demander une conférence: elle leur fut accordée. Ils se rendirent au
camp de l’empereur. On ignore les conditions du traité; on sait seulement
qu’ils donnèrent des otages. Valentinien alla passer l’hiver à Trèves.
Avant que Théodose eût quitté Rome, Serène sa nièce,
mariée à Stilicon, était accouchée d’un fils qui fut nommé Euchérius.
Vers la fin du mois d’août il tomba une grêle d’une prodigieuse grosseur, qui
ne cessa point durant deux jours. Elle abattit beaucoup d’arbres, et tua un
grand nombre de bestiaux. Peu de jours après, et peut-être dès le lendemain, car
les auteurs n’ont pas fixé la date avec plus de précision, il parut un météore
extraordinaire. Voici la description qu’en donne Philostorge,
qui vivait dans ce temps-là. «On vit (dit-il) vers le milieu de la nuit, dans le
zodiaque, à côté de la planète de vénus, un astre nouveau aussi grand et aussi
éclatant que cette planète. On aperçut aussitôt une multitude d'étoiles qui venaient
de toutes les parties du ciel s’assembler autour de cet astre, comme un essaim
d’abeilles autour de leur roi. Ensuite tous ces feux, se confondant en un seul,
prirent la forme d’une longue et large épée étincelante, dont le premier astre faisait
comme le pommeau, surpassant tous les autres par son éclat. Ce phénomène pouvait
encore se comparer à la flamme qui s’élève d’une lampe. Son mouvement était
différent des autres corps célestes. Il se leva d’abord et se coucha avec la
planète de vénus. Les jours suivants, s’en écartant avec lenteur par son
mouvement propre, il avançait peu à peu vers le septentrion, étant emporté par
le mouvement commun d’orient en occident avec les autres étoiles. Au bout de
quarante jours, il se trouva au milieu de la grande ourse, et s’y éteignit.»
Cet auteur ajoute que dans le même temps parurent plusieurs autres phénomènes
dont il ne donne aucun détail; mais il ne manque pas d’en tirer les plus
sinistres présages. Il rapporte encore qu’on voyait alors un géant en Syrie et
un pygmée en Egypte, dont il raconte des choses merveilleuses.
Théodose demeura en Italie l’année suivante, dans
laquelle Valentinien fut consul pour la quatrième fois avec Néotère,
qui depuis dix ans occupait les premières dignités de l’empire, et qui étroit
cette année préfet du prétoire de l’Illyrie orientale. Un des principaux soins
de Théodose fut de mettre les faibles à couvert de l’oppression. Il défendit
d’arrêter qui que ce fût sans décret ; il réprima les violences, et
déclara infâmes les juges qui favoriseroient les oppresseurs, soit en leur
procurant l’impunité, soit en différant de les juger, soit en adoucissant les
peines imposées par les lois. Quelque horreur qu’il eût de l’impiété judaïque,
il regardait les Juifs comme ses sujets, et se croyait obligé de les défendre
de l’injustice. Il arrêta les avanies qu’on leur faisait, surtout en Egypte. Il
avait renouvelé la loi de Constance qui leur défendait d’acquérir aucun esclave
chrétien; mais il défendit aussi, deux ans après, de les troubler dans la
police de leurs synagogues, et de les forcer à recevoir ceux que leurs primats
et leurs patriarches avoient exclus de leurs assemblées. Il condamna à mort un
personnage considérable, nommé Hésychius, pour avoir
corrompu le secrétaire et dérobé les papiers de Gamaliel, patriarche des Juifs,
dont cet Hésychius étoit ennemi.
Théodose donna cette année deux exemples également
illustres: l’un, des terribles excès auxquels la colère peut emporter les
meilleurs princes lorsqu’ils ne prennent conseil que de leurs adulateurs;
l’autre, du généreux repentir que peut exciter dans leur âme un zèle salutaire.
Thessalonique, capitale de l’Illyrie, était devenue une ville des plus grandes
et des plus peuplées de l’empire. La licence s’y était accrue dans la même
proportion que l’opulence et le nombre des habitants. Le peuple était passionné
pour les spectacles; il chérissait, il estimait même ces vils ministres des divertissements
publics qui sont la peste des mœurs, parce qu’ils ne peuvent se faire des
partisans sans diminuer l’horreur des vices dont ils sont infectés. Bothéric commandait les troupes en Illyrie, Son échanson se
plaignit à lui des poursuites criminelles d’un cocher du Cirque embrasé d’une
passion brutale. Bothéric fit mettre en prison cet
infâme séducteur. Comme le jour des courses du Cirque approchait, le peuple,
qui croyait ce cocher nécessaire à ses plaisirs, vint demander son
élargissement. Sur le refus du commandant, il se mutina. La sédition fut
violente; plusieurs magistrats y perdirent la vie, et Bothéric fut assommé à coups de pierres.
