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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XXXI.

MENÉES DU PARTI ROYALISTE DANS LES SECTIONS.—RENTRÉE DES ÉMIGRÉS, PERSÉCUTION DES PATRIOTES.—CONSTITUTION DIRECTORIALE, DITE DE L'AN III, ET DÉCRETS DES 5 ET 13 FRUCTIDOR.—ACCEPTATION DE LA CONSTITUTION ET DES DÉCRETS PAR LES ASSEMBLÉES PRIMAIRES DE LA FRANCE.—RÉVOLTE DES SECTIONS DE PARIS CONTRE LES DÉCRETS DE FRUCTIDOR ET CONTRE LA CONVENTION. JOURNÉE DU 13 VENDÉMIAIRE. DÉFAITE DES SECTIONS INSURGÉES.—CLÔTURE DE LA CONVENTION NATIONALE.

 

Battu sur les frontières, et abandonné par la cour d'Espagne, sur laquelle il comptait le plus, le parti royaliste fut réduit à intriguer dans l'intérieur; et il faut convenir que, dans le moment, Paris offrait un champ vaste à ses intrigues. L'oeuvre de la constitution avançait; le moment où la convention déposerait ses pouvoirs, où la France se réunirait pour élire de nouveaux représentans, où une assemblée toute neuve remplacerait celle qui avait régné si long-temps, était plus favorable qu'aucun autre aux menées contre-révolutionnaires.

Les passions les plus vives fermentaient dans les sections de Paris. On n'y était pas royaliste, mais on servait le royalisme sans s'en douter. On s'était attaché à combattre les terroristes; on s'était animé par la lutte, on voulait persécuter aussi, et on s'irritait contre la convention, qui ne voulait pas laisser pousser la persécution trop loin. On était toujours prêt à se souvenir que la terreur était sortie de son sein; on lui demandait une constitution et des lois, et la fin de sa longue dictature. La plupart des hommes qui réclamaient tout cela ne songeaient guère aux Bourbons. C'était le riche tiers-état de 89, c'étaient des négocians, des marchands, des propriétaires, des avocats, des écrivains, qui voulaient enfin l'établissement des lois et la jouissance de leurs droits; c'étaient des jeunes gens sincèrement républicains, mais aveuglés par leur ardeur contre le système révolutionnaire; c'étaient beaucoup d'ambitieux, écrivains de journaux ou orateurs de sections, qui, pour prendre aussi leur place, désiraient que la convention se retirât devant eux; les royalistes se cachaient derrière cette masse. On comptait parmi ceux-ci quelques émigrés, quelques prêtres rentrés, quelques créatures de l'ancienne cour, qui avaient perdu des places, et beaucoup d'indifférens et de poltrons qui redoutaient une liberté orageuse. Ces derniers n'allaient pas dans les sections; mais les premiers y étaient assidus, et employaient tous les moyens pour les agiter. L'instruction donnée par les agens royalistes à leurs affidés était de prendre le langage des sectionnaires, de réclamer les mêmes choses, de demander comme eux la punition des terroristes, l'achèvement de la constitution, le procès des députés montagnards; mais à demander tout cela avec plus de violence, de manière à compromettre les sections avec la convention, et à provoquer de nouveaux mouvemens; car tout mouvement était une chance, et pouvait du moins dégoûter d'une république si tumultueuse.

De telles menées n'étaient heureusement possibles qu'à Paris, car c'est toujours la ville de France la plus agitée; c'est celle où l'on discute le plus chaudement sur les intérêts publics, où l'on a le goût et la prétention d'influer sur le gouvernement, et où commence toujours l'opposition. Excepté Lyon, Marseille et Toulon, où l'on s'égorgeait, le reste de la France prenait à ces agitations politiques infiniment moins de part que les sections de Paris.

A tout ce qu'ils disaient ou faisaient dire dans les sections, les intrigans au service du royalisme ajoutaient des pamphlets et des articles de journaux. Ils mentaient ensuite selon leur usage, se donnaient une importance qu'ils n'avaient pas, et écrivaient à l'étranger qu'ils avaient séduit les principaux chefs du gouvernement. C'est avec ces mensonges qu'ils se procuraient de l'argent, et qu'ils venaient d'obtenir quelques mille livres sterling de l'Angleterre. Il est constant néanmoins que, s'ils n'avaient gagné ni Tallien, ni Hoche, comme ils le disaient, ils avaient réussi pourtant auprès de quelques conventionnels, deux ou trois, peut-être. On nommait Rovère et Saladin, deux fougueux révolutionnaires, devenus maintenant de fougueux réacteurs. On croit aussi qu'ils avaient touché, par des moyens plus délicats, quelques-uns de ces députés d'opinion moyenne, qui se sentaient quelque penchant pour une monarchie représentative, c'est-à-dire pour un Bourbon, soi-disant lié par des lois à l'anglaise. A Pichegru, on avait offert un château, des canons et de l'argent; à quelques législateurs ou membres des comités, on avait pu dire: «La France est trop grande pour être république; elle serait bien plus heureuse avec un roi, des ministres responsables, des pairs héréditaires et des députés.» Cette idée, sans être suggérée, devait naturellement venir à plus d'un personnage, surtout à ceux qui étaient propres à remplir les fonctions de députés ou de pairs héréditaires. On regardait alors comme royalistes secrets MM. Lanjuinais et Boissy-d'Anglas, Henri Larivière, Lesage (d'Eure-et-Loir).

On voit que les moyens de l'agence n'étaient pas très-puissans; mais ils suffisaient pour troubler la tranquillité publique, pour inquiéter les esprits, pour rappeler surtout à la mémoire des Français, ces Bourbons, les seuls ennemis qu'eut encore la république, et que ses armes n'eussent pu vaincre, car on ne détruit pas les souvenirs avec des baïonnettes.

Parmi les soixante-treize, il y avait plus d'un monarchien; mais en général ils étaient républicains; les girondins l'étaient tous, ou presque tous. Cependant les journaux de la contre-révolution les louaient avec affectation, et avaient ainsi réussi à les rendre suspects aux thermidoriens. Pour se défendre de ces éloges, les soixante-treize et les vingt-deux protestaient de leur attachement à la république; car personne alors n'eût osé parler froidement de cette république. Quelle affreuse contradiction, en effet, si on ne l'eût pas aimée, que d'avoir sacrifié tant de trésors, tant de sang à son établissement! que d'avoir immolé des milliers de Français soit dans la guerre civile, soit dans la guerre étrangère! Il fallait donc bien l'aimer, ou du moins le dire! Cependant, malgré ces protestations, les thermidoriens étaient en défiance; ils ne comptaient que sur M. Daunou, dont on connaissait la probité et les principes sévères, et sur Louvet, dont l'âme ardente était restée républicaine. Celui-ci, en effet, après avoir perdu tant d'illustres amis, couru tant de dangers, ne comprenait pas que ce pût être en vain; il ne comprenait pas que tant de belles vies eussent été détruites pour aboutir à la royauté; il s'était tout à fait rattaché aux thermidoriens. Les thermidoriens se rattachaient eux-mêmes de jour en jour aux montagnards, à cette masse de républicains inébranlables, dont ils avaient sacrifié un assez grand nombre.

Ils voulaient provoquer d'abord des mesures contre la rentrée des émigrés, qui continuaient de reparaître en foule, les uns avec de faux passeports et sous des noms supposés, les autres sous le prétexte de venir demander leur radiation. Presque tous présentaient de faux certificats de résidence, disaient n'être pas sortis de France, et s'être seulement cachés, ou n'avoir été poursuivis qu'à l'occasion des événemens du 31 mai. Sous le prétexte de solliciter auprès du comité de sûreté générale, ils remplissaient Paris, et quelques-uns contribuaient aux agitations des sections. Parmi les personnages les plus marquans rentrés à Paris, était madame de Staël, qui venait de reparaître en France à la suite de son mari, ambassadeur de Suède. Elle avait ouvert son salon, où elle satisfaisait le besoin de déployer ses facultés brillantes. Une république était loin de déplaire à la hardiesse de son esprit, mais elle ne l'eût acceptée qu'à condition d'y voir briller ses amis proscrits, à condition de n'y plus voir ces révolutionnaires qui passaient sans doute pour des hommes énergiques, mais grossiers et dépourvus d'esprit. On voulait bien en effet recevoir de leurs mains la république sauvée, mais en les excluant bien vite de la tribune et du gouvernement. Des étrangers de distinction, tous les ambassadeurs des puissances, les gens de lettres les plus renommés par leur esprit, se réunissaient chez madame de Staël. Ce n'était plus le salon de madame Tallien, c'était le sien qui maintenant attirait toute l'attention, et on pouvait mesurer par là le changement que la société française avait subi depuis six mois. On disait que madame de Staël intercédait pour des émigrés; on prétendait qu'elle voulait faire rappeler Narbonne, Jaucourt et plusieurs autres. Legendre la dénonça formellement à la tribune. On se plaignit dans les journaux, de l'influence que voulaient exercer les coteries formées autour des ambassadeurs étrangers, enfin on demanda la suspension des radiations.

Les thermidoriens firent décréter de plus, que tout émigré rentré pour demander sa radiation, serait tenu de retourner dans sa commune, et d'y attendre la décision du comité de sûreté générale. On espérait, par ce moyen, délivrer la capitale d'une foule d'intrigans qui contribuaient à l'agiter. Les thermidoriens voulaient en même temps arrêter les persécutions dont les patriotes étaient l'objet; ils avaient fait élargir par le comité de sûreté générale, Pache, Bourbotte, le fameux Héron, et un grand nombre d'autres. Il faut convenir qu'ils auraient pu mieux choisir que ce dernier pour rendre justice aux patriotes. Des sections avaient déjà fait des pétitions, comme on l'a vu, au sujet de ces élargissemens; elles en firent de nouvelles. Les comités répondirent qu'il faudrait enfin juger les patriotes renfermés, et ne pas les détenir plus long-temps s'ils étaient innocens. Proposer leur jugement, c'était proposer leur élargissement, car leurs délits étaient pour la plupart de ces délits politiques, insaisissables de leur nature. Excepté quelques membres des comités révolutionnaires, signalés par des excès atroces, la plupart ne pouvaient être légalement condamnés. Plusieurs sections vinrent demander qu'on leur accordât quelques jours de permanence, pour motiver l'arrestation et le désarmement de ceux qu'elles avaient enfermés; elles dirent que dans le premier moment elles n'avaient pu ni rechercher les preuves, ni donner des motifs; mais elles offraient de les fournir. On n'écouta pas ces propositions, qui cachaient le désir de s'assembler et d'obtenir la permanence; et on demanda aux comités un projet pour mettre en jugement les patriotes détenus.

