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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XXX.

SITUATION DES ARMÉES AU NORD ET SUR LE RHIN, AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES VERS LE MILIEU DE L'AN III.—PREMIERS PROJETS DE TRAHISON DE PICHEGRU.—ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE.—INTRIGUES ET PLANS DES ROYALISTES.—RENOUVELLEMENT DES HOSTILITÉS SUR QUELQUES POINTS DES PAYS PACIFIÉS.—EXPÉDITION DE QUIBERON.—DESTRUCTION DE L'ARMÉE ROYALISTE PAR HOCHE.—CAUSE DU PEU DE SUCCÈS DE CETTE TENTATIVE.—PAIX AVEC L'ESPAGNE.—PASSAGE DU RHIN PAR LES ARMÉES FRANÇAISES.

 

La situation des armées avait peu changé, et quoique une moitié de la belle saison fût écoulée, il ne s'était passé aucun événement important. Moreau avait reçu le commandement de l'armée du Nord, campée en Hollande; Jourdan, celui de l'armée de Sambre-et-Meuse, placée sur le Rhin, vers Cologne; Pichegru, celui de l'armée du Rhin, cantonnée depuis Mayence jusqu'à Strasbourg. Les troupes étaient dans une pénurie qui n'avait fait que s'augmenter par le relâchement de tous les ressorts du gouvernement, et par la ruine du papier-monnaie. Jourdan n'avait pas un équipage de pont pour passer le Rhin, ni un cheval pour traîner son artillerie et ses bagages. Kléber, devant Mayence, n'avait pas le quart du matériel nécessaire pour assiéger cette place. Les soldats désertaient tous à l'intérieur. La plupart croyaient avoir assez fait pour la république, en portant ses drapeaux victorieux jusqu'au Rhin. Le gouvernement ne savait pas les nourrir; il ne savait ni occuper ni réchauffer leur ardeur par de grandes opérations. Il n'osait pas ramener par la force ceux qui désertaient leurs drapeaux. On savait que les jeunes gens de la première réquisition, rentrés dans l'intérieur, n'étaient ni recherchés ni punis; à Paris même ils étaient dans la faveur des comités, dont ils formaient souvent la milice volontaire. Aussi le nombre des désertions était considérable; les armées avaient perdu le quart de leur effectif, et on sentait partout ce relâchement général qui détache le soldat du service, mécontente les chefs, et met leur fidélité en péril. Le député Aubry, chargé, au comité de salut public, du personnel de l'armée, y avait opéré une véritable réaction contre tous les officiers patriotes, en faveur de ceux qui n'avaient pas servi dans les deux grandes années de 93 et 94.

Si les Autrichiens n'avaient pas été si démoralisés, c'eût été le moment pour eux de se venger de leurs revers; mais ils se réorganisaient lentement au-delà du Rhin, et ils n'osaient rien faire pour empêcher les deux seules opérations tentées par les armées françaises, le siége de Luxembourg et celui de Mayence. Ces deux places étaient les seuls points que la coalition conservât sur la rive gauche du Rhin. La chute de Luxembourg achevait la conquête des Pays-Bas, et la rendait définitive; celle de Mayence privait les impériaux d'une tête de pont, qui leur permettait toujours de franchir le Rhin en sûreté. Luxembourg, bloqué pendant tout l'hiver et le printemps, se rendit par famine, le 6 messidor (24 juin). Mayence ne pouvait tomber que par un siége, mais le matériel manquait; il fallait investir la place sur les deux rives, et, pour cela, il était nécessaire que Jourdan ou Pichegru franchissent le Rhin; opération difficile en présence des Autrichiens, et impossible sans des équipages de pont. Ainsi, nos armées, quoique victorieuses, étaient arrêtées par le Rhin, qu'elles ne pouvaient traverser faute de moyens, et se ressentaient, comme toutes les parties du gouvernement, de la faiblesse de l'administration actuelle.

Sur la frontière des Alpes, notre situation était moins satisfaisante encore. Sur le Rhin, du moins, nous avions fait l'importante conquête du Luxembourg; tandis que du côté de la frontière d'Italie nous avions reculé. Kellermann commandait les deux armées des Alpes; elles étaient dans le même état de pénurie que toutes les autres; et, outre la désertion, elles avaient encore été affaiblies par divers détachemens. Le gouvernement avait imaginé un coup de main ridicule sur Rome. Voulant venger l'assassinat de Basseville, il avait mis dix mille hommes sur l'escadre de Toulon, réparée entièrement par les soins de l'ancien comité de salut public; il voulait les envoyer à l'embouchure du Tibre, pour aller frapper une contribution sur la cité papale, et revenir promptement ensuite sur leurs vaisseaux. Heureusement un combat naval livré contre lord Hotam, après lequel les deux escadres s'étaient retirées également maltraitées, empêcha l'exécution de ce projet. On rendit à l'armée d'Italie la division qu'on en avait tirée; mais il fallait en même temps envoyer un corps à Toulon, pour combattre les terroristes, un autre à Lyon, pour désarmer la garde nationale, qui avait laissé égorger les patriotes. De cette manière, les deux armées des Alpes se trouvaient privées d'une partie de leurs forces en présence des Piémontais et des Autrichiens, renforcés de dix mille hommes venus du Tyrol. Le général Devins, profitant du moment où Kellermann venait de détacher une de ses divisions sur Toulon, avait attaqué sa droite vers Gênes. Kellermann, ne pouvant résister à un effort supérieur, avait été obligé de se replier. Occupant toujours avec son centre le col de Tende, sur les Alpes, il avait cessé de s'étendre par sa droite jusqu'à Gênes, et avait pris position derrière la ligne de Borghetto. On devait craindre de ne pouvoir bientôt plus communiquer avec Gênes, dont le commerce des grains allait rencontrer de grands obstacles dès que la rivière du Ponant serait occupée par l'ennemi.

En Espagne, rien de décisif n'avait été exécuté. Notre armée des Pyrénées orientales occupait toujours la Catalogne jusqu'aux bords de la Fluvia. D'inutiles combats avaient été livrés sur les bords de cette rivière, sans pouvoir prendre position au-delà. Aux Pyrénées occidentales, Moncey organisait son armée dévorée de maladies, pour rentrer dans le Guipuscoa et s'avancer en Navarre.

Quoique nos armées n'eussent rien perdu, excepté en Italie, qu'elles eussent même conquis l'une des premières places de l'Europe, elles étaient, comme on voit, mal administrées, faiblement conduites, et se ressentaient de l'anarchie générale qui régnait dans toutes les parties de l'administration.