La nouvelle de cet attentat excita
l’indignation de Théodose. Il voulait d’abord mettre à feu et à sang toute la
ville. Ambroise et les évêques des Gaules, qui tenaient alors un synode à
Milan, vinrent à bout de l’apaiser. Il leur promit de procéder selon les règles
de la justice. Mais ses courtisans, et surtout Rufin, effacèrent ln bientôt ces
heureuses impressions. Rufin, l’un des plus fameux exemples d’une élévation
rapide et d’une chute éclatante, était né à Eluse,
capitale de cette partie de l’Aquitaine qu’on nommait alors Novempopulanie.
C’est aujourd’hui Eause en Gascogne. Sorti d’une
famille obscure, il avait toutes les
qualités d’esprit et de corps qui pouvaient faire disparaitre la bassesse de sa
naissance. Une taille avantageuse, une physionomie male et spirituelle, des
yeux vifs et pleins de feu prévenaient. en sa faveur. Il s’exprimait avec facilité
et avec grâce. C’était un esprit insinuant, pénétrant, étendu, mais profond et
caché, toujours occupé de projets ambitieux qu’il formait sourdement et qu’il ménageait
avec adresse. Rempli de vices, mais habile à prendre toutes les apparences des
vertus contraires, il s’attacha à Théodose, et surprit bientôt sa confiance. Il
n’est pas étonnant que ce fourbe en ait imposé aux personnages les plus vertueux,
qui souvent se font un scrupule d’être trop clairvoyants, et une loi de régler
leur estime sur celle du maître, lorsque le maître est lui-même digne d’estime.
Saint Ambroise l’aimait et partageait la joie de ses prospérités. Symmaque le
combla d’éloges pendant sa vie; mais Symmaque ne peut éviter ici de passer pour
un flatteur intéressé ou timide, puisque, aussitôt après la fin tragique de
Rufin, il changea de langage et le noircit des plus affreuses couleurs. Dans le
temps de la sédition de Thessalonique, Rufin, maître des offices, tenait déjà
le premier rang dans les conseils. Appuyé de ses partisans, il fit entendre à
Théodose qu’il était nécessaire de donner un exemple capable d'arrêter pour
toujours les séditions, et de maintenir l’autorité du prince dans la personne
de ses officiers. Il ne lui fut pas difficile de rallumer un feu mal éteint. On
résolut de punir les Thessaloniciens par un massacre général. Théodose
recommanda expressément de cacher à Ambroise la décision du conseil; et, après
avoir expédié ses ordres, il sortit de Milan, pour éviter de nouvelles
remontrances, si le secret de la délibération venait à transpirer.
Les officiers chargés de cette barbare exécution, ayant reçu
la lettre du prince, annoncèrent une course de chars pour le lendemain, et
passèrent la nuit à faire toutes les dispositions nécessaires à leur dessein.
Le jour venu, le peuple ne sachant pas qu’il courait à la mort, se rendit en
foule dans le Cirque sans s’apercevoir du mouvement des soldats, dont il fut
tout à coup enveloppé. Ceux-ci avoient ordre dépasser tout au fil de l’épée, sans
distinction d’âge ni de sexe. Au signal donné, ils poussent un grand cri, et se
jettent avec fureur sur la multitude. On frappe, on égorge, on précipite, on
tue les enfants sur le sein de leurs mères. Les habitants renfermés dans cette
vaste enceinte, morts, blessés, vivants, accumulés les uns sur les autres, ne
font bientôt plus qu’un monceau. Ceux qui fuient trouvent la mort dans les rues
de la ville : Thessalonique est jonchée de cadavres. Des étrangers, des
citoyens pacifiques, qui n’avoient eu aucune part à la sédition, furent
sacrifiés à cette aveugle vengeance. Jamais l’humanité ne montre plus de
vigueur que dans ces scènes cruelles où l’inhumanité triomphe. L’histoire a
conservé seulement la mémoire d’une action généreuse; les autres se perdirent
dans la confusion de cet horrible massacre. Un esclave, voyant son maître saisi
par les soldats, l’arrache de leurs mains; et, pour lui donner le temps de s’échapper
, il se livre lui-même et reçoit la mort avec joie. Un marchand nouvellement
entré dans le port courut à ses deux fils qu’il voyait près de périr; il
demanda en grâce de mourir à leur place, et offrit à cette condition tout ce
qu’il possédait d’or et d’argent. Les soldats, par une indulgence brutale, lui
permirent d’en choisir un; et le malheureux père, les regardant tour à tour,
pleurant, gémissant, et ne pouvant se déterminer dans ce choix funeste, qui déchirait
ses entrailles, les vit enfin égorger tous deux. Le massacre dura trois heures.