Une violente dispute s'éleva sur ce projet. Les uns voulaient envoyer les patriotes par devant les tribunaux des départemens; les autres, se défiant des passions locales, s'opposaient à ce mode de jugement, et voulaient qu'on choisît dans la convention une commission de douze membres, pour faire le triage des détenus, pour élargir ceux contre lesquels ne s'élevaient pas des charges suffisantes, et traduire les autres devant les tribunaux criminels. Ils disaient que cette commission, étrangère aux haines qui fermentaient dans les départemens, ferait meilleure justice, et ne confondrait pas les patriotes compromis par l'ardeur de leur zèle, avec les hommes coupables qui avaient pris part aux cruautés de la tyrannie décemvirale. Tous les ennemis opiniâtres des patriotes se soulevèrent à l'idée de cette commission, qui allait agir comme le comité de sûreté générale renouvelé après le 9 thermidor, c'est-à-dire élargir en masse. Ils demandèrent comment cette commission de douze membres pourrait juger vingt ou vingt-cinq mille affaires. On répondit tout simplement qu'elle ferait comme le comité de sûreté générale, qui en avait jugé quatre-vingt ou cent mille, lors de l'ouverture des prisons. Mais c'était justement de cette manière de juger qu'on ne voulait pas. Après plusieurs jours de débats, entremêlés de pétitions plus hardies les unes que les autres, on décida enfin que les patriotes seraient jugés par les tribunaux des départemens, et on renvoya le décret aux comités pour en modifier certaines dispositions secondaires. Il fallut consentir aussi à la continuation du rapport sur les députés compromis dans leurs missions. On décréta d'arrestation Lequinio, Lanot, Lefiot, Dupin, Bô, Piorry, Maxieu, Chaudron-Rousseau, Laplanche, Fouché; et on commença le procès de Lebon. Dans cet instant, la convention avait autant de ses membres en prison qu'au temps de la terreur. Ainsi les partisans de la clémence n'avaient rien à regretter, et avaient rendu le mal pour le mal.

La constitution avait été présentée par la commission des onze; elle fut discutée pendant les trois mois de messidor, thermidor et fructidor an III, et fut successivement décrétée avec peu de changemens. Ses auteurs étaient Lesage, Daunou, Boissy-d'Anglas, Creuzé-Latouche, Berlier, Louvet, Larévellière-Lépeaux, Lanjuinais, Durand-Maillane, Baudin (des Ardennes) et Thibaudeau. Sieyès n'avait pas voulu faire partie de cette commission; car en fait de constitution, il était encore plus absolu que sur tout le reste. Les constitutions étaient l'objet des réflexions de toute sa vie; elles étaient sa vocation particulière. Il en avait une toute prête dans sa tête; et il n'était pas homme à en faire le sacrifice. Il vint la proposer en son nom et sans l'intermédiaire de la commission. L'assemblée, par égard pour son génie, voulut bien l'écouter, mais n'adopta pas son projet. On la verra reparaître plus tard, et il sera temps alors de faire connaître cette conception, remarquable dans l'histoire de l'esprit humain. Celle qui fut adoptée était analogue aux progrès qu'avaient faits les esprits. En 91, on était à la fois si novice et si bienveillant, qu'on n'avait pas pu concevoir l'existence d'un corps aristocratique contrôlant les volontés de la représentation nationale, et on avait cependant admis, conservé avec respect, et presque avec amour, le pouvoir royal. Pourtant, en y réfléchissant mieux, on aurait vu qu'un corps aristocratique est de tous les pays, et même qu'il convient plus particulièrement aux républiques; qu'un grand état se passe très-bien d'un roi, mais jamais d'un sénat. En 1795, on venait de voir à quels désordres est exposée une assemblée unique, on consentit à l'établissement d'un corps législatif partagé en deux assemblées. On était alors moins irrité contre l'aristocratie que contre la royauté, parce qu'en effet on redoutait davantage la dernière. Aussi mit-on plus de soin à s'en défendre dans la composition d'un pouvoir exécutif. Il y avait dans la commission un parti monarchique, composé de Lesage, Lanjuinais, Durand-Maillane et Boissy-d'Anglas. Ce parti proposait un président; on n'en voulut pas. «Peut-être un jour, dit Louvet, on vous nommerait un Bourbon.» Baudin (des Ardennes) et Daunou proposaient deux consuls; d'autres en demandaient trois. On préféra cinq directeurs délibérant à la majorité. On ne donna à ce pouvoir exécutif aucun des attributs essentiels de la royauté, comme l'inviolabilité, la sanction des lois, le pouvoir judiciaire, le droit de paix et de guerre. Il avait la simple inviolabilité des députés, la promulgation et l'exécution des lois, la direction, mais non le vote de la guerre, la négociation, mais non la ratification des traités.

Telles furent les bases sur lesquelles reposa la constitution directoriale.

En conséquence on décréta: Un conseil, dit des Cinq-Cents, composé de cinq cents membres, âgés de trente ans au moins, ayant seuls la proposition des lois, se renouvelant par tiers tous les ans;

Un conseil, dit des Anciens, composé de deux cent cinquante membres, âgés de quarante ans au moins, tous ou veufs ou mariés, ayant la sanction des lois, se renouvelant aussi par tiers.

Enfin un directoire exécutif, composé de cinq membres, délibérant à la majorité, se renouvelant tous les ans par cinquième, ayant des ministres responsables, promulgant les lois et les faisant exécuter, ayant la disposition des forces de terre et de mer, les relations extérieures, la faculté de repousser les premières hostilités, mais ne pouvant faire la guerre sans le consentement du corps législatif; négociant les traités et les soumettant à la ratification du corps législatif, sauf les articles secrets qu'il avait la faculté de stipuler s'ils n'étaient pas destructifs des articles patens.

Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manière suivante:

Tous les citoyens âgés de vingt-un ans se réunissaient de droit en assemblée primaire tous les premiers du mois de prairial, et nommaient des assemblées électorales. Ces assemblées électorales se réunissaient tous les 20 de prairial, et nommaient les deux conseils. Les deux conseils nommaient le directoire. On avait pensé que le pouvoir exécutif, étant nommé par le pouvoir législatif, en serait plus dépendant; on fut déterminé aussi par une raison tirée des circonstances. La république n'étant pas encore dans les habitudes de la France, et étant plutôt une opinion des hommes éclairés ou compromis dans la révolution qu'un sentiment général, on ne voulut pas confier la composition du pouvoir exécutif aux masses. On pensait donc que, dans les premières années surtout, les auteurs de la révolution, devant dominer naturellement dans le corps législatif, choisiraient des directeurs capables de défendre leur ouvrage.

Le pouvoir judiciaire fut confié à des juges électifs. On institua des juges de paix. On établit un tribunal civil par département, jugeant en première instance les causes du département, et en appel celles des départemens voisins. On ajouta une cour criminelle composée de cinq membres et d'un jury.

On n'admit point d'assemblées communales, mais des administrations municipales et départementales composées de trois ou cinq membres et davantage, suivant la population; elles devaient être formées par la voie d'élection. L'expérience fit adopter des dispositions accessoires et d'une grande importance. Ainsi le corps législatif désignait lui-même sa résidence, et pouvait se transporter dans la commune qu'il lui plaisait de choisir. Aucune loi ne pouvait être discutée sans trois lectures préalables, à moins qu'elle ne fût qualifiée de mesure d'urgence, et reconnue telle par le conseil des anciens. C'était un moyen de prévenir ces résolutions si rapides et si tôt rapportées, que la convention avait prises si souvent. Enfin, toute société se qualifiant de populaire, tenant des séances publiques, ayant un bureau, des tribunes, des affiliations, était interdite. La presse était entièrement libre. Les émigrés étaient expulsés à jamais du territoire de la république; les biens nationaux irrévocablement acquis aux acheteurs. Tous les cultes furent déclarés libres, quoique non reconnus, ni salariés par l'état.

Telle fut la constitution par laquelle on espérait maintenir la France en république. Il se présentait une question importante: la constituante, par ostentation de désintéressement, s'était exclue du corps législatif qui la remplaça; la convention ferait-elle de même? Il faut en convenir, une pareille détermination eût été une grande imprudence. Chez un peuple mobile, qui, après avoir vécu quatorze siècles sous la monarchie, l'avait renversée dans un moment d'enthousiasme, la république n'était pas tellement dans les moeurs, qu'on pût en abandonner l'établissement au seul cours des choses. La révolution ne pouvait être bien défendue que par ses auteurs. La convention était composée en grande partie de constituants et de membres de la législative; elle réunissait les hommes qui avaient aboli l'ancienne constitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789, qui avaient renversé le trône au 10 août, qui avaient, le 21 janvier, immolé le chef de la dynastie des Bourbons, et qui, pendant trois ans, avaient fait contre l'Europe des efforts inouis pour soutenir leur ouvrage; eux seuls étaient capables de bien défendre la révolution, consacrée dans la constitution directoriale. Aussi, ne se targuant pas d'un vain désintéressement, ils décrétèrent, le 5 fructidor (22 août), que le nouveau corps législatif se composerait des deux tiers de la convention, et qu'il ne serait nommé qu'un nouveau tiers. La question était de savoir si la convention désignerait elle-même les deux tiers à conserver, ou si elle laisserait ce soin aux assemblées électorales. Après une dispute épouvantable, il fut convenu, le 13 fructidor (30 août), que les assemblées électorales seraient chargées de ce choix. On décida que les assemblées primaires se réuniraient le 20 fructidor (6 septembre) pour accepter la constitution et les deux décrets des 5 et 13 fructidor. On décréta, en outre, qu'après avoir émis leur vote sur la constitution et les décrets, les assemblées primaires se réuniraient de nouveau, et feraient actuellement, c'est-à-dire en l'an III (1795), les élections du 1er prairial de l'année suivante. La convention annonçait par là qu'elle allait déposer la dictature, et mettre la constitution en activité. Elle décréta aussi que les armées, quoique privées ordinairement du droit de délibérer, se réuniraient cependant sur le champ de bataille qu'elles occuperaient dans le moment, pour voter la constitution. Il fallait, disait-on, que ceux qui devaient la défendre pussent la consentir. C'était intéresser les armées à la révolution par leur vote même.