C'était donc un moment favorable, non pour les vaincre, car le péril leur eût rendu leur énergie, mais pour faire des tentatives sur leur fidélité, et pour essayer des projets de contre-révolution. On a vu les royalistes et les cabinets étrangers concerter diverses entreprises sur les provinces insurgées; on a vu Puisaye et l'Angleterre s'occuper d'un plan de descente en Bretagne; l'agence de Paris et l'Espagne projeter une expédition dans la Vendée. L'émigration songeait en même temps à pénétrer en France par un autre point. Elle voulait nous attaquer par l'Est, tandis que les expéditions tentées par l'Espagne et l'Angleterre s'effectueraient dans l'Ouest. Le prince de Condé avait son quartier-général sur le Rhin, où il commandait un corps de deux mille cinq cents fantassins et de quinze cents cavaliers. Il devait être ordonné à tous les émigrés courant sur le continent de se réunir à lui, sous peine de n'être pas soufferts par les puissances sur leur territoire; son corps se trouverait ainsi augmenté de tous les émigrés restés inutiles; et laissant les Autrichiens occupés sur le Rhin à contenir les armées républicaines, il tâcherait de pénétrer par la Franche-Comté, et de marcher sur Paris, tandis que le comte d'Artois, avec les insurgés de l'Ouest, s'en approcherait de son côté. Si on ne réussissait pas, on avait l'espoir d'obtenir au moins une capitulation comme celle des Vendéens; on avait les mêmes raisons pour la demander. «Nous sommes, diraient les émigrés qui auraient concouru à cette expédition, des Français qui avons eu recours à la guerre civile, mais en France, et sans mêler des étrangers dans nos rangs.» C'était même, disaient les partisans de ce projet, le seul moyen pour les émigrés de rentrer en France, soit par la contre-révolution, soit par une amnistie.

Le gouvernement anglais, qui avait pris le corps de Condé à sa solde, et qui désirait fort une diversion vers l'Est, tandis qu'il opérerait par l'Ouest, insistait pour que le prince de Condé fît une tentative, n'importe laquelle. Il lui faisait promettre, par son ambassadeur en Suisse, Wickam, des secours en argent, et les moyens nécessaires pour former de nouveaux régimens. Le prince intrépide ne demandait pas mieux que d'avoir une entreprise à tenter; il était tout à fait incapable de diriger une affaire, ou une bataille, mais il était prêt à marcher tête baissée sur le danger, dès qu'on le lui aurait indiqué.

On lui suggéra l'idée de faire une tentative de séduction auprès de Pichegru, qui commandait l'armée du Rhin. Le terrible comité de salut public n'effrayait plus les généraux, et n'avait plus l'oeil ouvert et la main levée sur eux: la république, payant ses officiers en assignats, leur donnait à peine de quoi satisfaire à leurs besoins les plus pressans: les désordres élevés dans son sein mettaient son existence en doute, et alarmaient les ambitieux qui craignaient de perdre par sa chute les hautes dignités qu'ils avaient acquises. On savait que Pichegru aimait les femmes et la débauche; que les 4,000 francs qu'il recevait par mois, en assignats, valant à peine 200 francs sur la frontière, ne pouvaient lui suffire, et qu'il était dégoûté de servir un gouvernement chancelant. On se souvenait qu'en germinal il avait prêté main-forte contre les patriotes, aux Champs-Elysées. Toutes ces circonstances firent penser que Pichegru serait peut-être accessible à des offres brillantes. En conséquence, le prince s'adressa pour l'exécution de ce projet à M. de Montgaillard, et celui-ci à un libraire de Neuchâtel, M. Fauche-Borel, qui, sujet d'une république sage et heureuse, allait se faire le serviteur obscur d'une dynastie sous laquelle il n'était pas né. Ce M. Fauche-Borel se rendit à Altkirch, où était le quartier-général de Pichegru. Après l'avoir suivi dans plusieurs revues, il finit par attirer son attention à force de s'attacher à ses pas; enfin il osa l'aborder dans un corridor: il lui parla d'abord d'un manuscrit qu'il voulait lui dédier, et Pichegru ayant en quelque sorte provoqué ses confidences, il finit par s'expliquer. Pichegru lui demanda une lettre du prince de Condé lui-même, pour savoir à qui il avait affaire. Fauche-Borel retourna auprès de M. de Montgaillard, celui-ci auprès du prince. Il fallut passer une nuit entière pour faire écrire au prince une lettre de huit lignes. Tantôt il ne voulait pas qualifier Pichegru de général, car il craignait de reconnaître la république; tantôt il ne voulait pas mettre ses armes sur l'enveloppe. Enfin la lettre écrite, Fauche-Borel retourna auprès de Pichegru, qui, ayant vu l'écriture du prince, entra aussitôt en pourparlers. On lui offrait, pour lui, le grade de maréchal, le gouvernement de l'Alsace, un million en argent, le château et le parc de Chambord en propriété, avec douze pièces de canon prises sur les Autrichiens, une pension de 200,000 francs de rente, réversible à sa femme et à ses enfans. On lui offrait, pour son armée, la conservation de tous les grades, une pension pour les commandans de place qui se rendraient, et l'exemption d'impôt, pendant quinze ans, pour les villes qui ouvriraient leurs portes. Mais on demandait que Pichegru arborât le drapeau blanc, qu'il livrât la place d'Huningue au prince de Condé, et qu'il marchât avec lui sur Paris. Pichegru était trop fin pour accueillir de pareilles propositions. Il ne voulait pas livrer Huningue et arborer le drapeau blanc dans son armée: c'était beaucoup trop s'engager et se compromettre. Il demandait qu'on lui laissât passer le Rhin avec un corps d'élite; là il promettait d'arborer le drapeau blanc; de prendre avec lui le corps de Condé, et de marcher ensuite sur Paris. On ne voit pas ce que son projet pouvait y gagner; car il était aussi difficile de séduire l'armée au-delà qu'en-deçà du Rhin; mais il ne courait pas le danger de livrer une place, d'être surpris en la livrant, et de n'avoir aucune excuse à donner à sa trahison. Au contraire, en se transportant au-delà du Rhin, il était encore maître de ne pas consommer la trahison, s'il ne s'entendait pas avec le prince et les Autrichiens; ou, s'il était découvert trop tôt, il pouvait profiter du passage obtenu pour exécuter les opérations que lui commandait son gouvernement, et dire ensuite qu'il n'avait écouté les propositions de l'ennemi que pour en profiter contre lui. Dans l'un et l'autre cas, il se réservait le moyen de trahir ou la république ou le prince avec lequel il traitait. Fauche-Borel retourna auprès de ceux qui l'envoyaient; mais on le renvoya de nouveau pour qu'il insistât sur les mêmes propositions; il alla et revint ainsi plusieurs fois, sans pouvoir terminer le différend, qui consistait toujours en ce que le prince voulait obtenir Huningue, et Pichegru le passage du Rhin. Ni l'un ni l'autre ne voulait faire l'avance d'un si grand avantage. Le motif qui empêchait surtout le prince de consentir à ce qu'on lui demandait, c'était la nécessité de recourir aux Autrichiens pour obtenir l'autorisation de livrer le passage; il désirait agir sans leur concours, et avoir à lui seul l'honneur de la contre-révolution. Cependant il paraît qu'il fut obligé d'en référer au conseil aulique; et dans cet intervalle, Pichegru, surveillé par les représentans, fut obligé de suspendre ses correspondances et sa trahison.

Pendant que ceci se passait à l'armée, les agens de l'intérieur, Lemaître, Brottier, Despomelles, Laville-Heurnois, Duverne de Presle et autres, continuaient leurs intrigues. Le jeune prince, fils de Louis XVI, était mort d'une tumeur au genou, provenant d'un vice scrofuleux. Les agens royalistes avaient dit qu'il était mort empoisonné, et s'étaient empressés de rechercher les ouvrages sur le cérémonial du sacre, pour les envoyer à Vérone. Le régent était devenu roi pour eux, et s'appelait Louis XVIII. Le comte d'Artois était devenu Monsieur.