Sept mille hommes y périrent; quelques auteurs en font monter le nombre jusqu’à
quinze mille. On dit que Théodose, touché de repentir peu de temps après le
départ des courriers, en avait dépêché d’autres pour révoquer l’ordre; mais que
ceux-ci arrivèrent trop tard: ainsi qu’on a vu presque toujours que plus les
ordres méritent d’être révoqués, plus ils volent rapidement et s’exécutent avec
promptitude.
Cette cruelle tragédie répandit par tout l’empire l’étonnement
et la consternation. Ambroise et les évêques assemblés à Milan furent pénétrés
de la plus vive douleur. Le saint prélat, aussi affligé de la faute Théodose,
qu’il aimait tendrement, que du malheur des Thessaloniciens, ne différa pas
d’écrire au prince pour le rappeler à lui-même. Non, lui disait-il, je
n’aurai pas la hardiesse d’offrir le saint sacrifice, si vous avez celle d’y
assister; il ne me serait pas permis de célébrer ces augustes mystères en la
présence du meurtrier d'un seul innocent; et comment le pourvois-je devant les
yeux d'un prince qui vient d'immoler tant d'innocentes victimes? Pour
participer au corps de Jésus- Christ, attendez que vous vous soyez mis en état
de rendre votre hostie agréable à Dieu: jusque-là contentez-vous du sacrifice
de vos larmes et de vos prières. Nous avons encore cette lettre : on y sent
respirer une tendresse respectueuse jointe à la fermeté épiscopale.
Mais la conscience de Théodose lui parlait encore avec
plus de force et de liberté. Sa bonté naturelle, ayant enfin dissipé les noires
vapeurs de sa colère, lui montrait Thessalonique en pleurs et ses sujets
égorgés. Il ne se voyait lui-même qu’avec horreur; et pour se laver d’un
forfait si énorme, tremblant de crainte et déchiré de remords, il revint à
Milan, et marcha droit à l’église. Ambroise sort au-devant de lui; et
s’opposant à son passage, semblable à cet ange redoutable qui défendait l’entrée
du jardin d’Eden après la chute de notre premier père : «Arrêtez, prince ( lui
dit-il), vous ne sentez pas encore tout le poids de votre péché. La colère ne
vous aveugle plus, mais votre puissance et la qualité d’empereur
offusquent votre raison, et vous dérobent la vue de ce que vous êtes. Rentrez
en vous-même; considérez la poussière d’où vous êtes sorti, et où chaque instant
s’empresse à vous replonger. Que l’éclat de la pourpre ne vous éblouisse pas
jusqu’à vous cacher ce qu’elle couvre de faiblesse. Souverain de l’empire, mais
mortel et fragile, vous commandez à des hommes de même nature que vous, et qui
servent le même maître; c’est le créateur de cet univers, le roi des empereurs
comme de leur sujets. De quels yeux verrez-vous son temple? Comment
entrerez-vous dans son sanctuaire? Vos mains fument encore du sang innocent;
oserez-vous y recevoir le corps du Seigneur? Porterez-vous sur la coupe sacrée
ces lèvres qui ont prononcé un arrêt injuste et inhumain? Retirez-vous, prince;
n’ajoutez pas le sacrilège à tant d’homicides. Acceptez la chaîne salutaire de
la pénitence que vous impose, par mon ministère, la sentence du souverain juge.
En la portant avec soumission, vous y trouverez un remède pour guérir vos
plaies, encore plus profondes que celles dont vous avez affligé Thessalonique.»
L’empereur voulant excuser sa faute par l’exemple de David : Vous l’avez
imité dans son péché, lui repartit Ambroise, imitez-le dans sa pénitence. Théodose reçut cet arrêt comme de la bouche de Dieu même. Il avait l’âme
trop élevée pour rougir de l’humiliation qu’il essuyait à la vue d’un grand
peuplé; il ne sentit que la confusion de son crime, et retourna à son palais en
pleurant et en soupirant. Il y demeura renfermé pendant huit mois, excepté un
voyage qu’il fit à Vérone, où il séjourna une partie des mois d’août et de
septembre.