A peine ces résolutions furent-elles prises, que les ennemis si nombreux et si divers de la convention s'en montrèrent désolés. Peu importait la constitution à la plupart d'entre eux. Toute constitution leur convenait, pourvu qu'elle donnât lieu à un renouvellement général de tous les membres du gouvernement. Les royalistes voulaient ce renouvellement pour amener du trouble, pour réunir le plus grand nombre possible d'hommes de leur choix, et pour se servir de la république même au profit de la royauté; ils le voulaient surtout pour écarter les conventionnels, si intéressés à combattre la contre-révolution, et pour appeler des hommes nouveaux, inexpérimentés, non compromis, et plus aisés à séduire. Beaucoup de gens de lettres, d'écrivains, d'hommes inconnus, empressés de s'élancer dans la carrière politique, non par esprit de contre-révolution, mais par ambition personnelle, désiraient aussi ce renouvellement complet, pour avoir un plus grand nombre de places à occuper. Les uns et les autres se répandirent dans les sections, et les excitèrent contre les décrets. La convention, disaient-ils, voulait se perpétuer au pouvoir; elle parlait des droits du peuple, et cependant elle en ajournait indéfiniment l'exercice; elle lui commandait ses choix, elle ne lui permettait pas de préférer les hommes qui étaient restés purs de crimes; elle voulait conserver forcément une majorité composée d'hommes qui avaient couvert la France d'échafauds. Ainsi, ajoutaient-ils, la nouvelle législature ne serait pas purgée de tous les terroristes; ainsi la France ne serait pas entièrement rassurée sur son avenir, et n'aurait pas la certitude de ne jamais voir renaître un régime affreux. Ces déclamations agissaient sur un grand nombre d'esprits: toute la bourgeoisie des sections, qui voulait bien les nouvelles institutions telles qu'on les lui donnait, mais qui avait une peur excessive du retour de la terreur; des hommes sincères, mais irréfléchis, qui rêvaient une république sans tache, et qui souhaitaient placer au pouvoir une génération nouvelle et pure; des jeunes gens, épris de ces mêmes chimères, beaucoup d'imaginations avides de nouveauté, voyaient avec le plus vif regret la convention se perpétuer ainsi pendant deux ou trois ans. La cohue des journalistes se souleva. Une foule d'hommes, qui avaient rang dans la littérature, ou qui avaient figuré dans les anciennes assemblées, parurent aux tribunes des sections. MM. Suard, Morellet, Lacretelle jeune, Fiévée, Vaublaric, Pastoret, Dupont de Nemours, Quatremère de Quincy, Delalot, le fougueux converti La Harpe, le général Miranda, échappé des prisons où l'avait fait enfermer sa conduite à Nerwinde, l'espagnol Marchenna, soustrait à la proscription de ses amis les girondins, le chef de l'agence royaliste Lemaître, se signalèrent par des pamphlets ou des discours véhémens dans les sections: le déchaînement fut universel.

Le plan à suivre était tout simple, c'était d'accepter la constitution et de rejeter les décrets. C'est ce qu'on proposa de faire à Paris, et ce qu'on engagea toutes les sections de la France à faire aussi. Mais les intrigans qui agitaient les sections, et qui voulaient pousser l'opposition jusqu'à l'insurrection, désiraient un plan plus étendu. Ils voulaient que les assemblées primaires, après avoir accepté la constitution et rejeté les décrets des 5 et 13 fructidor, se constituassent en permanence; qu'elles déclarassent les pouvoirs de la convention expirés, et les assemblées électorales libres de choisir leurs députés partout où il leur plairait de les prendre; enfin, qu'elles ne consentissent à se séparer qu'après l'installation du nouveau corps législatif. Les agens de Lemaître firent parvenir ce plan dans les environs de Paris; ils écrivirent en Normandie, où l'on intriguait beaucoup pour le régime de 91; en Bretagne, dans la Gironde, partout où ils avaient des relations. L'une de leurs lettres fut saisie, et publiée à la tribune. La convention vit sans effroi les préparatifs qu'on faisait contre elle, et attendit avec calme la décision des assemblées primaires de toute la France, certaine que la majorité se prononcerait en sa faveur. Cependant, soupçonnant l'intention d'une nouvelle journée, elle fit avancer quelques troupes, et les réunit dans le camp des Sablons, sous Paris.

La section Lepelletier, autrefois Saint-Thomas, ne pouvait manquer de se distinguer ici; elle vint, avec celles du Mail, de la Butte-des-Moulins, des Champs-Elysées, du Théâtre-Français (l'Odéon), adresser des pétitions à l'assemblée. Elles s'accordaient toutes à demander si les Parisiens avaient démérité, si on se défiait d'eux, puisqu'on appelait des troupes; elles se plaignaient de la prétendue violence faite à leurs choix, et se servaient de ces expressions insolentes: «Méritez nos choix, et ne les commandez pas.» La convention répondit d'une manière ferme à toutes ces adresses, et se borna à dire qu'elle attendait avec respect la manifestation de la volonté nationale, qu'elle s'y soumettrait dès qu'elle serait connue, et qu'elle obligerait tout le monde à s'y soumettre.

Ce qu'on voulait surtout, c'était établir un point central pour communiquer avec toutes les sections, pour leur donner une impulsion commune, et pour organiser ainsi la révolte. On avait eu assez d'exemples sous les yeux, pour savoir que c'était là le premier besoin. La section Lepelletier s'institua centre; elle avait droit à cet honneur, car elle avait toujours été la plus ardente. Elle commença par publier un acte de garantie aussi maladroit qu'inutile. Les pouvoirs du corps constituant, disait-elle, cessaient en présence du peuple souverain; les assemblées primaires représentaient le peuple souverain; elles avaient le droit d'exprimer une opinion quelconque sur la constitution et sur les décrets; elles étaient sous la sauvegarde les unes des autres; elles se devaient la garantie réciproque de leur indépendance. Personne ne niait cela, sauf une modification qu'il fallait ajouter à ces maximes; c'est que le corps constituant conservait ses pouvoirs jusqu'à ce que la décision de la majorité fût connue. Du reste, ces vaines généralités n'étaient qu'un moyen pour arriver à une autre mesure.

La section Lepelletier proposa aux quarante-huit sections de Paris de désigner chacune un commissaire, pour exprimer les sentimens des citoyens de la capitale sur la constitution et les décrets. Ici commençait l'infraction aux lois; car il était défendu aux assemblées primaires de communiquer entre elles, de s'envoyer des commissaires ou des adresses. La convention cassa l'arrêté, et déclara qu'elle considérerait son exécution comme un attentat à la sûreté publique.

Les sections n'étant pas encore assez enhardies cédèrent, et se mirent à recueillir les votes sur la constitution et les décrets. Elles commencèrent par chasser, sans aucune forme légale, les patriotes qui venaient voter dans leur sein. Dans les unes, on les mit tout simplement à la porte de la salle; dans les autres, on leur signifia, par des placards, qu'ils eussent à rester chez eux, car s'ils paraissaient à la section on les en chasserait ignominieusement. Les individus privés ainsi d'exercer leurs droits étaient fort nombreux; ils accoururent à la convention pour réclamer contre la violence qui leur était faite. La convention désapprouva la conduite des sections, mais refusa d'intervenir, pour ne point paraître recruter des votes, et pour que l'abus même prouvât la liberté de la délibération. Les patriotes, chassés de leurs sections, s'étaient réfugiés dans les tribunes de la convention; ils les occupaient en grand nombre, et tous les jours ils demandaient aux comités de leur rendre leurs armes, assurant qu'ils étaient prêts à les employer à la défense de la république.

Toutes les sections de Paris, excepté celle des Quinze-Vingts, acceptèrent la constitution, et rejetèrent les décrets. Il n'en fut point de même dans le reste de la France. L'opposition, comme il arrive toujours, était moins ardente dans les provinces que dans la capitale. Les royalistes, les intrigans, les ambitieux, qui avaient intérêt à presser le renouvellement du corps législatif et du gouvernement, n'étaient nombreux qu'à Paris; aussi, dans les provinces, les assemblées furent-elles calmes, quoique parfaitement libres; elles adoptèrent la constitution à la presque unanimité, et les décrets à une grande majorité. Quant aux armées, elles reçurent la constitution avec enthousiasme dans la Bretagne et la Vendée, aux Alpes et sur le Rhin. Les camps, changés en assemblées primaires, retentirent d'acclamations. Ils étaient pleins d'hommes dévoués à la révolution, et qui lui étaient attachés par les sacrifices mêmes qu'ils avaient faits pour elle. Ce déchaînement qu'on montrait à Paris contre le gouvernement révolutionnaire était tout à fait inconnu dans les armées. Les réquisitionnaires de 1793, dont elles étaient remplies, conservaient le plus grand souvenir de ce fameux comité, qui les avait bien mieux conduits et nourris que le nouveau gouvernement. Arrachés à la vie privée, habitués à braver les fatigues et la mort, nourris de gloire et d'illusions, ils avaient encore cet enthousiasme qui, dans l'intérieur de la France, commençait à se dissiper; ils étaient fiers de se dire soldats d'une république défendue par eux contre tous les rois de l'Europe, et qui, en quelque sorte, était leur ouvrage. Ils juraient avec sincérité de ne pas la laisser périr. L'armée de Sambre-et-Meuse, que commandait Jourdan, partageait les nobles sentimens de son brave chef. C'était elle qui avait vaincu à Watignies et débloqué Maubeuge; c'était elle qui avait vaincu à Fleurus et donné la Belgique à la France; c'était elle enfin, qui, par les victoires de l'Ourthe et de la Roër, venait de lui assurer la ligne du Rhin. Cette armée, qui avait le mieux mérité de la république, lui était aussi le plus attachée. Elle venait de passer le Rhin; elle s'arrêta sur le champ de bataille, et on vit soixante mille hommes accepter à la fois la nouvelle constitution républicaine.

Ces nouvelles, arrivant successivement à Paris, réjouissaient la convention et attristaient fort les sectionnaires. Chaque jour, ils venaient présenter des adresses, où ils déclaraient le vote de leur assemblée, et annonçaient avec une joie insultante que la constitution était acceptée et les décrets rejetés. Les patriotes amassés dans les tribunes murmuraient; mais dans le même instant on lisait des procès-verbaux envoyés des départemens, qui, presque tous, annonçaient l'acceptation et de la constitution et des décrets. Alors les patriotes éclataient en applaudissemens furibonds, et narguaient de leurs éclats de joie les pétitionnaires des sections assis à la barre. Les derniers jours de fructidor se passèrent en scènes de ce genre. Enfin le 1er vendémiaire de l'an IV (23 septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.

La constitution était acceptée à la presque unanimité des votans, et les décrets à une immense majorité. Quelques mille voix cependant s'étaient prononcées contre les décrets, et ça et là quelques-unes avaient osé demander un roi: c'était une preuve suffisante que la plus parfaite liberté avait régné dans les assemblées primaires. Ce même jour, la constitution et les décrets furent solennellement déclarés par la convention lois de l'état. Cette déclaration fut suivie d'applaudissemens prolongés. La convention décréta ensuite que les assemblées primaires qui n'avaient pas encore nommé leurs électeurs, devraient achever cette nomination avant le 10 vendémiaire (2 octobre); que les assemblées électorales se formeraient le 20, et devraient finir leurs opérations au plus tard le 29 (21 octobre); qu'enfin le nouveau corps législatif se réunirait le 15 brumaire (6 novembre).