La pacification n'avait été qu'apparente dans les pays insurgés. Les habitans, qui commençaient à jouir d'un peu de repos et de sécurité, étaient, il est vrai, disposés à demeurer en paix, mais les chefs et les hommes aguerris qui les entouraient n'attendaient que l'occasion de reprendre les armes. Charette, ayant à sa disposition ces gardes territoriales ou s'étaient réunis tous ceux qui avaient le goût décidé de la guerre, ne songeait, sous prétexte de faire la police du pays, qu'à préparer un noyau d'armée pour rentrer en campagne. Il ne quittait plus son camp de Belleville, et y recevait continuellement les envoyés royalistes. L'agence de Paris lui avait fait parvenir une lettre de Vérone, en réponse à la lettre où il cherchait à excuser la pacification. Le prétendant le dispensait d'excuses, lui continuait sa confiance et sa faveur, le nommait lieutenant-général, et lui annonçait les prochains secours de l'Espagne. Les agens de Paris, enchérissant sur les expressions du prince, flattaient l'ambition de Charette de la plus grande perspective: ils lui promettaient le commandement de tous les pays royalistes, et une expédition considérable qui devait partir des ports de l'Espagne, apporter des secours et les princes français. Quant à celle qui se préparait en Angleterre, ils paraissaient n'y pas croire. Les Anglais, disaient-ils, avaient toujours promis et toujours trompé; il fallait du reste se servir de leurs moyens si on pouvait, mais s'en servir dans un tout autre but que celui qu'ils se proposaient; il fallait faire aborder en Vendée les secours destinés à la Bretagne, et soumettre cette contrée à Charette, qui avait seul la confiance du roi actuel. De telles idées devaient flatter à la fois et l'ambition de Charette, et sa haine contre Stofflet, et sa jalousie contre l'importance récente de Puisaye, et son ressentiment contre l'Angleterre, qu'il accusait de n'avoir jamais rien fait pour lui.

Quant à Stofflet, il avait moins de disposition que Charette à reprendre les armes, quoiqu'il eût montré beaucoup plus de répugnance à les déposer. Son pays était plus sensible que les autres aux avantages de la paix, et montrait un grand éloignement pour la guerre. Lui-même était profondément blessé des préférences données à Charette. Il avait tout autant mérité ce grade de lieutenant-général qu'on donnait à son rival, et il était fort dégoûté par l'injustice dont il se croyait l'objet.

La Bretagne, organisée comme auparavant, était toute disposée à un soulèvement. Les chefs de chouans avaient obtenu, comme les chefs vendéens, l'organisation de leurs meilleurs soldats en compagnies régulières, sous le prétexte d'assurer la police du pays. Chacun des chefs s'était formé une compagnie de chasseurs, portant l'habit et le pantalon verts, le gilet rouge, et composée des chouans les plus intrépides. Cormatin, continuant son rôle, se donnait une importance ridicule. Il avait établi à La Prévalaye ce qu'il appelait son quartier-général; il envoyait publiquement des ordres, datés de ce quartier, à tous les chefs de chouans; il se transportait de divisions en divisions pour organiser les compagnies de chasseurs; il affectait de réprimer les infractions à la trève, quand il y en avait de commises, et semblait être véritablement le gouverneur de la Bretagne. Il venait souvent à Rennes avec son uniforme de chouan, qui était devenu à la mode: là, il recueillait dans les cercles les témoignages de la considération des habitans et les caresses des femmes, qui croyaient voir en lui un personnage important et le chef du parti royaliste.

Secrètement, il continuait de disposer les chouans à la guerre, et de correspondre avec les agens royalistes. Son rôle, à l'égard de Puisaye, était embarrassant; il lui avait désobéi, il avait trompé sa confiance, et dès lors il ne lui était resté d'autre ressource que de se jeter dans les bras des agens de Paris, qui lui faisaient espérer le commandement de la Bretagne, et l'avaient mis dans leurs projets avec l'Espagne. Cette puissance promettait 1,500,000 francs par mois, à condition qu'on agirait sans l'Angleterre. Rien ne convenait mieux à Cormatin qu'un plan qui le ferait rompre avec l'Angleterre et Puisaye. Deux autres officiers, que Puisaye avait envoyés de Londres en Bretagne, MM. de la Vieuville et Dandigné, étaient entrés aussi dans le système des agens de Paris et s'étaient persuadé que l'Angleterre voulait tromper, comme à Toulon, se servir des royalistes pour avoir un port, faire combattre des Français contre des Français, mais ne donner aucun secours réel, capable de relever le parti des princes et d'assurer leur triomphe. Tandis qu'une partie des chefs bretons abondait dans ces idées, ceux du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, liés depuis long-temps à Puisaye, habitués à servir sous lui, organisés par ses soins, et étrangers aux intrigans de Paris, lui étaient demeurés attachés, appelaient Cormatin un traître, et écrivaient à Londres qu'ils étaient prêts à reprendre les armes. Ils faisaient des préparatifs, achetaient des munitions et de l'étoffe pour se faire des collets noirs, embauchaient les soldats républicains, et les entraînaient à déserter. Ils y réussissaient, parce que, maîtres du pays, ils avaient des subsistances en abondance, et que les soldats républicains, mal nourris et n'ayant que des assignats pour suppléer à la ration, étaient obligés pour vivre d'abandonner leurs drapeaux. D'ailleurs, on avait eu l'imprudence de laisser beaucoup de Bretons dans les régimens qui servaient contre les pays royalistes, et il était tout naturel qu'ils se missent dans les rangs de leurs compatriotes.

Hoche, toujours vigilant, observait avec attention l'état du pays; il voyait les patriotes poursuivis sous le prétexte de la loi du désarmement, les royalistes pleins de jactance, les subsistances resserrées par les fermiers, les routes peu sûres, les voitures publiques obligées de partir en convois pour se faire escorter, les chouans formant des conciliabules secrets, des communications se renouvelant fréquemment avec les îles Jersey, et il avait écrit au comité et aux représentans que la pacification était une insigne duperie, que la république était jouée, que tout annonçait une reprise d'armes prochaine. Il avait employé le temps à former des colonnes mobiles, et à les distribuer dans tout le pays, pour y assurer la tranquillité, et fondre sur le premier rassemblement qui se formerait. Mais le nombre de ses troupes était insuffisant pour la surface de la contrée et l'immense étendue des côtes. À chaque instant la crainte d'un mouvement dans une partie du pays, ou l'apparition des flottes anglaises sur les côtes, exigeait la présence de ses colonnes, et les épuisait en courses continuelles. Pour suffire à un pareil service, il fallait de sa part et de celle de l'armée une résignation plus méritoire cent fois que le courage de braver la mort. Malheureusement ses soldats se dédommageaient de leurs fatigues par des excès; il en était désolé, et il avait autant de peine à les réprimer qu'à surveiller l'ennemi.