Selon la discipline ordinaire de l’Eglise, les pénitents n’étaient
alors publiquement réconciliés que vers la fête de Pâques; et les meurtres
volontaires n’étaient remis qu’après plusieurs années de pénitence. Aux
approches de la fête de Noël Théodose sentit redoubler sa douleur. Rufin, moins
affligé que lui, quoiqu’il fût la principale cause de ses regrets, entreprit de
le consoler; et comme ce courtisan lui demandait pourquoi il s’abandonnait à
une si profonde tristesse, l’empereur poussant un grand soupir qui fut suivi de
larmes : Helas! Rufin, lui dit-il, se peut-il
que vous ne sentiez pas mon malheur? Je gémis et je pleure de voir que le
temple du Seigneur est ouvert aux derniers de mes sujets, qu’ils y entrent sans
crainte, qu’ils y adressent leurs prières à notre commun maître, tandis que l’entrée
m’en est interdite , et que le ciel même est fermé pour moi. Car je me souviens
de cette divine parole : Celui que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le
ciel.
Prince, répond Rufin, j’irai, si
vous le permettez, trouver l’évêque, et l’engagerai par mes prières à vous
affranchir de vos liens.
Il n’y consentira pas,
répliqua l’empereur; je connais Ambroise, je sens la justice de son arrêt ;
jamais il ne violera la loi divine par déférence pour la majesté impériale.
Sur les instances de Rufin qui promettait avec confiance
de fléchir Ambroise, l’empereur lui permit de le tenter ; et se flattant
lui-même de quelque succès, il le suivit de loin. Dès qu’Ambroise aperçut le
ministre : Rufin, lui dit-il, quelle est votre impudence! C’est vous
dont le pernicieux conseil a rempli Thessalonique de carnage et d’horreur, et
vous ne rougissez pas! vous ne tremblez pas! vous osez approcher de la maison
de Dieu après avoir si cruellement déchiré ses images vivantes!
Rufin, se jetant à ses pieds, le suppliait de recevoir
avec indulgence l’empereur qui allait arriver. Alors Ambroise enflammé de zèle: Je vous avertis, Rufin, lui dit-il, que je l’empêcherai d'entrer dans
le lieu saint; et s'il veut continuer d'agir en tyran, il pourra m'égorger
encore; j'accepterai la mort avec joie. A ces paroles Rufin manda
promptement à Théodose qu’il ne pouvait rien gagner sur l’inflexible prélat ;
que, pour éviter un éclat scandaleux, il lui conseillait de ne pas aller plus
loin. L’empereur, qui était déjà dans la grande place de la ville, continua sa
marche en disant : j'irai, et j'essuierai l’affront que je n'ai que trop
mérité.
Ambroise était dans une salle voisine de l’église, dans laquelle
il avait coutume de donner ses audiences. Voyant approcher Théodose, il
s’avança en lui reprochant de vouloir user de tyrannie contre Dieu même, et de
faire violence à la discipline de l’Eglise en prétendant s’affranchir de la
pénitence : Non, répondit Théodose; je ne viens point ici pour violer
les lois, mais de pour vous conjurer d'imiter la clémence du Dieu que nous
servons, qui ouvre la porte de sa miséricorde aux pécheurs pénitents.
Et quelle pénitence avez-vous faite d'un si grand crime? répliqua l’évêque.
C'est à vous, lui dit Théodose, d'appliquer
le remède sur mes plaies, et c'est à moi de le recevoir et de le souffrir.
Alors Ambroise, touché de son humble résignation, lui dit
que, puisqu’il n’avait écouté que sa colère dans l’affaire de Thessalonique, il
devoir pour toujours imposer silence à cette passion téméraire et furieuse, et
ordonner par une loi que les sentences de mort et de confiscation n’auraient
leur exécution que trente jours après qu’elles auraient été prononcées, pour
laisser à la raison le temps de revenir à l’examen et de réformer les jugements
dans lesquels elle n’aurait pas été consultée. Théodose approuva ce conseil, et
fit sur-le-champ dresser la loi que le prélat proposait. Il nous en reste une
tout-à-fait pareille, datée de l’an 382, et attribuée à Gratien. Entre les
critiques, les uns prétendent que la suscription et la daté de cette loi sont
également fausses, et que ce n’est autre chose que la loi même de Théodose.
D’autres pensent que celle de Théodose ne subsiste plus, et que la loi qui nous
reste est véritablement de Gratien, mais qu’elle ne fut faite que pour l’Occident,
et qu’elle fut abolie dès l’année suivante par la mort de ce prince. Quoi qu’il
en soit, la loi de Théodose ne faisait qu’étendre aux jugements rendus par le
prince ce qui se pratiquait à l’égard des sentences prononcées dans les
tribunaux. Le sénat, sous l’empire de Tibère, avait déjà ordonné que les
sentences de condamnation ne seraient exécutées qu’au bout de dix jours.