Cette nouvelle fut un coup de foudre pour les sectionnaires. Ils avaient espéré jusqu'au dernier moment que la France donnerait un vote semblable à celui de Paris, et qu'ils seraient délivrés de ce qu'ils appelaient les deux tiers; mais le dernier décret ne leur permettait plus aucun espoir. Affectant de ne pas croire à une loyale supputation des votes, ils envoyèrent des commissaires au comité des décrets, pour vérifier les procès-verbaux. Cette injurieuse démarche ne fut point mal accueillie. On consentit à leur montrer les procès-verbaux et à leur laisser faire le compte des votes; ils le trouvèrent exact. Dès lors ils n'eurent plus même cette malheureuse objection d'une erreur de calcul ou d'un mensonge; il ne leur resta plus que l'insurrection. Mais c'était un parti violent, et il n'était pas aisé de s'y résoudre. Les ambitieux qui désiraient éloigner les hommes de la révolution, pour prendre leur place dans le gouvernement républicain; les jeunes gens qui voulaient étaler leur courage, et qui avaient même servi pour la plupart; les royalistes enfin qui n'avaient d'autre ressource qu'une attaque de vive force, pouvaient s'exposer volontiers à la chance d'un combat; mais cette masse d'hommes paisibles, entraînés à figurer dans les sections par peur des terroristes plutôt que par courage politique, n'étaient pas faciles à décider. D'abord l'insurrection ne convenait pas à leurs principes; comment, en effet, des ennemis de l'anarchie pouvaient-ils attaquer le pouvoir établi et reconnu? Les partis, il est vrai, craignent peu les contradictions: mais comment des bourgeois, qui n'étaient jamais sortis de leurs comptoirs ou de leurs maisons, oseraient-ils attaquer des troupes de ligne, armées de canons? Cependant les intrigans royalistes, les ambitieux, se jetèrent dans les sections, parlèrent d'intérêt public et d'honneur; ils dirent qu'il n'y avait pas de sûreté à être gouverné encore par des conventionnels; qu'on resterait toujours exposé au terrorisme, que du reste il était honteux de reculer et de se laisser soumettre. On s'adressa à la vanité. Les jeunes gens qui revenaient des armées firent grand bruit, entraînèrent les timides, les empêchèrent de manifester leurs craintes, et tout se prépara pour un coup d'éclat. Des groupes de jeunes gens parcouraient les rues en criant: A bas les deux tiers! Lorsque les soldats de la convention voulaient les disperser et les empêcher de proférer des cris séditieux, ils ripostaient à coups de fusil. Il y eut différentes émeutes, le plusieurs coups de feu au milieu même du Palais-Royal.

Lemaître et ses collègues, voyant le succès de leurs projets, avaient fait venir à Paris plusieurs chefs de chouans et un certain nombre d'émigrés; ils les tenaient cachés, et n'attendaient que le premier signal pour les faire paraître. Ils avaient réussi à provoquer des mouvemens à Orléans, à Chartres, à Dreux, à Verneuil et à Nonancourt. A Chartres, un représentant, Letellier, n'ayant pu empêcher une émeute, s'était brûlé la cervelle. Quoique ces mouvemens eussent été réprimés, un succès à Paris pouvait entraîner un mouvement général. Rien ne fut oublié pour le fomenter, et bientôt le succès des conspirateurs parut complet.

Le projet de l'insurrection n'était pas encore résolu; mais les honnêtes bourgeois de Paris se laissaient peu à peu entraîner par des jeunes gens et des intrigans. Bientôt ils allaient, de bravades en bravades, se trouver engagés irrévocablement. La section Lepelletier était toujours la plus agitée. Ce qu'il fallait, avant de songer à aucune tentative, c'était, comme nous l'avons dit, établir une direction centrale. On en cherchait depuis longtemps le moyen. On pensa que l'assemblée des électeurs, nommée par toutes les assemblées primaires de Paris, pourrait devenir cette autorité centrale; mais, d'après le dernier décret, cette assemblée ne devait pas se réunir avant le 20; et on ne voulait pas attendre aussi longtemps. La section Lepelletier imagina alors un arrêté, fondé sur un motif assez singulier. La constitution, disait-elle, ne mettait que vingt jours d'intervalle entre la réunion des assemblées primaires et celle des assemblées électorales. Les assemblées primaires s'étaient réunies cette fois le 20 fructidor, les assemblées électorales devaient donc se réunir le 10 vendémiaire. La convention n'avait fixé cette réunion que pour le 20; mais c'était évidemment pour retarder encore la mise en activité de la constitution et le partage du pouvoir avec le nouveau tiers. En conséquence, pour sauvegarder les droits de citoyens, la section Lepelletier arrêtait que les électeurs déjà nommés se réuniraient sur-le-champ; elle communiqua l'arrêté aux autres sections pour le leur faire approuver. Il le fut par plusieurs d'entre elles. La réunion fut fixée pour le 11, au Théâtre-Français (salle de l'Odéon).

Le 11 vendémiaire (3 octobre), une partie des électeurs se rassembla dans la salle du théâtre, sous la protection de quelques bataillons de la garde nationale. Une multitude de curieux accoururent sur la place de l'Odéon, et formèrent bientôt un rassemblement considérable. Les comités de sûreté générale et de salut public, les trois représentans qui depuis le 4 prairial avaient conservé la direction de la force armée, étaient toujours réunis dans les occasions importantes. Ils coururent à la convention lui dénoncer cette première démarche, qui dénotait évidemment un projet d'insurrection. La convention était assemblée pour célébrer une fête funèbre dans la salle de ses séances, en l'honneur des malheureux girondins. On voulait remettre la fête; Tallien s'y opposa; il dit qu'il ne serait pas digne de l'assemblée de l'interrompre, et qu'elle devait vaquer à ses travaux accoutumés, au milieu de tous les périls. On rendit un décret portant l'ordre de se séparer, à toute réunion d'électeurs, formée ou d'une manière illégale, ou avant le terme prescrit, ou pour un objet étranger à ses fonctions électorales. Pour ouvrir une issue à ceux qui auraient envie de reculer, on ajouta au décret que tous ceux qui, entraînés à des démarches illégales, rentreraient immédiatement dans le devoir, seraient exempts de poursuites. Sur-le-champ des officiers de police, escortés seulement de six dragons, furent envoyés sur la place de l'Odéon pour faire la proclamation du décret. Les comités voulaient autant que possible éviter l'emploi de la force. La foule s'était augmentée à l'Odéon, surtout vers la nuit. L'intérieur du théâtre était mal éclairé; une multitude de sectionnaires occupaient les loges; ceux qui prenaient une part active à l'événement se promenaient sur le théâtre avec agitation. On n'osait rien délibérer, rien décider. En apprenant l'arrivée des officiers de police chargés de lire le décret, on courut sur la place de l'Odéon. Déjà la foule les avait entourés; on se précipita sur eux, on éteignit les torches qu'ils portaient, et on obligea les dragons à s'enfuir. On rentra alors dans la salle du théâtre, en s'applaudissant de ce succès; on fit des discours, on se promit avec serment de résister à la tyrannie; mais aucune mesure ne fut prise pour appuyer la démarche décisive qu'on venait de faire. La nuit s'avançait: beaucoup de curieux et de sectionnaires se retiraient; la salle commença à se dégarnir, et finit par être abandonnée tout à fait à l'approche de la force armée, qui arriva bientôt. En effet, les comités avaient ordonné au général Menou, nommé, depuis le 4 prairial, général de l'armée de l'intérieur, de faire avancer une colonne du camp des Sablons. La colonne arriva avec deux pièces de canon, et ne trouva plus personne ni sur la place, ni dans la salle de l'Odéon.

Cette scène, quoique sans résultat, causa néanmoins une grande émotion. Les sectionnaires venaient d'essayer leurs forces, et avaient pris quelque courage, comme il arrive toujours après une première incartade. La convention et ses partisans avaient vu avec effroi les événemens de cette journée, et, plus prompts à croire aux résolutions de leurs adversaires, que leurs adversaires à les former, ils n'avaient plus douté de l'insurrection. Les patriotes, mécontens de la convention, qui les avait si rudement traités, mais pleins de leur ardeur accoutumée, sentirent qu'il fallait immoler leurs ressentimens à leur cause; et, dans la nuit même, ils accoururent en foule auprès des comités pour offrir leurs bras et demander des armes. Les uns étaient sortis la veille des prisons, les autres venaient d'être exclus des assemblées primaires: tous avaient les plus grands motifs de zèle. A eux se joignaient une foule d'officiers, rayés des rôles de l'armée par le réacteur Aubry. Les thermidoriens, dominant toujours dans les comités, et entièrement revenus à la Montagne, n'hésitèrent pas à accueillir les offres des patriotes, et leur avis fut appuyé par plus d'un girondin. Louvet, dans des réunions qui avaient lieu chez un ami commun des girondins et des thermidoriens, avait déjà proposé de réarmer les faubourgs, de rouvrir même les jacobins, sauf à les fermer ensuite si cela devenait encore nécessaire. On n'hésita donc pas à délivrer des armes à tous les citoyens qui se présentèrent; on leur donna pour officiers les militaires qui étaient à Paris sans emploi. Le vieux et brave général Berruyer fut chargé de les commander. Cet armement se fit dans la matinée même du 12. Le bruit s'en répandit sur-le-champ dans tous les quartiers. Ce fut un excellent prétexte pour les agitateurs des sections, qui cherchaient à compromettre les paisibles citoyens de Paris. La convention voulait, disaient-ils, recommencer la terreur; elle venait de réarmer les terroristes; elle allait les lancer sur les honnêtes gens; les propriétés, les personnes, n'étaient plus en sûreté; il fallait courir aux armes pour se défendre. En effet, les sections de Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Théâtre-Français, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus, du Temple, se déclarèrent en rébellion, firent battre la générale dans leurs quartiers, et enjoignirent à tous les citoyens de la garde nationale de se rendre à leurs bataillons, pour veiller à la sûreté publique, menacée par les terroristes. La section Lepelletier se constitua aussitôt en permanence, et devint le centre de toutes les intrigues contre-révolutionnaires. Les tambours et les proclamateurs des sections se répandirent dans Paris avec une singulière audace, et donnèrent le signal du soulèvement. Les citoyens, ainsi excités par les bruits qu'on répandait, se rendirent en armes à leurs sections, prêts à céder à toutes les suggestions d'une jeunesse imprudente et d'une faction perfide.

La convention se déclara aussitôt en permanence, et somma ses comités de veiller à la sûreté publique et à l'exécution de ses décrets. Elle rapporta la loi qui ordonnait le désarmement des patriotes, et légalisa ainsi les mesures prises par ses comités; mais elle fit en même temps une proclamation pour calmer les habitans de Paris, et pour les rassurer sur les intentions et le patriotisme des hommes auxquels on venait de rendre leurs armes.