Bientôt il eut occasion de saisir Cormatin en flagrant délit. On intercepta des dépêches de lui à divers chefs de chouans, et on acquit la preuve matérielle de ses secrètes menées. Instruit qu'il devait se trouver un jour de foire à Rennes avec une foule de chouans déguisés, et craignant qu'il ne voulût faire une tentative sur l'arsenal, Hoche le fit arrêter le 6 prairial au soir, et mit ainsi un terme à son rôle. Les différens chefs se recrièrent aussitôt, et se plaignirent de ce qu'on violait la trève. Hoche fit imprimer en réponse les lettres de Cormatin, et l'envoya avec ses complices dans les prisons de Cherbourg; en même temps il tint toutes ses colonnes prêtes à fondre sur les premiers rebelles qui se montreraient. Dans le Morbihan, le chevalier Desilz, s'étant soulevé, fut attaqué aussitôt par le général Josnet, qui lui détruisit trois cents hommes, et le mit en déroute complète; ce chef périt dans l'action. Dans les Côtes-du-Nord, Bois-Hardi se souleva aussi; son corps fut dispersé, lui-même fut pris et tué. Les soldats, furieux contre la mauvaise foi de ce jeune chef, qui était le plus redoutable du pays, lui coupèrent la tête et la portèrent au bout d'une baïonnette. Hoche, indigné de ce défaut de générosité, écrivit la lettre la plus noble à ses soldats, et fit rechercher les coupables pour les punir. Cette destruction si prompte des deux chefs qui avaient voulu se soulever en imposa aux autres, ils restèrent immobiles, attendant avec impatience l'arrivée de cette expédition qu'on leur annonçait depuis si long-temps. Leur cri était: Vive le roi, l'Angleterre et Bonchamps!

Dans ce moment, de grands préparatifs se faisaient à Londres. Puisaye s'était parfaitement entendu avec les ministres anglais. On ne lui accordait plus tout ce qu'on lui avait promis d'abord, parce que la pacification diminuait la confiance; mais on lui accordait les régimens émigrés, et un matériel considérable pour tenter le débarquement; on lui promettait de plus toutes les ressources de la monarchie, si l'expédition avait un commencement de succès. L'intérêt seul de l'Angleterre devait faire croire à ces promesses; car, chassée du continent depuis la conquête de la Hollande, elle recouvrait un champ de bataille, elle transportait ce champ de bataille au coeur même de la France, et composait ses armées avec des Français. Voici les moyens qu'on donnait à Puisaye. Les régimens émigrés du continent étaient, depuis la campagne présente, passés au service de l'Angleterre; ceux qui formaient le corps de Condé devaient, comme on l'a vu, rester sur le Rhin; les autres, qui n'étaient plus que des débris, devaient s'embarquer aux bouches de l'Elbe, et se transporter en Bretagne. Outre ces anciens régimens qui portaient la cocarde noire, et qui étaient fort dégoûtés du service infructueux et meurtrier auquel ils avaient été employés par les puissances, l'Angleterre avait consenti à former neuf régimens nouveaux qui seraient à sa solde, mais qui porteraient la cocarde blanche, afin que leur destination parût plus française. La difficulté consistait à les recruter; car si dans le premier moment de ferveur les émigrés avaient consenti à servir comme soldats, ils ne le voulaient plus aujourd'hui. On songea à prendre sur le continent des déserteurs ou des prisonniers français. Des déserteurs, on n'en trouva pas, car le vainqueur ne déserte pas au vaincu: on se replia sur les prisonniers français. Le comte d'Hervilly ayant trouvé à Londres des réfugiés toulonnais qui avaient formé un régiment, les enrôla dans le sien, et parvint ainsi à le porter à onze ou douze cents hommes, c'est-à-dire à plus des deux tiers du complet. Le comte d'Hector composa le sien de marins qui avaient émigré, et le porta à six cents hommes. Le comte du Dresnay trouva dans les prisons des Bretons enrôlés malgré eux lors de la première réquisition, et faits prisonniers pendant la guerre: il en recueillit quatre ou cinq cents. Mais ce fut là tout ce qu'on put réunir de Français pour servir dans ces régimens à cocarde blanche. Ainsi, sur les neuf, trois seulement étaient formés, dont un aux deux tiers du complet, et deux au tiers seulement. Il y avait encore à Londres le lieutenant-colonel Rothalier, qui commandait quatre cents canonniers toulonnais. On en forma un régiment d'artillerie: on y joignit quelques ingénieurs français, dont on composa un corps du génie. Quant à la foule des émigrés, qui ne voulaient plus servir que dans leurs anciens grades, et qui ne trouvaient pas de soldats pour se composer des régimens, on résolut d'en former des cadres qu'on remplirait en Bretagne avec les insurgés. Là, les hommes ne manquant pas, et les officiers instruits étant rares, ils devaient trouver leur emploi naturel. On les envoya à Jersey pour les y organiser et les tenir prêts à suivre la descente. En même temps qu'il se formait des troupes, Puisaye cherchait à se donner des finances. L'Angleterre lui promit d'abord du numéraire en assez grande quantité; mais il voulut se procurer des assignats. En conséquence, il se fit autoriser par les princes à en fabriquer trois milliards de faux; il y employa les ecclésiastiques oisifs qui n'étaient pas bons à porter l'épée. L'évêque de Lyon, jugeant cette mesure autrement que ne faisaient Puisaye et les princes, défendit aux ecclésiastiques d'y prendre part. Puisaye eut recours alors à d'autres employés, et fabriqua la somme qu'il avait le projet d'emporter. Il voulait aussi un évêque qui remplît le rôle du légat de pape auprès des pays catholiques. Il se souvenait qu'un intrigant, le prétendu évêque d'Agra, en se donnant ce titre usurpé dans la première Vendée, avait eu sur l'esprit des paysans une influence extraordinaire; il prit en conséquence avec lui l'évêque de Dol, qui avait une commission de Rome. Il se fit donner ensuite par le comte d'Artois les pouvoirs nécessaires pour commander l'expédition et nommer à tous les grades en attendant son arrivée. Le ministère anglais, de son côté, lui confia la direction de l'expédition; mais, se défiant de sa témérité et de son extrême ardeur à toucher terre, il chargea le comte d'Hervilly de commander les régimens émigrés jusqu'au moment où la descente serait opérée.

Toutes les dispositions étant faites, on embarqua sur une escadre le régiment d'Hervilly, les deux régimens d'Hector et du Dresnay, portant tous la cocarde blanche, les quatre cents artilleurs toulonnais, commandés par Rothalier, et un régiment émigré d'ancienne formation, celui de La Châtre, connu sous le nom de Loyal-Émigrant, et réduit, par la guerre sur le continent, à quatre cents hommes. On réservait ce valeureux reste pour les actions décisives. On plaça sur cette escadre des vivres pour une armée de six mille hommes pendant trois mois, cent chevaux de selle et de trait, dix-sept mille uniformes complets d'infanterie, quatre mille de cavalerie, vingt-sept mille fusils, dix pièces de campagne, six cents barils de poudre. On donna à Puisaye dix mille louis en or et des lettres de crédit sur l'Angleterre, pour ajouter à ses faux assignats des moyens de finance plus assurés. L'escadre qui portait cette expédition se composait de trois vaisseaux de ligne de 74 canons, de deux frégates de 44, de quatre vaisseaux de 30 à 36, de plusieurs chaloupes canonnières et vaisseaux de transport. Elle était commandée par le commodore Waren, l'un des officiers les plus distingués et les plus braves de la marine anglaise. C'était la première division. Il était convenu qu'aussitôt après son départ, une autre division navale irait prendre à Jersey les émigrés organisés en cadres; qu'elle croiserait quelque temps devant Saint-Malo, où Puisaye avait pratiqué des intelligences et que des traîtres avaient promis de lui livrer; et qu'après cette croisière, si Saint-Malo n'était pas livré, elle viendrait rejoindre Puisaye et lui amener les cadres. En même temps des vaisseaux de transport devaient aller à l'embouchure de l'Elbe prendre les régimens émigrés à cocarde noire, pour les transporter auprès de Puisaye. On pensait que ces divers détachemens arriveraient presque en même temps que lui. Si tout ce qu'il avait dit se réalisait, si le débarquement s'opérait sans difficulté, si une partie de la Bretagne accourait au-devant de lui, s'il pouvait prendre une position solide sur les côtes de France, soit qu'on lui livrât Saint-Malo, Lorient, le Port-Louis, ou un port quelconque, alors une nouvelle expédition, portant une armée anglaise, de nouveaux secours en matériel, et le comte d'Artois, devait sur-le-champ mettre à la voile. Lord Moira était parti en effet pour aller chercher le prince sur le continent.