Le saint évêque permit aussitôt à l’empereur l'entrée de
l’église. Alors Théodose, prosterné, baignant la terre de ses pleurs et se
frappant la poitrine, prononça à haute voix ces paroles de David: Mon âme
est demeuré attachée contre la terre; rendez-moi la vie, Seigneur, selon votre
promesse. Tout le peuple l’accompagnait de ses prières et de ses larmes; et
cette majesté souveraine, dont l’impétueuse colère avait fait trembler tout
l’empire, n’inspirait plus alors que des sentiments de compassion et de
douleur. Saint Ambroise régla le temps de sa pénitence; l’empereur l’accomplit
avec soumission et fidélité; il s’abstint pendant cet intervalle de porter les ornements
impériaux. C’est ainsi qu’Ambroise sut réparer le crime de Théodose : exemple à
jamais mémorable, mais unique dans tous les siècles. Il ne pouvait naître que
d’un heureux concours de circonstances. Pour le donner au monde, il était
besoin de la rencontre d’un prélat et d’un prince également extraordinaires; il
fallait un évêque digne de représenter la majesté divine par l’éminente
sainteté de sa vie, par la sublimité de son génie, par une fermeté prudente et
éclairée, par la force d’une éloquence invincible autant que par l’autorité de
son caractère. Il fallait aussi un empereur vraiment pieux, Humble dans la
grandeur, mais assez relevé par ses qualités personnelles pour s’abaisser sans
s’avilir. De plus, les bornes des deux puissances, spirituelle et temporelle,
posées par Jésus-Christ même, et affermies sous le long règne du paganisme, étaient
encore si solidement établies, qu’un prince publiquement suspendu de la
communion ne courait alors aucun risque de rien perdre du respect et de
l’obéissance de ses sujets.
Théodose soumis aux lois de l’Eglise n’en était pas moins
attentif à mettre un frein à la cupidité des ecclésiastiques. Dès l’origine du
christianisme, les diaconesses étaient des veuves qui se consacraient à des
œuvres de charité et de dévotion. Elles instruisaient les femmes et les filles;
elles distribuaient les aumônes des fidèles; elles s’acquittaient encore de
quelques autres fonctions qui convenaient à leur sexe. L’avarice s’introduisant
peu à peu dans la maison du Seigneur, et les rapports de ministère formant une
liaison entre le clergé et ces femmes pieuses, il arrivait souvent qu’elles se laissaient
engager à frustrer leurs héritiers naturels pour laisser leurs biens aux églises,
ou même aux ecclésiastiques, sous le spécieux prétexte du soulagement des
pauvres. Saint Paul avait recommandé de n’admettre ces diaconesses qu’à l’âge
de soixante ans. Théodose en fit une loi; il ordonna de plus qu’elles feraient
nommer un curateur à leurs enfants, s’ils n’étaient pas en âge de majorité;
qu’elles se déchargeraient elles-mêmes entre des mains fidèles de
l’administration de leurs biens; qu’elles n’auraient la disposition que des
revenus; que les fonds et les meubles passeraient, après leur mort, à leurs
héritiers, et qu’elles n’en pourraient rien aliéner, ni par donation entre-vifs,
ni par testament, ni par quelque autre acte que ce fût, en faveur des églises,
des ecclésiastiques et des pauvres. Cette loi, sans doute, excita des murmures,
puisque deux mois après Théodose fut obligé d’en restreindre l’étendue; il
laissa aux diaconesses la liberté de disposer seulement de leurs meubles par
donation entre-vifs. Mais le reste de la loi subsista dans son entier.
L’empereur Marcien, dans la suite, voulut bien supposer que Théodose avait
entièrement révoqué sa première loi, quoiqu’il n’en eût abrogé que la moindre
partie.
Ceux qui avoient renoncé au commerce des hommes pour
servir Dieu dans la retraite commençaient à s’écarter de leur institut. Ils fréquentaient
les villes; ils y portaient cette âpreté de caractère qui s’acquiert aisément
dans la solitude; ils se mêlaient des affaires civiles et ecclésiastiques; ils troublaient
même quelquefois l’ordre de la justice en employant la violence pour sauver les
accusés. Quelques-uns échauffaient les esprits par des disputes publiques sur
les points de foi; leur zèle contre l’idolâtrie n’était pas toujours réglé par
la charité et par la prudence. L’empereur, sur les représentations des
magistrats, leur défendit l’entrée des villes, et leur enjoignit de se tenir
dans leurs retraites. Mais, deux ans après, il céda sans doute à d’autres
sollicitations, et leur rendit leur première liberté.