Les comités, voyant que la section Lepelletier devenait le foyer de toutes les intrigues, et serait peut-être bientôt le quartier-général des rebelles, arrêtèrent que la section serait entourée et désarmée le jour même. Menou reçut de nouveau l'ordre de quitter les Sablons avec un corps de troupes et des canons. Ce général Menou, bon officier, citoyen doux et modéré, avait eu pendant la révolution l'existence la plus pénible et la plus agitée. Chargé de combattre dans la Vendée, il avait été en butte à toutes les vexations du parti Ronsin. Traduit à Paris, menacé d'un jugement, il n'avait dû la vie qu'au 9 thermidor. Nommé général de l'armée de l'intérieur au 4 prairial, et chargé de marcher sur les faubourgs, il avait eu alors à combattre des hommes qui étaient ses ennemis naturels, qui étaient d'ailleurs poursuivis par l'opinion, qui enfin, dans leur énergie, ménageaient trop peu la vie des autres pour qu'on se fit scrupule de sacrifier la leur; mais aujourd'hui c'était la brillante population de la capitale, c'était la jeunesse des meilleures familles, c'était la classe enfin qui faisait l'opinion, qu'il lui fallait mitrailler si elle persistait dans son imprudence. Il était donc dans une cruelle perplexité, comme il arrive toujours à l'homme faible, qui ne sait ni renoncer à sa place, ni se résoudre à une commission rigoureuse. Il fit marcher ses colonnes fort tard; il laissa les sections proclamer tout ce qu'elles voulurent pendant la journée du 12; il se mit ensuite à parlementer secrètement avec quelques-uns de leurs chefs, au lieu d'agir; il déclara même aux trois représentans chargés de diriger la force armée, qu'il ne voulait pas avoir sous ses ordres le bataillon des patriotes. Les représentans lui répondirent que ce bataillon était sous les ordres du général Berruyer seul. Ils le pressèrent d'agir, sans dénoncer encore aux deux comités ses hésitations et sa mollesse. Ils virent d'ailleurs la même répugnance chez plus d'un officier, et entre autres chez les deux généraux de brigade Despierre et Debar, qui, prétextant une maladie, ne se trouvaient pas à leur poste. Enfin, vers la nuit, Menou s'avança avec le représentant Laporte sur la section Lepelletier. Elle siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, qui a été remplacé depuis par le bel édifice de la Bourse. On s'y rendait par la rue Vivienne. Menou entassa son infanterie, sa cavalerie, ses canons, dans cette rue, et se mit dans une position où il aurait combattu avec peine, enveloppé par la multitude des sectionnaires qui fermaient toutes les issues, et qui remplissaient les fenêtres des maisons. Menou fit rouler ses canons jusqu'à la porte du couvent, et entra avec le représentant Laporte et un bataillon dans la salle même de la section. Les membres de la section, au lieu d'être formés en assemblée délibérante, étaient armés, rangés en ligne, ayant leur président en tête: c'était M. Delalot. Le général et le représentant les sommèrent de rendre leurs armes; ils s'y refusèrent. Le président Delalot, voyant l'hésitation avec laquelle on faisait cette sommation, y répondit avec chaleur, parla aux soldats de Menou avec à-propos et présence d'esprit, et déclara qu'il faudrait en venir aux dernières extrémités pour arracher les armes à la section. Combattre dans cet espace étroit, ou se retirer pour foudroyer la salle à coups de canon, était une alternative douloureuse. Cependant, si Menou eût parlé avec fermeté, et braqué son artillerie, il est douteux que la résolution des sectionnaires se fût maintenue jusqu'au bout. Menou et Laporte aimèrent mieux une capitulation; ils promirent de faire retirer les troupes conventionnelles, à condition que la section se séparerait sur-le-champ; elle promit ou feignit de le promettre. Une partie du bataillon défila comme pour se retirer. Menou, de son côté, sortit avec sa troupe, et fit rebrousser chemin à ses colonnes qui eurent peine à traverser la foule amassée dans les quartiers environnans. Tandis qu'il avait la faiblesse de céder devant la fermeté de la section Lepelletier, celle-ci était rentrée dans le lieu de ses séances, et, fière d'avoir résisté, s'enhardissait davantage dans sa rébellion. Le bruit se répandit sur-le-champ que les décrets n'étaient pas exécutés, que l'insurrection restait victorieuse; que les troupes revenaient sans avoir fait triompher l'autorité de la convention. Une foule de témoins de cette scène coururent aux tribunes de l'assemblée, qui était en permanence, avertirent les députés, et on entendit crier de tous côtés: Nous sommes trahis! nous sommes trahis! à la barre le général Menou! On somma les comités de venir donner des explications.

Dans ce moment, les comités, avertis de ce qui venait de se passer, étaient dans la plus grande agitation. On voulait arrêter Menou, et le juger sur-le-champ. Cependant cela ne remédiait à rien; il fallait suppléer à ce qu'il n'avait pas fait. Mais quarante membres, discutant des mesures d'exécution, étaient peu propres à s'entendre et à agir avec la vigueur et la précision nécessaires. Trois représentans, chargés de diriger la force armée, n'étaient pas non plus une autorité assez énergique. On songea à nommer un chef comme dans toutes les occasions décisives; et dans cet instant, qui rappelait tous les dangers de thermidor, on songea au député Barras, qui, en sa qualité de général de brigade, avait reçu le commandement dans cette journée fameuse, et s'en était acquitté avec toute l'énergie désirable. Le député Barras avait une grande taille, une voix forte; il ne pouvait pas faire de longs discours, mais il excellait à improviser quelques phrases énergiques et véhémentes, qui donnaient de lui l'idée d'un homme résolu et dévoué. On le nomma général de l'armée de l'intérieur, et on lui donna comme adjoints les trois représentans chargés avant lui de diriger la force armée. Une circonstance rendait ce choix fort heureux. Barras avait auprès de lui un officier très capable de commander, et il n'aurait pas eu la petitesse d'esprit de vouloir écarter un homme plus habile que lui. Tous les députés, envoyés en mission à l'armée d'Italie, connaissaient le jeune officier d'artillerie qui avait décidé la prise de Toulon, et fait tomber Saorgio et les lignes de la Roya. Ce jeune officier, devenu général de brigade, avait été destitué par Aubry, et se trouvait à Paris en non-activité, réduit presque à l'indigence. Il avait été introduit chez madame Tallien, qui l'accueillit avec sa bonté accoutumée, et qui même sollicitait pour lui. Sa taille était grêle et peu élevée, ses joues caves et livides; mais ses beaux traits, ses yeux fixes et perçans, son langage ferme et original, attiraient l'attention. Souvent il parlait d'un théâtre de guerre décisif, où la république trouverait des victoires et la paix: c'était l'Italie. Il y revenait constamment. Aussi, lorsque les lignes de l'Apennin furent perdues sous Kellermann, on l'appela au comité pour lui demander son avis. On lui confia dès lors la rédaction des dépêches, et il demeura attaché à la direction des opérations militaires. Barras songea à lui le 12 vendémiaire dans la nuit; il le demanda pour commandant en second, ce qui fut accordé.

Les deux choix, soumis à la convention dans la nuit même, furent approuvés sur-le-champ. Barras confia le soin des dispositions militaires au jeune général, qui à l'instant se chargea de tout, et se mit à donner des ordres avec une extrême activité.

La générale avait continué de battre dans tous les quartiers. Des émissaires étaient allés de tous côtés vanter la résistance et le succès de la section Lepelletier, exagérer ses dangers, persuader que ces dangers étaient communs à toutes les sections, les piquer d'honneur, les exciter à égaler les grenadiers du quartier Saint-Thomas. On était accouru de toutes parts, et un comité central et militaire s'était formé enfin dans la section Lepelletier, sous la présidence du journaliste Richer-Serizy. Le projet d'une insurrection était arrêté: les bataillons se formaient, tous les hommes irrésolus étaient entraînés, et la bourgeoisie tout entière de Paris, égarée par un faux point d'honneur, allait jouer un rôle qui convenait peu à ses habitudes et à ses intérêts.

Il n'était plus temps de songer à marcher sur la section Lepelletier pour étouffer l'insurrection dans sa naissance. La convention avait environ cinq mille hommes de troupes de ligne. Si toutes les sections déployaient le même zèle, elles pouvaient réunir quarante mille hommes, bien armés et bien organisés; et ce n'était pas avec cinq mille hommes que la convention pouvait marcher contre quarante mille, à travers les rues d'une grande capitale. On pouvait tout au plus espérer de défendre la convention, et d'en faire un camp bien retranché. C'est à quoi songea le général Bonaparte. Les sections étaient sans canons; elles les avaient toutes déposés lors du 4 prairial; et les plus ardentes aujourd'hui furent alors les premières à donner cet exemple, pour assurer le désarmement du faubourg Saint-Antoine. C'était un grand avantage pour la convention. Le parc entier se trouvait au camp des Sablons. Bonaparte ordonna sur-le-champ au chef d'escadron Murat d'aller le chercher à la tête de trois cents chevaux. Ce chef d'escadron arriva au moment même où un bataillon de la section Lepelletier venait pour s'emparer du parc; il devança ce bataillon, fit atteler les pièces, et les amena aux Tuileries. Bonaparte s'occupa ensuite d'armer toutes les issues. Il avait cinq mille soldats de ligne, une troupe de patriotes qui, depuis la veille, s'était élevée à environ quinze cents, quelques gendarmes des tribunaux, désarmés en prairial et réarmés dans cette occasion, enfin la légion de police et quelques invalides, le tout faisant à peu près huit mille hommes. Il distribua son artillerie et ses troupes dans des rues cul-de-sac Dauphin, l'Échelle, Rohan, Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, Pont-Royal, Pont-Louis XVI, sur les places Louis XV et Vendôme, sur tous les points enfin où la convention était accessible. Il plaça son corps de cavalerie et une partie de son infanterie en réserve au Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Il ordonna que tous les vivres qui étaient dans Paris fussent transportés aux Tuileries, qu'il y fût établi un dépôt de munitions et une ambulance pour les blessés; il envoya un détachement s'emparer du dépôt de Meudon, et en occuper les hauteurs, pour s'y retirer avec la convention en cas d'échec; il fit intercepter la route de Saint-Germain, pour empêcher qu'on n'amenât des canons aux révoltés, et transporter des caisses d'armes au faubourg Saint-Antoine, pour armer la section des Quinze-Vingts, qui avait seule voté pour les décrets, et dont Fréron était allé réveiller le zèle. Ces dispositions étaient achevées dans la matinée du 13. Ordre fut donné aux troupes républicaines d'attendre l'agression et de ne pas la provoquer.