Il n'y avait qu'un reproche à faire à ces dispositions, c'était de diviser l'expédition en plusieurs détachemens, mais surtout de ne pas mettre le prince français à la tête du premier.

L'expédition mit à la voile vers la fin de prairial (mi-juin). Puisaye emmenait avec lui l'évêque de Dol, un clergé nombreux, et quarante gentilshommes portant tous un nom illustre, et servant comme simples volontaires. Le point de débarquement était un mystère, excepté pour Puisaye, le commodore Waren, et MM. de Tinténiac et d'Allègre, que Puisaye avait expédiés pour annoncer son arrivée.

Après avoir longuement délibéré, on avait préféré le Sud de la Bretagne au nord, et on s'était décidé pour la baie de Quiberon, qui était une des meilleures et des plus sûres du continent, et que les Anglais connaissaient à merveille, parce qu'ils y avaient mouillé très long-temps. Tandis que l'expédition faisait voile, Sidney Smith, lord Cornwalis, faisaient des menaces sur toutes les côtes, pour tromper les armées républicaines sur le véritable point de débarquement; et lord Bridport, avec l'escadre qui était en station aux îles d'Ouessant, protégeait le convoi. La marine française de l'Océan était peu redoutable depuis la malheureuse croisière du dernier hiver, pendant laquelle la flotte de Brest avait horriblement souffert du mauvais temps. Cependant Villaret-Joyeuse avait reçu ordre de sortir avec neuf vaisseaux de ligne mouillés à Brest, pour aller rallier une division bloquée à Belle-Isle. Il partit, et, après avoir rallié cette division, et donné la chasse à quelques vaisseaux anglais, il revenait vers Brest, lorqu'il essuya un coup de vent qui dispersa son escadre. Il perdit du temps à la réunir de nouveau, et, dans cet intervalle, il rencontra l'expédition destinée pour les côtes de France. Il était supérieur en nombre, et il pouvait l'enlever tout entière; mais le Commodore Waren, apercevant le danger, se couvrit de toutes ses voiles, et plaça son convoi au loin, de manière à figurer une seconde ligne; en même temps il envoya deux cotres à la recherche de la grande escadre de lord Bridport. Villaret, ne croyant pas pouvoir combattre avec avantage, reprit sa marche sur Brest, suivant les instructions qu'il avait reçues. Mais lord Bridport arriva dans cet instant, et attaqua aussitôt la flotte républicaine. C'était le 5 messidor (23 juin). Villaret, voulant se former sur l'Alexandre, qui était un mauvais marcheur, perdit un temps irréparable à manoeuvrer. La confusion se mit dans sa ligne: il perdit trois vaisseaux, l'Alexandre, le Formidable et le Tigre, et, sans pouvoir regagner Brest, fut obligé de se jeter dans Lorient.

L'expédition ayant ainsi signalé son début par une victoire navale, fit voile vers la baie de Quiberon. Une division de l'escadre alla sommer la garnison de Belle-Isle, au nom du roi de France; mais elle ne reçut du général Boucret qu'une réponse énergique et des coups de canon. Le convoi vint mouiller dans la baie même de Quiberon, le 7 messidor (25 juin). Puisaye, d'après les renseignemens qu'il s'était procurés, savait qu'il y avait peu de troupes sur la côte; il voulait, dans son ardeur, descendre sur-le-champ à terre. Le comte d'Hervilly, qui était brave, capable de bien discipliner un régiment, mais incapable de bien diriger une opération, et surtout fort chatouilleux en fait d'autorité et de devoir, dit qu'il commandait les troupes, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne les hasarderait pas sur une côte ennemie et inconnue, avant d'avoir fait une reconnaissance. Il perdit un jour entier à promener une lunette sur la côte; et, quoiqu'il n'eût pas aperçu un soldat, il refusa cependant de mettre les troupes à terre. Puisaye et le commodore Waren ayant décidé la descente, d'Hervilly y consentit enfin, et, le 9 messidor (27 juin), ces Français imprudens et aveugles descendirent pleins de joie sur cette terre où ils apportaient la guerre civile, et où ils devaient trouver un si triste sort.

La baie dans laquelle ils avaient abordé est formée, d'un côté, par le rivage de la Bretagne, de l'autre par une presqu'île, large de près d'une lieue, et longue de deux: c'est la fameuse presqu'île de Quiberon. Elle se joint à la terre par une langue de sable étroite, longue d'une lieue, et nommée la Falaise. Le fort Penthièvre, placé entre la presqu'île et la Falaise, défend l'approche du côté de la terre. Il y avait dans ce fort sept cents hommes de garnison. La baie, formée par cette presqu'île et la côte, offre aux vaisseaux l'une des rades les plus sûres et les mieux abritées du continent.

L'expédition avait débarqué dans le fond de la baie, au village de Carnac. A l'instant où elle arrivait, divers chefs, Dubois-Berthelot, d'Allègre, George Cadoudal, Mercier, avertis par Tinténiac, accoururent avec leurs troupes, dispersèrent quelques détachemens qui gardaient la côte, les replièrent dans l'intérieur, et se rendirent au rivage. Ils amenaient quatre ou cinq mille hommes aguerris, mais mal armés, mal vêtus, n'allant point en rang, et ressemblant plutôt à des pillards qu'à des soldats. A ces chouans s'étaient réunis les paysans du voisinage, criant vive le roi! et apportant des oeufs, des volailles, des vivres de toute espèce, à cette armée libératrice qui venait leur rendre leur prince et leur religion. Puisaye, plein de joie à cet aspect, comptait déjà que toute la Bretagne allait s'insurger. Les émigrés qui l'accompagnaient éprouvaient d'autres impressions. Ayant vécu dans les cours, ou servi dans les plus belles armées de l'Europe, ils voyaient avec dégoût, et avec peu de confiance, les soldats qu'on allait leur donner à commander. Déjà les railleries, les plaintes commençaient à circuler. On apporta des caisses de fusils et d'habits; les chouans fondirent dessus; des sergens du régiment d'Hervilly voulurent rétablir l'ordre; une rixe s'engagea, et, sans Puisaye, elle aurait pu avoir des suites funestes. Ces premières circonstances étaient peu propres à établir la confiance entre les insurgés et les troupes régulières, qui, venant d'Angleterre et appartenant à cette puissance, étaient à ce titre un peu suspectes aux chouans. Cependant on arma les bandes qui arrivaient, et dont le nombre s'éleva à dix mille hommes en deux jours. On leur livra des habits rouges et des fusils, et Puisaye voulut ensuite leur donner des chefs. Il manquait d'officiers, car les quarante gentilshommes volontaires qui l'avaient suivi étaient fort insuffisans; il n'avait pas encore les cadres à sa disposition, car, suivant le plan convenu, ils croisaient encore devant Saint-Malo; il voulait donc prendre quelques officiers dans les régimens, où ils étaient en grand nombre, les distribuer parmi les chouans, marcher ensuite rapidement sur Vannes et sur Rennes, ne pas donner le temps aux républicains de se reconnaître, soulever toute la contrée, et venir prendre position derrière l'importante ligne de Mayenne. Là, maître de quarante lieues de pays, ayant soulevé toute la population, Puisaye pensait qu'il serait temps d'organiser les troupes irrégulières. D'Hervilly, brave, mais vétilleux, méthodiste, et méprisant ces chouans irréguliers, refusa ces officiers. Au lieu de les donner aux chouans, il voulait choisir parmi ceux-ci des hommes pour compléter les régimens, et puis, s'avancer en faisant des reconnaissances et en choisissant des positions. Ce n'était pas là le plan de Puisaye. Il essaya de se servir de son autorité; d'Hervilly la nia, en disant que le commandement des troupes régulières lui appartenait, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne devait pas les compromettre. Puisaye lui représenta qu'il n'avait ce commandement que pendant la traversée, mais qu'arrivé sur le sol de la Bretagne, lui, Puisaye, était le chef suprême, et le maître des opérations. Il envoya sur-le-champ un cotre à Londres, pour faire expliquer les pouvoirs; et, en attendant, il conjura d'Hervilly de ne pas faire manquer l'entreprise par des divisions funestes. D'Hervilly était brave et plein de bonne foi, mais il était peu propre à la guerre civile, et il avait une répugnance prononcée pour ces insurgés déguenillés. Tous les émigrés, du reste, pensaient avec lui qu'ils n'étaient pas faits pour chouanner; que Puisaye les compromettait en les amenant en Bretagne; que c'était en Vendée qu'il aurait fallu descendre, et que là ils auraient trouvé l'illustre Charette, et sans doute d'autres soldats.