Pendant le séjour de Théodose en Italie, Arcadius , qu’il
avait laissé à Constantinople, ne pouvant apparemment s’accorder avec
l’impératrice Galla, sa belle- mère, l’obligea de sortir du palais. On ne sait
ni la cause ni les suites ce traitement injurieux. En mémoire de la victoire
remportée sur Maxime, Proculus, préfet de Constantinople, fit dresser dans le
Cirque un obélisque, qu’on voit encore dans l’ancien Hippodrome. C’est une seule
pièce de granité d’Egypte, de vingt-quatre condées de
haut, et dont chaque face à six pieds de large. vers la base. Il est chargé
d’hiéroglyphes, et soutenu sur quatre dés de bronze. La base est ornée de
bas-reliefs, et porte deux inscriptions. On y apprend que cette pierre, après
avoir été longtemps négligée et couchée par terre, fut dressée en trente-deux
jours. Les Grecs racontent que cet obélisque fut ensuite abattu par un tremblement
de terre; et que plusieurs siècles après, sous les derniers empereurs grecs, un
architecte l’éleva au moyen d’une infinité de câbles et de poulies ; mais qu’il
s’en fallait un travers de doigt qu’il ne fût à la hauteur des dés sur lesquels
il devoir poser ; que tout le peuple, témoin de cette mécanique étonnante, crut
alors toutes les peines et les dépenses perdues; mais que l’entrepreneur, sans
perdre courage, ayant fait apporter une grande quantité d’eau, passa plusieurs
heures à imbiber les câbles qui soutenaient cette masse énorme, et qui se raccourcirent
assez pour l’élever au-dessus des dés et la poser en sa place. Arcadius fit
aussi ériger une statue à son père, sur une colonne, dans l’Augustéon,
près de l’église de Sainte-Sophie. Cette statue était d’argent et pesait sept
mille quatre cents livres. On rapporte que cette année on vit en l’air pendant
trente jours une colonne de feu.
L’année suivante, Tatien et Symmaque étant consuls, Théodose
crut qu’il était temps de retourner en Orient. Mais, pour ne laisser en
Occident aucun des désordres qu'il s'était proposé d’y réformer, il publia
encore plusieurs lois. La misère, inséparable des guerres civiles, avait réduit
plusieurs pères à la triste nécessité de vendre leurs enfants. Il remit en
liberté ces malheureuses victimes de l’indigence, sans les obliger de rien
payer à leurs maîtres. Les soldats de Maxime et ceux que Théodose avait
licenciés après la défaite du tyran infestaient les campagnes, pillaient de
nuit les métairies, faisaient des vols et des massacres sur les grands chemins.
Le port des armes était défendu aux particuliers: Théodose leur permit de les
prendre et de pourvoir à leur propre sûreté.
Après qu’il eut ainsi rétabli la paix et le bon ordre en
Italie et dans les contrées voisines, il prit le chemin de Constantinople avec
son fils Honorius. Etant arrivé à Thessalonique, il trouva la province désolée.
Les barbares, qui s’étaient détachés de son armée pour se retirer dans des
marais et dans des bois inaccessibles lorsqu’il se disposait à les conduire
contre Maxime, ne l’avoient pas plus tôt vu éloigné, que, pressés par la
disette et entraînés par leur férocité naturelle, ils traitèrent le pays comme
ennemi, et remplirent de meurtres et de ravages la Macédoine et la Thessalie,
qui étaient dépourvues de troupes. A ces déserteurs s’étaient joints un grand
nombre d’autres barbares, les uns échappés des défaites précédentes, et
dispersés dans la Thrace, les autres attirés des pays situés au-delà du Danube
par le désir du pillage ; en sorte que cette troupe formait une armée
nombreuse. Dès qu’ils apprirent que Théodose revenait victorieux , ils
abandonnèrent le pays. Cachés dans les forêts et dans les montagnes, ils n’osaient
plus en sortir que pendant la nuit, et dès que le jour parois soit, ils regagnaient
leurs retraites, emportant avec eux leur butin. Il était plus difficile de découvrir les
repaires de ces brigands que de les vaincre. Théodose, qui dès sa jeunesse s’était
familiarisé avec les plus grands dangers, ne voulut s’en rapporter qu’à
lui-même. Sans communiquer son dessein à personne qu’à Promote, de crainte que
les barbares de son armée n’en donnassent avis à leurs compatriotes, il prit
avec lui cinq cavaliers, qui menaient chacun en main trois ou quatre chevaux,
pour s’en servir à mesure que leur monture serait fatiguée. S’étant déguisé en
simple cavalier, il alla lui-même à la découverte, côtoyant les bois et les
marais, traversant les campagnes, logeant et mangeant chez les paysans, dont il
n’était pas reconnu.