Dans cet intervalle de temps, le comité d'insurrection établi à la section Lepelletier avait fait aussi ses dispositions. Il avait mis les comités de gouvernement hors la loi, et créé une espèce de tribunal pour juger ceux qui résisteraient à la souveraineté des sections. Plusieurs généraux étaient venus lui offrir leurs services: un Vendéen connu sous le nom de comte de Maulevrier, et un jeune émigré, appelé Lafond, sortirent de leur retraite pour diriger le mouvement. Les généraux Duhoux et Danican, qui avaient commandé les armées républicaines en Vendée, s'étaient joints à eux. Danican était un esprit inquiet, plus propre à déclamer dans un club qu'à commander une armée; il avait été ami de Hoche, qui le gourmandait souvent pour ses inconséquences. Destitué, il était à Paris, fort mécontent du gouvernement, et prêt à entrer dans les plus mauvais projets; il fut fait général en chef des sections. Le parti étant pris de se battre, tous les citoyens se trouvant engagés malgré eux, on forma une espèce de plan. Les sections du faubourg Saint-Germain, sous les ordres du comte de Maulevrier, devaient partir de l'Odéon pour attaquer les Tuileries par les ponts; les sections de la rive droite devaient attaquer par la rue Saint-Honoré et par toutes les rues transversales qui aboutissent de la rue Saint-Honoré aux Tuileries. Un détachement, sous les ordres du jeune Lafond, devait s'emparer du Pont-Neuf, afin de mettre en communication les deux divisions de l'armée sectionnaire. On plaça en tête des colonnes les jeunes gens qui avaient servi dans les armées, et qui étaient les plus capables de braver le feu. Sur les quarante mille hommes de la garde nationale, vingt ou vingt-sept mille hommes au plus étaient présens sous les armes. Il y avait une manoeuvre beaucoup plus sûre que celle de se présenter en colonnes profondes au feu des batteries; c'était de faire des barricades dans les rues, d'enfermer ainsi l'assemblée et ses troupes dans les Tuileries, de s'emparer des maisons environnantes, de diriger de là un feu meurtrier, de tuer un à un les défenseurs de la convention, et de les réduire bientôt ainsi par la faim et les balles. Mais les sectionnaires ne songeaient qu'à un coup de main, et croyaient, par une seule charge, arriver jusqu'au palais et s'en faire ouvrir les portes.

Dans la matinée même, la section Poissonnière arrêta les chevaux de l'artillerie et les armes, dirigées vers la section des Quinze-Vingts; celle du Mont-Blanc enleva les subsistances destinées aux Tuileries; un détachement de la section Lepelletier s'empara de la trésorerie. Le jeune Lafond, à la tête de plusieurs compagnies, se porta vers le Pont-Neuf, tandis que d'autres bataillons venaient par la rue Dauphine. Le général Carteaux était chargé de garder ce pont avec quatre cents hommes et quatre pièces de canon. Ne voulant pas engager le combat, il se retira sur le quai du Louvre. Les bataillons des sections vinrent partout se ranger à quelques pas des postes de la convention, et assez près pour s'entretenir avec les sentinelles.

Les troupes de la convention auraient eu un grand avantage à prendre l'initiative, et probablement, en faisant une attaque brusque, elles auraient mis le désordre parmi les assaillans; mais il avait été recommandé aux généraux d'attendre l'agression. En conséquence, malgré les actes d'hostilité déjà commis, malgré l'enlèvement des chevaux de l'artillerie, malgré la saisie des subsistances destinées à la convention, et des armes envoyées aux Quinze-Vingts, malgré la mort d'un hussard d'ordonnance, tué dans la rue Saint-Honoré, on persista encore à ne pas attaquer.

La matinée s'était écoulée en préparatifs de la part des sections, en attente de la part de l'armée conventionnelle, lorsque Danican, avant de commencer le combat, crut devoir envoyer un parlementaire aux comités pour leur offrir des conditions. Barras et Bonaparte parcouraient les postes, lorsque le parlementaire leur fut amené les yeux bandés, comme dans une place de guerre. Ils le firent conduire devant les comités. Le parlementaire s'exprima d'une manière fort menaçante, et offrit la paix, à condition qu'on désarmerait les patriotes, et que les décrets des 5 et 13 fructidor seraient rapportés. De telles conditions n'étaient pas acceptables, et d'ailleurs il n'y en avait point à écouter. Cependant les comités, tout en délibérant de ne pas répondre, résolurent de nommer vingt-quatre députés pour aller fraterniser avec les sections, moyen qui avait souvent réussi, car la parole touche beaucoup lorsqu'on est prêt à en venir aux mains, et on se prête volontiers à un arrangement qui dispense de s'égorger. Cependant Danican, ne recevant pas de réponse, ordonna l'attaque. On entendit des coups de feu; Bonaparte fit apporter huit cents fusils et gibernes dans une des salles de la convention, pour en armer les représentans eux-mêmes, qui serviraient, en cas de besoin, comme un corps de réserve. Cette précaution fit sentir toute l'étendue du péril. Chaque député courut prendre sa place, et, suivant l'usage dans les momens de danger, l'assemblée attendit dans le plus profond silence le résultat de ce combat, le premier combat en règle qu'elle eût encore livré contre les factions révoltées.

Il était quatre heures et demie; Bonaparte, accompagné de Barras, monte à cheval dans la cour des Tuileries, et court au poste du cul-de-sac Dauphin, faisant face à l'église Saint-Roch. Les bataillons sectionnaires remplissaient la rue Saint-Honoré, et venaient aboutir jusqu'à l'entrée du cul-de-sac. Un de leurs meilleurs bataillons s'était posté sur les degrés de l'église Saint-Roch, et il était placé là d'une manière avantageuse pour tirailler sur les canonnière conventionnels. Bonaparte, qui savait apprécier la puissance des premiers coups, fait sur-le-champ avancer ses pièces, et ordonne une première décharge. Les sectionnaires répondent par un feu de mousqueterie très-vif; mais Bonaparte, les couvrant de mitraille, les oblige à se replier sur les degrés de l'église Saint-Roch; il débouche sur-le-champ dans la rue Saint-Honoré, et lance sur l'église même une troupe de patriotes qui se battaient à ses côtés avec la plus grande valeur, et qui avaient de cruelles injures à venger. Les sectionnaires, après une vive résistance, sont délogés. Bonaparte, tournant aussitôt ses pièces à droite et à gauche, fait tirer dans toute la longueur de la rue Saint-Honoré. Les assaillans fuient aussitôt de toutes parts, et se retirent dans le plus grand désordre. Bonaparte laisse alors à un officier le soin de continuer le feu et d'achever la défaite; il remonte vers le Carrousel, et court aux autres postes. Partout il fait tirer à mitraille, et voit partout fuir ces malheureux sectionnaires imprudemment exposés en colonnes profondes aux effets de l'artillerie. Les sectionnaires, quoique ayant en tête de leurs colonnes des hommes fort braves, fuient en toute hâte vers le quartier-général des Filles-Saint-Thomas. Danican et les chefs reconnaissent alors la faute qu'ils ont faite en marchant sur les pièces, au lieu de se barricader et de se loger dans les maisons voisines des Tuileries. Cependant ils ne perdent pas courage, et se décident à un nouvel effort. Ils imaginent de se joindre aux colonnes qui viennent du faubourg Saint-Germain, pour faire une attaque commune sur les ponts. En effet, ils rallient six à huit mille hommes, les dirigent vers le Pont-Neuf, où était posté Lafond avec sa troupe, et se réunissent aux bataillons venant de la rue Dauphine, sous le commandement du comte Maulevrier. Tous ensemble s'avancent en colonne serrée, du Pont-Neuf sur le Pont-Royal, en suivant le quai Voltaire. Bonaparte, présent partout où le danger l'exige, est accouru sur les lieux. Il place plusieurs batteries sur le quai des Tuileries, qui est parallèle au quai Voltaire; il fait avancer les canons placés à la tête du Pont-Royal, et les fait pointer de manière à enfiler le quai par lequel arrivent les assaillans. Ces mesures prises, il laisse approcher les sectionnaires; puis tout-à-coup il ordonne le feu. La mitraille part du pont, et prend les sectionnaires de front; elle part en même temps du quai des Tuileries, et les prend en écharpe; elle porte la terreur et la mort dans leurs rangs. Le jeune Lafond, plein de bravoure, rallie autour de lui ses hommes les plus fermes, et marche de nouveau sur le pont, pour s'emparer des pièces. Un feu redoublé emporte sa colonne. Il veut en vain la ramener une dernière fois, elle fuit et se disperse sous les coups d'une artillerie bien dirigée.

A six heures, le combat, commencé à quatre heures et demie, était achevé. Bonaparte alors, qui avait mis une impitoyable énergie dans l'action, et qui avait tiré sur la population de la capitale comme sur des bataillons autrichiens, ordonne de charger les canons à poudre, pour achever de chasser la révolte devant lui. Quelques sectionnaires s'étaient retranchés à la place Vendôme, dans l'église Saint-Roch et dans le Palais-Royal; il fait déboucher ses troupes par toutes les issues de la rue Saint-Honoré, et détache un corps qui, partant de la place Louis XV, traverse la rue Royale et longe les boulevarts. Il balaie ainsi la place Vendôme, dégage l'église Saint-Roch, investit le Palais-Royal, et le bloque pour éviter un combat de nuit.

Le lendemain matin, quelques coups de fusil suffirent pour faire évacuer le Palais-Royal et la section Lepelletier, où les rebelles avaient formé le projet de se retrancher. Bonaparte fit enlever quelques barricades formées près de la barrière des Sergens, et arrêter un détachement qui venait de Saint-Germain amener des canons aux sectionnaires. La tranquillité fut entièrement rétablie dans la journée du 14. Les morts furent enlevés sur-le-champ pour faire disparaître toutes les traces de ce combat. Il y avait eu, de part et d'autre, trois à quatre cents morts ou blessés.

Cette victoire causa une grande joie à tous les amis sincères de la république, qui n'avaient pu s'empêcher de reconnaître dans ce mouvement l'influence du royalisme; elle rendit à la convention menacée, c'est-à-dire à la révolution et à ses auteurs, l'autorité dont ils avaient besoin pour l'établissement des institutions nouvelles. Cependant l'avis unanime fut de ne point user sévèrement de la victoire. Un reproche était tout prêt contre la convention; on allait dire qu'elle n'avait combattu qu'au profit du terrorisme, et pour le rétablir. Il importait qu'on ne pût pas lui imputer le projet de verser du sang. D'ailleurs les sectionnaires prouvaient qu'ils étaient de médiocres conspirateurs, et qu'ils étaient loin d'avoir l'énergie des patriotes; ils s'étaient hâtés de rentrer dans leurs maisons, satisfaits d'en être quittes à si bon marché, et tout fiers d'avoir bravé un instant ces canons qui avaient si souvent rompu les lignes de Brunswick et de Cobourg. Pourvu qu'on les laissât s'applaudir chez eux de leur courage, ils n'étaient plus guère dangereux. En conséquence, la convention se contenta de destituer l'état-major de la garde nationale, de dissoudre les compagnies de grenadiers et de chasseurs, qui étaient les mieux organisées et qui renfermaient presque tous les jeunes gens à cadenettes, de mettre à l'avenir la garde nationale sous les ordres du général commandant l'armée de l'intérieur, d'ordonner le désarmement de la section Lepelletier et de celle du Théâtre-Français, et de former trois commissions pour juger les chefs de la rébellion, qui, du reste, avaient presque tous disparu.