Plusieurs jours s'étaient perdus en démêlés de ce genre. On distribua les chouans en trois corps, pour leur faire prendre des positions avancées, de manière à occuper les routes de Lorient à Hennebon et à Aurai. Tinténiac, avec un corps de deux mille cinq cents chouans, fut placé à gauche à Landevant; Dubois-Berthelot, à droite vers Aurai, avec une force à peu près égale. Le comte de Vauban, l'un des quarante gentilshommes volontaires qui avaient suivi Puisaye, et l'un de ceux que leur réputation, leur mérite, plaçaient au premier rang, fut chargé d'occuper une position centrale à Mendon, avec quatre mille chouans, de manière à pouvoir secourir Tinténiac ou Dubois-Berthelot. Il avait le commandement de toute cette ligne, défendue par neuf à dix mille hommes, et avancée à quatre ou cinq lieues dans l'intérieur. Les chouans, qui se virent placés là, demandèrent aussitôt pourquoi on ne mettait pas des troupes de ligne avec eux; ils comptaient beaucoup plus sur ces troupes que sur eux-mêmes; ils étaient venus pour se ranger autour d'elles, les suivre, les appuyer, mais ils comptaient qu'elles s'avanceraient les premières pour recevoir le redoutable choc des républicains. Vauban demanda seulement quatre cents hommes, soit pour résister, en cas de besoin, à une première attaque, soit pour rassurer ses chouans, leur donner l'exemple, et leur prouver qu'on ne voulait pas les exposer seuls. D'Hervilly refusa d'abord, puis fit attendre, et enfin envoya ce détachement.

On était débarqué depuis cinq jours, et on ne s'était avancé qu'à trois ou quatre lieues dans les terres. Puisaye était fort mécontent; cependant il dévorait ces contrariétés, espérant vaincre les lenteurs et les obstacles que lui opposaient ses compagnons d'armes. Pensant qu'à tout événement il fallait s'assurer un point d'appui, il proposa à d'Hervilly de s'emparer de la presqu'île, en surprenant le fort Penthièvre. Une fois maîtres de ce fort, qui fermait la presqu'île du côté de la terre, appuyés des deux côtés par les escadres anglaises, ils avaient une position inexpugnable; et cette presqu'île, large d'une lieue, longue de deux, devenait alors un pied à terre aussi sûr et plus commode que celui de Saint-Malo, Brest ou Lorient. Les Anglais pourraient y déposer tout ce qu'ils avaient promis en hommes et en munitions. Cette mesure de sûreté était de nature à plaire à d'Hervilly; il y consentit, mais il voulait une attaque régulière sur le fort Penthièvre. Puisaye ne l'écouta pas, et projeta une attaque de vive force; le commodore Waren, plein de zèle, offrit de la seconder de tous les feux de son escadre. On commença à canonner, le 1er juillet (13 messidor), et on fixa l'attaque décisive pour le 3 (15 messidor). Pendant qu'on en faisait les préparatifs, Puisaye envoya des émissaires par toute la Bretagne, afin d'aller réveiller Scépeaux, Charette, Stofflet, et tous les chefs des provinces insurgées.

La nouvelle du débarquement s'était répandue avec une singulière rapidité; elle parcourut en deux jours toute la Bretagne, et en quelques jours toute la France. Les royalistes pleins de joie, les révolutionnaires de courroux, croyaient voir déjà les émigrés à Paris. La convention envoya sur-le-champ deux commissaires extraordinaires auprès de Hoche; elle fit choix de Blad et de Tallien. La présence de ce dernier sur le point menacé devait prouver que les thermidoriens étaient aussi opposés au royalisme qu'à la terreur. Hoche, plein de calme et d'énergie, écrivit sur-le-champ au comité de salut public, pour le rassurer. «Du calme, lui dit-il, de l'activité, des vivres dont nous manquons, et les douze mille hommes que vous m'avez promis depuis si long-temps.» Aussitôt il donna des ordres à son chef d'état-major; il fit placer le général Chabot entre Brest et Lorient, avec un corps de quatre mille hommes, pour voler au secours de celui de ces deux ports qui serait menacé: «Veillez surtout, lui dit-il, veillez sur Brest; au besoin, enfermez-vous dans la place, et défendez-vous jusqu'à la mort.» Il écrivit à Aubert-Dubayet, qui commandait les côtes de Cherbourg, de faire filer des troupes sur le nord de la Bretagne, afin de garder Saint-Malo et la côte. Pour garantir le midi, il pria Canclaux, qui veillait toujours sur Charette et Stofflet, de lui envoyer par Nantes et Vannes le général Lemoine avec des secours. Il fit ensuite rassembler toutes ses troupes sur Rennes, Ploërmel et Vannes, et les échelonna sur ces trois points pour garder ses derrières. Enfin il s'avança lui-même sur Aurai avec tout ce qu'il put réunir sous sa main. Le 14 messidor (2 juillet), il était déjà de sa personne à Aurai, avec trois à quatre mille hommes.

La Bretagne était ainsi enveloppée tout entière. Ici devaient se dissiper les illusions que la première insurrection de la Vendée avait fait naître. Parce qu'en 93 les paysans de la Vendée, ne rencontrant devant eux que des gardes nationales composées de bourgeois qui ne savaient pas manier un fusil, avaient pu s'emparer de tout le Poitou et de l'Anjou, et former ensuite dans leurs ravins et leurs bruyères un établissement difficile à détruire, on s'imagina que la Bretagne se soulèverait au premier signal de l'Angleterre. Mais les Bretons étaient loin d'avoir l'ardeur des premiers Vendéens; quelques bandits seulement, sous le nom de chouans, étaient fortement résolus à la guerre, ou, pour mieux dire, au pillage; et de plus, un jeune capitaine, dont la vivacité égalait le génie, disposant de troupes aguerries, contenait toute une population d'une main ferme et assurée. La Bretagne pouvait-elle se soulever au milieu de pareilles circonstances, à moins que l'armée qui venait la soutenir ne s'avançât rapidement, au lieu de tâtonner sur le rivage de l'Océan?