Après deux ou trois jours de courses continuelles, il
arriva sur le soir à une méchante cabane, habitée par une vieille femme, à
laquelle il demanda le couvert et quelque chose à manger. Elle lui servit ce
qu’elle avait. Dès qu’il fut couché, il aperçut, à la lueur d’une lampe, un
homme qui se glissait avec précaution dans un coin de la chaumière, et qui semblait
craindre d’être vu. Ayant aussitôt appelé l’hôtesse, il lui demande en secret
ce que c’est que cet homme. Elle lui répond qu’elle n’a aucune connaissance ni
de ce qu’il est, ni de ce qu’il fait; que tout ce qu’elle en peut dire, c’est
que, depuis l’arrivée de l’empereur, cet inconnu vient toutes les nuits, fort
fatigué, prendre son repas et coucher chez elle; et que le matin, après avoir
payé sa dépense, il sort et va passer la journée où bon lui semble. L’empereur,
espérant en tirer quelque lumière, se lève, le fait saisir par ses gens,
l’interroge. Comme on ne pouvait lui arracher une parole, il le fit fouetter
avec violence; et ce traitement ne surmontant pas encore son obstination à
garder le silence, il ordonne à ses cavaliers de lui déchiqueter le corps avec
la pointe de leurs épées, et lui déclare en même temps qu’il est l’empereur.
Alors ce misérable, saisi d’effroi, avoue qu’ils est l’espion des barbares;
qu’il a soin de les avertir de la marche du prince, et de la route qu’ils
doivent tenir pour faire leurs pillages avec sûreté. Théodose, après s’être
instruit de la position des ennemis, lui fait couper la tête, et retourne à son
camp, dont il n’était pas éloigné.
Dès le point du jour, s’étant mis à la tête d’un détachement,
et ayant laissé dans le camp le général Promote avec le gros de l’armée, il va
chercher les barbares. On les surprend dans leurs forts; on les égorge la
plupart dans les marais, où ils s’étaient enfoncés pour éviter la mort.
Théodose fit dans cette journée admirer sa bravoure personnelle; mais il manqua
de prudence. Le carnage avait déjà duré longtemps, lorsque, par le conseil de Timase, il fit sonner la retraite pour laisser rafraîchir
et reposer ses soldats, qui étaient encore à jeun et épuisés de chaleur et de
fatigue. La joie de la victoire les ayant invités à boire sans modération, ceux
des barbares qui avoient échappé par la fuite, informés de ce désordre, se
rallièrent, revinrent charger les vainqueurs dispersés et plongés presque tous
dans le vin et dans le sommeil; ils en massacrèrent un grand nombre. Théodose,
qui se reposait sous une tente, aurait lui-même péri dans cette surprise, s’il
n’eût été averti assez à temps pour prendre la fuite avec quelques-uns de ses
officiers. Le général Promote, qu’il avait mandé sur-le-champ avec le reste de
l’armée, étant accouru au-devant de lui, le pria de mettre sa personne en
sûreté, et lui promit de lui rendre bon compte de ces déserteurs rebelles.
Promote double le pas, trouve les ennemis encore acharnés au carnage, fond sur
eux avec tant de furie, qu’il n’en laisse échapper qu’un très-petit nombre. Ce
dernier exploit de Promote, auquel l’empereur pouvait seul disputer la gloire
du plus grand capitane de son temps. Il avait contribué plus que personne aux
grands succès de Théodose contre Maxime. Il servit l’état et son prince avec
des intentions pures et détachées de tout intérêt. Mais ce qui augmente encore
aux yeux de la postérité le prix de ses éminentes qualités, c’est qu’il ne
retira d’autre fruit de ses services que de périr par les cruelles intrigues
d’un ministre jaloux et pervers : du moins on le crut ainsi. Rufin, dont la
faveur est une tache sur la vie de Théodose, affectait de s’élever au-dessus
des généraux et de les traiter avec hauteur. Promote et Timase,
après s’être exposés à tant de dangers pour le salut de l’état, ne pouvaient
voir sans indignation l’ascendant que prenait sur eux un vil courtisan, qui ne
se faisait valoir que par son esprit fourbe et artificieux. Dans un conseil,
auquel Théodose n’assistait pas, Rufin, qui ne croyait devoir ménager que
l’empereur, laissa échapper une parole insolente contre Promote: celui-ci ne
lui répondit que par un soufflet. Cette promptitude ne coûta pas moins à Promote
que n’avait autrefois coûté au jeune Drusus la même insulte faite à Séjan.