Les compagnies de grenadiers et de chasseurs se laissèrent dissoudre; les deux sections Lepelletier et du Théâtre-Français remirent leurs armes sans résistance; chacun se soumit. Les comités, entrant dans ces vues de clémence, laissèrent s'évader tous les coupables, ou souffrirent qu'ils restassent dans Paris, où ils se cachaient à peine. Les commissions ne prononcèrent que des jugemens par contumace. Un seul des chefs fut arrêté: c'était le jeune Lafond. Il avait inspiré quelque intérêt par son courage; on voulait le sauver, mais il s'obstina à déclarer sa qualité d'émigré, à avouer sa rébellion, et on ne put lui faire grâce. La tolérance fut telle, que l'un des membres de la commission formée à la section Lepelletier, M. de Castellane, rencontrant la nuit une patrouille qui lui criait qui vive! répondit: Castellane, contumace! Les suites du 13 vendémiaire ne furent donc point sanglantes, et la capitale n'en fut nullement attristée. Les coupables se retiraient ou se promenaient librement, et les salons n'étaient occupés que du récit des exploits qu'ils osaient avouer. Sans punir ceux qui l'avaient attaquée, la convention se contentait de récompenser ceux qui l'avaient défendue; elle déclara qu'ils avaient bien mérité de la patrie; elle leur vota des secours, et fit un accueil brillant à Barras et à Bonaparte. Barras, déjà célèbre depuis le 9 thermidor, le devint beaucoup plus encore par la journée de vendémiaire; on lui attribua le salut de la convention. Cependant il ne craignit pas de faire part d'une portion de sa gloire à son jeune lieutenant. «C'est le général Bonaparte, dit-il, dont les dispositions promptes et savantes ont sauvé cette enceinte.» On applaudit ces paroles. Le commandement de l'armée de l'intérieur fut confirmé à Barras, et le commandement en second à Bonaparte.

Les intrigans royalistes éprouvèrent un singulier mécompte en voyant l'issue de l'insurrection du 13. Ils se hâtèrent d'écrire à Vérone qu'ils avaient été trompés par tout le monde; que l'argent avait manqué; que là où il fallait de l'or, on avait à peine du vieux linge; que les députés monarchiens, ceux desquels ils avaient des promesses, les avaient trompés, et avaient joué un jeu infâme; que c'était une race jacobinaire à laquelle il ne fallait pas se fier; que malheureusement on n'avait pas assez compromis et engagé ceux qui voulaient servir la cause; que les royalistes de Paris à collet noir, à collet vert et à cadenettes, qui étalaient leurs fanfaronnades aux foyers des spectacles, étaient allés, au premier coup de fusil, se cacher sous le lit des femmes qui les souffraient.

Lemaître, leur chef, venait d'être arrêté avec d'autres instigateurs de la section Lepelletier. On avait saisi chez lui une quantité de papiers: les royalistes craignaient que ces papiers ne trahissent le secret du complot, et surtout que Lemaître ne parlât lui-même. Cependant ils ne perdirent pas courage; leurs affidés continuèrent d'agir auprès des sectionnaires. L'espèce d'impunité dont ceux-ci jouissaient les avait enhardis. Puisque la convention, quoique victorieuse, n'osait pas les frapper, elle reconnaissait donc que l'opinion était pour eux; elle n'était donc pas sûre de la justice de sa cause, puisqu'elle hésitait. Quoique vaincus, ils étaient plus fiers et plus hauts qu'elle, et ils reparurent dans les assemblées électorales, pour y faire des élections conformes à leurs voeux. Les assemblées devaient se former le 20 vendémiaire, et durer jusqu'au 30; le nouveau corps législatif devait être réuni le 5 brumaire. A Paris, les agens royalistes firent nommer le conventionnel Saladin, qu'ils avaient déjà gagné. Dans quelques départemens, ils provoquèrent des rixes; on vit des assemblées électorales faire scission, et se partager en deux.

Ces menées, ce retour de hardiesse contribuèrent à irriter beaucoup les patriotes qui avaient vu, dans la journée du 13, se réaliser tous leurs pronostics; ils étaient fiers à la fois d'avoir deviné juste, et d'avoir vaincu par leur courage le danger qu'ils avaient si bien prévu. Ils voulaient que la victoire ne fût pas inutile pour eux, qu'elle amenât des sévérités contre leurs adversaires, et des réparations pour leurs amis détenus dans les prisons; ils firent des pétitions, dans lesquelles ils demandaient l'élargissement des détenus, la destitution des officiers nommés par Aubry, le rétablissement dans leurs grades de ceux qui avaient été destitués, le jugement des députés enfermés, et leur réintégration sur les listes électorales, s'ils étaient innocens. La Montagne, appuyée par les tribunes toutes remplies de patriotes, applaudissait à ces demandes, et réclamait avec énergie leur adoption. Tallien, qui s'était rapproché d'elle, et qui était le chef civil du parti dominant, comme Barras en était le chef militaire, Tallien tâchait de la contenir; il fit écarter la dernière demande relative à la réintégration sur les listes des députés détenus, comme contraire aux décrets des 5 et 13 fructidor. Ces décrets, en effet, déclaraient inéligibles les députés actuellement suspendus de leurs fonctions. Cependant la Montagne n'était pas plus facile à contenir que les sectionnaires; et les derniers jours de cette assemblée, qui n'avait plus qu'une décade à siéger, semblaient ne pouvoir pas se passer sans orage.

Les nouvelles des frontières contribuaient aussi à augmenter l'agitation, en excitant les défiances des patriotes et les espérances inextinguibles des royalistes. On a vu que Jourdan avait passé le Rhin à Dusseldorf, et s'était avancé sur la Sieg; que Pichegru était entré dans Manheim, et avait jeté une division au-delà du Rhin. Des événemens aussi heureux n'avaient inspiré aucune grande pensée à ce Pichegru tant vanté, et il avait prouvé ici ou sa perfidie ou son incapacité. D'après les analogies ordinaires, c'est à son incapacité qu'il faudrait attribuer ses fautes; car, même avec le désir de trahir, on ne refuse jamais l'occasion de grandes victoires; elles servent toujours à se mettre à plus haut prix. Cependant des contemporains dignes de foi ont pensé qu'il fallait attribuer ses fausses manoeuvres à sa trahison; il est ainsi le seul général connu dans l'histoire qui se soit fait battre volontairement. Ce n'est pas un corps seulement qu'il devait jeter au-delà de Manheim, mais toute son armée, pour s'emparer d'Heidelberg, qui est le point essentiel où se croisent les routes pour aller du Haut-Rhin dans les vallées du Necker et du Mein. C'était s'emparer ainsi du point par lequel Wurmser aurait pu se joindre à Clerfayt; c'était séparer pour jamais ces deux généraux; c'était s'assurer la position par laquelle on pouvait se joindre à Jourdan, et former avec lui une masse qui aurait accablé successivement Clerfayt et Wurmser. Clerfayt, sentant le danger, quitta les bords du Mein pour courir à Heidelberg; mais son lieutenant Kwasdanovich, aidé de Wurmser, était parvenu à déloger d'Heidelberg la division que Pichegru y avait laissée. Pichegru était renfermé dans Manheim; et Clerfayt, ne craignant plus pour ses communications avec Wurmser, avait marché aussitôt sur Jourdan. Celui-ci, serré entre le Rhin et la ligne de neutralité, ne pouvant pas y vivre comme en pays ennemi, et n'ayant aucun service organisé pour tirer ses ressources des Pays-Bas, se trouvait, dès qu'il ne pouvait ni marcher en avant, ni se réunir à Pichegru, dans une position des plus critiques. Clerfayt d'ailleurs, ne respectant pas la neutralité, s'était placé de manière à tourner sa gauche et à le jeter dans le Rhin. Jourdan ne pouvait donc pas tenir là. Il fut résolu par les représentans, et de l'avis de tous les généraux, qu'il se replierait sur Mayence pour en faire le blocus sur la rive droite. Mais cette position ne valait pas mieux que la précédente; elle le laissait dans la même pénurie; elle l'exposait aux coups de Clerfayt dans une situation désavantageuse; elle le mettait dans le cas de perdre sa route vers Dusseldorf; en conséquence on finit par décider qu'il battrait en retraite pour regagner le Bas-Rhin, ce qu'il fit en bon ordre, et sans être inquiété par Clerfayt, qui, nourrissant un grand projet, revint sur le Mein pour s'approcher de Mayence.

A cette nouvelle de la marche rétrograde de l'armée de Sambre-et-Meuse, se joignaient des bruits fâcheux sur l'armée d'Italie. Schérer y était arrivé avec deux belles divisions des Pyrénées orientales, devenues disponibles par la paix avec l'Espagne: néanmoins on disait que ce général ne se croyait pas sûr de sa position, et qu'il demandait en matériel et en approvisionnemens des secours qu'on ne pouvait lui fournir, et sans lesquels il menaçait de faire un mouvement rétrograde. Enfin on parlait d'une seconde expédition anglaise qui portait le comte d'Artois et de nouvelles troupes de débarquement.

Ces nouvelles, qui sans doute n'avaient rien de menaçant pour l'existence de la république, qui était toujours maîtresse du cours du Rhin, qui avait deux armées de plus à envoyer, l'une en Italie, l'autre en Vendée, qui venait d'apprendre par l'évènement de Quiberon à compter sur Hoche, et à ne pas craindre les expéditions des émigrés; ces nouvelles n'en contribuèrent pas moins à réveiller les royalistes terrifiés par vendémiaire, et à irriter les patriotes peu satisfaits de la manière dont on avait usé de la victoire. La découverte de la correspondance de Lemaître produisit surtout le plus fâcheux effet. On y vit tout entier le complot que l'on soupçonnait depuis long-temps; on y acquit la certitude de l'existence d'une agence secrète établie à Paris, communiquant avec Vérone, avec la Vendée, avec toutes les provinces de la France, y excitant des mouvemens contre-révolutionnaires, et ayant des intelligences avec plusieurs membres de la convention et des comités. La vanterie même de ces misérables agens, qui se flattaient d'avoir gagné tantôt des généraux, tantôt des députés, qui disaient avoir eu des liaisons avec les monarchiens et les thermidoriens, contribua à exciter davantage les soupçons, et à les faire planer sur la tête des députés du côté droit.

Déjà on désignait Rovère et Saladin, et on s'était procuré contre eux des preuves convaincantes. Ce dernier avait publié une brochure contre les décrets des 5 et 13 fructidor, et venait d'en être récompensé par les suffrages des électeurs parisiens. On signalait encore comme complices secrets de l'agence royaliste, Lesage (d'Eure-et-Loir), La Rivière, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Leur silence dans les journées des 11, 12 et 13 vendémiaire les avait fort compromis. Les journaux contre-révolutionnaires, en les louant avec affectation, contribuaient à les compromettre davantage encore. Ces mêmes journaux, qui louaient si fort les soixante-treize, accablaient d'outrages les thermidoriens. Il était difficile qu'une rupture ne s'ensuivît pas. Les soixante-treize et les thermidoriens continuaient toujours de se réunir chez un ami commun, mais il y avait entre eux de l'humeur et peu de confiance. Vers les derniers jours de la session, on parla, dans cette réunion, des nouvelles élections, des intrigues du royalisme pour les corrompre, et du silence de Boissy, Lanjuinais, La Rivière et Lesage, pendant les scènes de vendémiaire. Legendre, avec sa pétulance ordinaire, reprocha ce silence aux quatre députés qui étaient présents. Ceux-ci essayèrent de se justifier. Lanjuinais laissa échapper le mot fort étrange de massacre du 13 vendémiaire, et prouva ainsi ou un grand désordre d'idées ou des sentimens bien peu républicains. Tallien, à ce mot, entra dans une violente colère, et voulut sortir, en disant qu'il ne pouvait pas rester plus long-temps avec des royalistes, et qu'il allait les dénoncer à la convention. On l'entoura, on le calma, et on tâcha de pallier le mot de Lanjuinais. Néanmoins on se sépara tout-à-fait brouillé.