Ce n'était pas tout: une partie des chouans qui étaient sous l'influence des agens royalistes de Paris, attendaient pour se réunir à Puisaye qu'un prince parût avec lui. Le cri de ces agens et de tous ceux qui partageaient leurs intrigues fut que l'expédition était insuffisante et fallacieuse, et que l'Angleterre venait en Bretagne répéter les événemens de Toulon. On ne disait plus qu'elle voulait donner la couronne au comte d'Artois, puisqu'il n'y était pas, mais au duc d'York; on écrivit qu'il ne fallait pas seconder l'expédition, mais l'obliger à se rembarquer pour aller descendre auprès de Charette. Celui-ci ne demandait pas mieux. Il répondit aux instances des agens de Puisaye, qu'il avait envoyé M. de Scépeaux à Paris, pour réclamer l'exécution d'un des articles de son traité; qu'il lui fallait donc attendre le retour de cet officier pour ne pas l'exposer à être arrêté en reprenant les armes. Quant à Stofflet, qui était bien mieux disposé pour Puisaye, il fit répondre que si on lui assurait le grade de lieutenant-général, il allait marcher sur-le-champ, et faire une diversion sur les derrières des républicains.

Ainsi tout se réunissait contre Puisaye, et des vues opposées aux siennes chez les royalistes de l'intérieur, et des jalousies entre les chefs vendéens, et enfin un adversaire habile, disposant de forces bien organisées, et suffisantes pour contenir ce que les Bretons avaient de zèle royaliste.

C'était le 15 messidor (3 juillet) que Puisaye avait résolu d'attaquer le fort Penthièvre. Les soldats qui le gardaient manquaient de pain depuis trois jours. Menacés d'un assaut de vive force, foudroyés par le feu des vaisseaux, mal commandés, ils se rendirent, et livrèrent le fort à Puisaye. Mais dans ce même moment, Hoche, établi à Aurai, faisait attaquer tous les postes avancés des chouans, pour rétablir la communication d'Aurai à Hennebon et Lorient. Il avait ordonné une attaque simultanée sur Landevant et vers le poste d'Aurai. Les chouans de Tinténiac, vigoureusement abordés par les républicains, ne tinrent pas contre des troupes de ligne. Vauban, qui était placé intermédiairement à Mendon, accourut avec une partie de sa réserve au secours de Tinténiac; mais il trouva la bande de celui-ci dispersée, et celle qu'il amenait se rompit en voyant la déroute; il fut obligé de s'enfuir, et de traverser même à la nage deux petits bras de mer, pour venir rejoindre le reste de ses chouans à Mendon. A sa droite, Dubois-Berthelot avait été repoussé: il voyait ainsi les républicains s'avancer à sa droite et à sa gauche, et il allait se trouver en flèche au milieu d'eux. C'est dans ce moment que les quatre cents hommes de ligne qu'il avait demandés lui auraient été d'une grande utilité pour soutenir ses chouans et les ramener au combat; mais d'Hervilly venait de les rappeler pour l'attaque du fort. Cependant il rendit un peu de courage à ses soldats, et les décida à profiter de l'occasion pour tomber sur les derrières des républicains, qui s'engageaient très avant à la poursuite des fuyards. Il se rejeta alors sur sa gauche, et fondit sur un village où les républicains venaient d'entrer en courant après les chouans. Ils ne s'attendaient pas à cette brusque attaque, et furent obligés de se replier. Vauban se reporta ensuite vers sa position de Mendon; mais il s'y trouva seul, tout avait fui autour de lui, et il fut obligé de se retirer aussi, mais avec ordre, et après un acte de vigueur qui avait modéré la rapidité de l'ennemi.

Les chouans étaient indignés d'avoir été exposés seuls aux coups des républicains; ils se plaignaient amèrement de ce qu'on leur avait enlevé les quatre cents hommes de ligne. Puisaye en fit des reproches à d'Hervilly; celui-ci répondit qu'il les avait rappelés pour l'attaque du fort. Ces plaintes réciproques ne réparèrent rien, et on resta de part et d'autre fort irrité. Cependant on était maître du Fort Penthièvre. Puisaye fit débarquer dans la presqu'île tout le matériel envoyé par les Anglais; il y fixa son quartier-général, y transporta toutes les troupes, et résolut de s'y établir solidement. Il donna des ordres aux ingénieurs pour perfectionner la défense du fort, et y ajouter des travaux avancés. On y arbora le drapeau blanc à côté du drapeau anglais, en signe d'alliance entre les rois de France et d'Angleterre. Enfin on décida que chaque régiment fournirait à la garnison un détachement proportionné à sa force. D'Hervilly, qui était fort jaloux de compléter le sien, et de le compléter avec de bonnes troupes, proposa aux républicains qu'on avait fait prisonniers de passer à son service, et de former un troisième bataillon dans son régiment. L'argent, les vivres dont ils avaient manqué, la répugnance à rester prisonniers, l'espérance de pouvoir repasser bientôt du côté de Hoche, les décidèrent, et ils furent enrôlés dans le corps de d'Hervilly.

Puisaye, qui songeait toujours à marcher en avant, et qui ne s'était arrêté à prendre la presqu'île que pour s'assurer une position sur les côtes, parla vivement à d'Hervilly, lui donna les meilleures raisons pour l'engager à seconder ses vues, le menaça même de demander son remplacement s'il persistait à s'y refuser. D'Hervilly parut un moment se prêter à ses projets. Les chouans, selon Puisaye, n'avaient besoin que d'être soutenus pour déployer de la bravoure; il fallait distribuer les troupes de ligne sur leur front et sur leurs derrières, les placer ainsi au milieu, et avec douze ou treize mille hommes, dont trois mille à peu près de ligne, on pourrait passer sur le corps de Hoche, qui n'avait guère plus de cinq à six mille hommes dans le moment. D'Hervilly consentit à ce plan. Dans cet instant, Vauban, qui sentait sa position très hasardée, ayant perdu celle qu'il occupait d'abord, demandait des ordres et des secours. D'Hervilly lui envoya un ordre rédigé de la manière la plus pédantesque, dans lequel il lui enjoignait de se replier sur Carnac, et lui prescrivait des mouvemens tels qu'on n'aurait pu les faire exécuter par les troupes les plus manoeuvrières de l'Europe.

Le 5 juillet (17 messidor), Puisaye sortit de la presqu'île pour passer une revue des chouans, et d'Hervilly en sortit aussi avec son régiment, pour se préparer à exécuter le projet, formé la veille, de marcher en avant. Puisaye ne trouva que la tristesse, le découragement et l'humeur chez ces hommes qui, quelques jours auparavant, étaient pleins d'enthousiasme. Ils disaient qu'on voulait les exposer seuls, et les sacrifier aux troupes de ligne. Puisaye les apaisa le mieux qu'il put, et tâcha de leur rendre quelque courage. D'Hervilly, de son côté, en voyant ces soldats vêtus de rouge, et qui portaient si maladroitement l'uniforme et le fusil à baïonnette, dit qu'il n'y avait rien à faire avec de pareilles troupes, et fit rentrer son régiment. Puisaye le rencontra dans cet instant, et lui demanda si c'était ainsi qu'il exécutait le plan convenu. D'Hervilly répondit que jamais il ne se hasarderait à marcher avec de pareils soldats; qu'il n'y avait plus qu'à se rembarquer ou à s'enfermer dans la presqu'île, pour y attendre de nouveaux ordres de Londres; ce qui, dans sa pensée, signifiait l'ordre de descendre en Vendée.