Rufin alla sur-le-champ s’en plaindre à l’empereur, qui en fut très-irrité : Si toutes ces jalousies ne cessent, dit-il en colère, ceux qui ne
peuvent souffrir Rufin pour égal le verront bientôt leur maître. C’était
menacer de lui donner le titre d’Auguste. Le ministre, habile à profiter de
l’affront qu’il avait reçu, détermina l’empereur à éloigner Promote de la cour,
sous prétexte de l’employer à exercer les troupes; et ce général, pendant qu’il
traversait la Thrace, fut massacré dans une embuscade par un parti de Bastarnes. L’empereur fut le seul qui n’attribua pas ce
meurtre à la méchanceté de Rufin; et, toujours aveuglé sur le compte de son
favori, il le désigna consul pour l’année suivante avec Arcadius. Mais Stilicon,
en attendant qu’il pût venger la mort de son ami sur celui qu’il en croyait
l’auteur, ne perdit pas l’occasion d’en punir ceux qui en avoient été les
ministres. Il était alors en Thrace pour défendre le pays contre des troupes de
barbares, qui, tantôt séparés, tantôt réunis, faisaient des courses dans la
province. C’étaient des Bastarnes, des Goths, des
Alains, des Huns, des Sarmates. Il tomba séparément sur un corps de Bastarnes, et les tailla tous en pièces. Il en enferma dans
un vallon un autre corps joint avec les autres barbares; et il était prêt à les
passer au fil de l’épée, lorsqu’il reçut ordre de l’empereur de les épargner, pourvu
qu’ils convinssent de sortir de la Thrace. Cet ordre était un effet des mauvais
conseils de Rufin, qui, selon l’opinion publique, payait de ce service important
l’assassinat de Promote.
Théodose, étant arrivé à Constantinople le 10 de novembre,
s’appliqua plus que jamais à rendre ses sujets heureux. Accessible aux
plus petits, affable, libéral, il prévenait même les demandes. Il travaillait à
éteindre les hérésies, mais avec un esprit de modération, ménageant la personne
des hérétiques en même temps qu’il proscrivait leurs erreurs. Aussi religieux
que ferme et prudent, il honorait sans faiblesse les ministres sacrés, il distinguait
leurs passions de leur caractère, il les écoutait sans se laisser conduire
aveuglément. Il fit bâtir des églises, il en embellit d’autres; et partout brillait
sa magnificence. Ce fut alors qu’il décora la principale porte de
Constantinople, qui fut, pour cette raison, appelée depuis ce temps la porte
dorée. Il en fit un arc de triomphe et un monument de sa victoire sur Maxime.
Cette porte, située au midi, donnait entrée dans la grande rue qui traversait
toute la ville jusqu’au Bosphore. Ce fut par-là que les empereurs firent dans
la suite leur entrée solennelle. On plaça au-dessus la statue de Théodose, une
victoire et une croix. La porte fut ornée de colonnes et revêtue de marbre : c’étaient
des bas-reliefs antiques, où les travaux d’Hercule et d’autres sujets de la
fable étaient traités avec beaucoup d’art. Pierre Gilles, savant voyageur du
seizième siècle, en admirait encore les précieux restes, qui s’étaient conservés
malgré la barbarie des Turcs, destructeurs des anciens monuments.
Il y avait à quelques lieues de Chalcédoine, dans un bourg nommé Cosilas, une
relique célèbre qu’on croyait être le chef de saint Jean-Baptiste. Elle
y avait été transférée du temps de Valens, qui voulait la faire apporter à Constantinople.
Mais on raconte que les mules qui trainaient le chariot avoient refusé d’aller
plus loin, quelque effort qu’on employât pour les faire avancer jusqu’au rivage
du Bosphore. Théodose, s’étant transporté en personne sur le lieu, ne voulut
pas user d’autorité pour enlever ce pieux trésor; il eut beaucoup de peine à
l’obtenir par prières de ceux qui le gardaient; et sans éprouver d’autre
difficulté, l’ayant enveloppé de sa pourpre, il le porta lui-même à
Chalcédoine, où il le laissa en dépôt jusqu’à ce qu’il eût fait bâtir en l’honneur
du saint précurseur une magnifique église à Constantinople dans le faubourg de
l’Hebdome. Rufin fut chargé de la construction de cet
édifice ; et dès qu’il fut achevé, Théodose y exposa cette sainte relique à la
vénération des fidèles. Selon M. du Cange, c’est le même chef de saint Jean
qu’on révère aujourd’hui dans l’église cathédrale d’Amiens, où il fut transféré
de Constantinople en 1206. M. de Tillemont apporte plusieurs raisons pour
prouver que c’est le chef d’un autre saint, et non celui de saint
Jean-Baptiste.
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