Cependant l'agitation allait croissant dans Paris, les méfiances s'augmentaient de toutes parts, les soupçons de royalisme s'étendaient sur tout le monde. Tallien demanda que la convention se formât en comité secret, et il dénonça formellement Lesage, La Rivière, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Ses preuves n'étaient pas suffisantes, elles ne reposaient que sur des inductions plus ou moins probables, et l'accusation ne fut point appuyée. Louvet quoique attaché aux thermidoriens, n'appuya pas cependant l'accusation contre les quatre députés, qui étaient ses amis; mais il accusa Rovère et Saladin, et peignit à grands traits leur conduite. Il retraça leurs variations du plus fougueux terrorisme au plus fougueux royalisme, et fit décréter leur arrestation. On arrêta aussi Lhomond, compromis par Lemaître, et Aubry, auteur de la réaction militaire.

Les adversaires de Tallien demandèrent en représaille la publication d'une lettre du prétendant au duc d'Harcourt, où, parlant de ce qu'on lui mandait de Paris, il disait: Je ne puis croire que Tallien soit un royaliste de la bonne espèce. On doit se souvenir que les agens de Paris se flattaient d'avoir gagné Tallien et Hoche. Leurs vanteries habituelles, et leurs calomnies à l'égard de Hoche, suffisent pour justifier Tallien. Cette lettre fit peu d'effet, car Tallien, depuis Quiberon, et depuis sa conduite en vendémiaire, loin de passer pour royaliste, était considéré comme un terroriste sanguinaire. Ainsi, des hommes qui auraient dû s'entendre pour sauver à efforts communs une révolution qui était leur ouvrage, se défiaient les uns des autres, et se laissaient compromettre, sinon gagner par le royalisme. Grâce aux calomnies des royalistes, les derniers jours de cette illustre assemblée finissaient comme ils avaient commencé, dans le trouble et les orages.

Tallien demanda enfin la nomination d'une commission de cinq membres, chargée de proposer des mesures efficaces pour sauver la révolution pendant la transition d'un gouvernement à l'autre. La convention nomma Tallien, Dubois-Crancé, Florent Guyot, Roux (de la Marne), et Pons (de Verdun). Le but de cette commission était de prévenir les manoeuvres des royalistes dans les élections, et de rassurer les républicains sur la composition du nouveau gouvernement. La Montagne, pleine d'ardeur, et s'imaginant que cette commission allait réaliser tous ses voeux, crut un instant et répandit le bruit qu'on allait annuler toutes les élections, et suspendre pour quelque temps encore la mise en activité de la constitution. Elle s'était persuadé, en effet, que le moment n'était pas venu d'abandonner la république à elle-même, que les royalistes n'étaient pas assez abattus, et qu'il fallait continuer quelque temps encore le gouvernement révolutionnaire pour les abattre. Les contre-révolutionnaires affectèrent de répandre les mêmes bruits. Le député Thibaudeau, qui jusque-là n'avait marché ni avec la Montagne, ni avec les thermidoriens, ni avec les monarchiens, mais qui avait paru néanmoins un républicain sincère, et sur lequel trente-deux départemens venaient de fixer leur choix, car on avait l'avantage en le nommant de ne se déclarer pour aucun parti, le député Thibaudeau ne devait pas naturellement se défier de l'état des esprits autant que les thermidoriens. Il croyait que Tallien et son parti calomniaient la nation en voulant prendre tant de précautions contre elle; il supposa même que Tallien avait des projets personnels, qu'il voulait se placer à la tête de la Montagne, et se donner une dictature, sous le prétexte de préserver la république des royalistes. Il dénonça d'une manière virulente et amère ce prétendu projet de dictature, et fit contre Tallien une sortie imprévue, dont tous les républicains furent surpris, car ils n'en comprenaient pas le motif. Cette sortie même compromit Thibaudeau dans l'esprit des plus défians, et lui fit supposer des intentions qu'il n'avait pas. Quoiqu'il rappelât qu'il était régicide, on savait bien par les lettres saisies, que la mort de Louis XVI pouvait être rachetée par de grands services rendus à ses héritiers, et cette qualité ne paraissait plus une garantie complète. Aussi, quoique ferme républicain, sa sortie contre Tallien lui nuisit dans l'esprit des patriotes, et lui valut de la part des royalistes, des éloges extraordinaires. On l'appela Barre-de-fer.

La convention passa à l'ordre du jour, et attendit le rapport de Tallien au nom de la commission des cinq. Le résultat des travaux de cette commission fut un projet de décret qui contenait les mesures suivantes:

Exclusion de toutes fonctions civiles, municipales, législatives, judiciaires et militaires, des émigrés et parens d'émigrés, jusqu'à la paix générale;

Permission de quitter la France, en emportant leurs biens, à tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la république;

Destitution de tous les officiers qui n'avaient pas servi pendant le régime révolutionnaire, c'est-à-dire depuis le 10 août, et qui avaient été remplacés depuis le 15 germinal, c'est-à-dire depuis le travail d'Aubry.

Ces dispositions furent adoptées.

La convention décréta ensuite d'une manière solennelle la réunion de la Belgique à la France, et sa division en départemens. Enfin le 4 brumaire, au moment de se séparer, elle voulut terminer par un grand acte de clémence sa longue et orageuse carrière. Elle décréta que la peine de mort serait abolie dans la république française, à dater de la paix générale; elle changea le nom de la place de la Révolution en celui de place de la Concorde; enfin elle prononça une amnistie pour tous les faits relatifs à la révolution, excepté pour la révolte du 13 vendémiaire. C'était mettre en liberté les hommes de tous les partis, excepté Lemaître, qui était le seul des conspirateurs de vendémiaire contre lequel il existât des preuves suffisantes. La déportation prononcée contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, qui avait été révoquée pour les faire juger de nouveau, c'est-à-dire pour les faire condamner à mort, fut confirmée. Barrère, qui seul n'était pas encore embarqué, dut l'être. Toutes les prisons durent s'ouvrir. Il était deux heures et demie, 4 brumaire an IV (26 octobre 1795); le président de la convention prononça ces mots: «La convention nationale déclare que sa mission est remplie, et que sa session est terminée.» Les cris mille fois répétés de Vive la république! accompagnèrent ces dernières paroles.

Ainsi se termina la longue et mémorable session de la convention nationale. L'assemblée constituante avait eu l'ancienne organisation féodale à détruire, et une organisation nouvelle à fonder: l'assemblée législative avait eu cette organisation à essayer, en présence du roi laissé dans la constitution. Après un essai de quelques mois, elle reconnut et déclara l'incompatibilité du roi avec les institutions nouvelles, et sa complicité avec l'Europe conjurée; elle suspendit le roi et la constitution, et se démit. La convention trouva donc un roi détrôné, une constitution annulée, la guerre déclarée à l'Europe, et pour toute ressource, une administration entièrement détruite, un papier monnaie discrédité, de vieux cadres de régimens usés et vidés. Ainsi, ce n'était point la liberté qu'elle avait à proclamer en présence d'un trône affaibli et méprisé, c'était la liberté qu'elle avait à défendre contre l'Europe entière, et cette tâche était bien autre! Sans s'épouvanter un instant, elle proclama la république à la face des armées ennemies; puis elle immola le roi pour se fermer toute retraite; elle s'empara ensuite de tous les pouvoirs, et se constitua en dictature. Des voix s'élevèrent dans son sein, qui parlaient d'humanité quand elle ne voulait entendre parler que d'énergie, elle les étouffa. Bientôt cette dictature qu'elle s'était arrogée sur la France par le besoin de la conservation commune, douze membres se l'arrogèrent sur elle, par la même raison et par le même besoin. Des Alpes à la mer, des Pyrénées au Rhin, ces douze dictateurs s'emparèrent de tout, hommes et choses, et commencèrent avec les nations de l'Europe la lutte la plus terrible et la plus grande dont l'histoire fasse mention. Pour rester directeurs suprêmes de cette oeuvre immense, ils immolèrent alternativement tous les partis; et, suivant la condition humaine, ils eurent les excès de leurs qualités. Ces qualités étaient la force et l'énergie, l'excès fut la cruauté. Ils versèrent des torrens de sang, jusqu'à ce que, devenus inutiles par la victoire, et odieux par l'abus de la force, ils succombèrent. La convention reprit alors pour elle la dictature, et commença peu à peu à relâcher les ressorts de son administration terrible. Rassurée par la victoire, elle écouta l'humanité, et se livra à son esprit de régénération. Tout ce qu'il y a de bon et de grand, elle le souhaita, et l'essaya pendant une année; mais les partis, écrasés sous une autorité impitoyable, renaquirent sous une autorité clémente. Deux factions, dans lesquelles se confondaient, sous des nuances infinies, les amis et les ennemis de la révolution, l'attaquèrent tour à tour. Elle vainquit les uns en germinal et prairial, les autres en vendémiaire, et jusqu'au dernier jour se montra héroïque au milieu des dangers. Elle rédigea enfin une constitution républicaine, et, après trois ans de lutte avec l'Europe, avec les factions, avec elle-même, sanglante et mutilée, elle se démit, et transmit la France au directoire.

Son souvenir est demeuré terrible; mais pour elle il n'y a qu'un fait à alléguer, un seul, et tous les reproches tombent devant ce fait immense: elle nous a sauvés de l'invasion étrangère! Les précédentes assemblées lui avaient légué la France compromise, elle légua la France sauvée au directoire et à l'empire. Si en 1793 l'émigration fût rentrée en France, il ne restait pas trace des oeuvres de la constituante et des bienfaits de la révolution; au lieu de ces admirables institutions civiles, de ces magnifiques exploits qui signalèrent la constituante, la convention, le directoire, le consulat et l'empire, nous avions l'anarchie sanglante et basse que nous voyons aujourd'hui au-delà des Pyrénées. En repoussant l'invasion des rois conjurés contre notre république, la convention a assuré à la révolution une action non interrompue de trente années sur le sol de la France, et a donné à ses oeuvres le temps de se consolider, et d'acquérir cette force qui leur fait braver l'impuissante colère des ennemis de l'humanité.

Aux hommes qui s'appellent avec orgueil patriotes de 89, la convention pourra toujours dire: «Vous aviez provoqué la lutte, c'est moi qui l'ai soutenue et terminée.»

massacre du 13 vendémiaire