Le lendemain, 6 juillet (18 messidor), Vauban fut secrètement averti qu'il serait attaqué sur toute sa ligne par les républicains. Il se voyait dans une situation des plus dangereuses. Sa gauche s'appuyait à un poste dit de Sainte-Barbe, qui communiquait avec la presqu'île; mais son centre et sa droite longeaient la côte de Carnac, et n'avaient que la mer pour retraite. Ainsi, s'il était vivement attaqué, sa droite et son centre pouvaient être jetés à la mer; sa gauche seule se sauvait par Sainte-Barbe à Quiberon. Ses chouans, découragés, étaient incapables de tenir; il n'avait donc d'autre parti à prendre que de replier son centre et sa droite sur sa gauche, et de filer par la Falaise dans la presqu'île. Mais il s'enfermait alors dans cette langue de terre sans pouvoir en sortir; car le poste de Sainte-Barbe, qu'on abandonnait, sans défense du côté de la terre, était inexpugnable du côté de la Falaise, et la dominait tout entière. Ainsi, ce projet de retraite n'était rien moins que la détermination de se renfermer dans la presqu'île de Quiberon. Vauban demanda donc des secours pour n'être pas réduit à se retirer. D'Hervilly lui envoya un nouvel ordre, rédigé dans tout l'appareil du style militaire, et contenant l'injonction de tenir à Carnac jusqu'à la dernière extrémité. Puisaye somma aussitôt d'Hervilly d'envoyer des troupes; ce qu'il promit.

Le lendemain 7 juillet (19 messidor), à la pointe du jour, les républicains s'avancent en colonnes profondes, et viennent attaquer les dix mille chouans sur toute la ligne. Ceux-ci regardent sur la Falaise et ne voient pas arriver les troupes régulières. Alors ils entrent en fureur contre les émigrés qui ne viennent pas à leur secours. Le jeune George Cadoudal, dont les soldats refusent de se battre, les supplie de ne pas se débander; mais ils ne veulent pas l'entendre. George, furieux à son tour, s'écrie que ces scélérats d'Anglais et d'émigrés ne sont venus que pour perdre la Bretagne, et que la mer aurait dû les anéantir avant de les transporter sur la côte. Vauban ordonne alors à sa droite et à son centre de se replier sur sa gauche, pour les sauver par la Falaise dans la presqu'île. Les chouans s'y précipitent aveuglément; la plupart sont suivis de leurs familles, qui fuient la vengeance des républicains. Des femmes, des enfans, des vieillards, emportant leurs dépouilles, et mêlés à plusieurs mille chouans en habit rouge, couvrent cette langue de sable étroite et longue, baignée des deux côtés par les flots, et déjà labourée par les balles et les boulets. Vauban, s'entourant alors de tous les chefs, s'efforce de réunir les hommes les plus braves, les engage à ne pas se perdre par une fuite précipitée, et les conjure, pour leur salut et pour leur honneur, de faire une retraite en bon ordre. Ils feront rougir, leur dit-il, cette troupe de ligne qui les laisse seuls exposés à tout le péril. Peu à peu il les rassure, et les décide à tourner la face à l'ennemi, à supporter son feu et à y répondre. Alors, grâce à la fermeté des chefs, la retraite commence à se faire avec calme; on dispute le terrain pied à pied. Cependant on n'est pas sûr encore de résister à une charge vigoureuse, et de n'être pas jeté dans la mer; mais heureusement le brave commodore Waren, s'embossant avec ses vaisseaux et ses chaloupes canonnières, vient foudroyer les républicains des deux côtés de la Falaise, et les empêche pour ce jour-là de pousser plus loin leurs avantages.

Les fugitifs se pressent pour entrer dans le fort, mais on leur en dispute un moment l'entrée; ils se précipitent alors sur les palissades, les arrachent, et fondent pêle-mêle dans la presqu'île. Dans cet instant, d'Hervilly arrivait enfin avec son régiment; Vauban le rencontre, et dans un mouvement de colère, lui dit qu'il lui demandera compte de sa conduite devant un conseil de guerre. Les chouans se répandent dans l'étendue de la presqu'île, où se trouvaient plusieurs villages et quelques hameaux. Tous les logemens étaient pris par les régimens; il s'engage des rixes; enfin les chouans se couchent à terre; on leur donne une demi-ration de riz, qu'ils mangent en nature, n'ayant rien pour la faire cuire.

Ainsi cette expédition, qui devait bientôt porter le drapeau des Bourbons et des Anglais jusqu'aux bords de la Mayenne, était maintenant resserrée dans cette presqu'île, longue de deux lieues. On avait douze ou quinze mille bouches de plus à nourrir, et on n'avait à leur donner ni logement, ni bois à brûler, ni ustensiles pour préparer leurs alimens. Cette presqu'île, défendue par un fort à son extrémité, bordée des deux côtés par les escadres anglaises, pouvait opposer une résistance invincible; mais elle devenait tout à coup très faible par le défaut de vivres. On n'en avait apporté, en effet, que pour nourrir six mille hommes pendant trois mois, et on en avait dix-huit ou vingt mille à faire vivre. Sortir de cette position par une attaque subite sur Sainte-Barbe, n'était guère possible; car les républicains, pleins d'ardeur, retranchaient ce poste de manière à le rendre inexpugnable du côté de la presqu'île. Tandis que la confusion, les haines et l'abattement régnaient dans cet informe rassemblement de chouans et d'émigrés, dans le camp de Hoche, au contraire, soldats et officiers travaillaient avec zèle à élever des retranchemens. «Je voyais, dit Puisaye, les officiers eux-mêmes, en chemise, et distingués seulement par leur hausse-col, manier la pioche, et hâter les travaux de leurs soldats.»

Cependant Puisaye décida pour la nuit même une sortie, afin d'interrompre les travaux; mais l'obscurité, le canon de l'ennemi, jetèrent la confusion dans les rangs; il fallut rentrer. Les chouans, désespérés, se plaignaient d'avoir été trompés; ils regrettaient leur ancien genre de guerre, et demandaient qu'on les rendît à leurs forêts. Ils mouraient de faim. D'Hervilly, pour les forcer à s'enrôler dans les régimens, avait ordonné qu'on ne distribuât que demi-ration aux troupes irrégulières: ils se révoltèrent. Puisaye, à l'insu duquel l'ordre avait été rendu, le fit révoquer, et la ration entière fut accordée.

Ce qui distinguait Puisaye, outre son esprit, c'était une persévérance à toute épreuve; il ne se découragea pas. Il eut l'idée de choisir l'élite des chouans; de les débarquer en deux troupes, pour parcourir le pays sur les derrières de Hoche, pour soulever les chefs dont on n'avait pas de nouvelles, et les porter en masse sur le camp de Sainte-Barbe, de manière à le prendre à revers, tandis que les troupes de la presqu'île l'attaqueraient de front. Il se délivrait ainsi de six à huit mille bouches, les employait utilement, réveillait le zèle singulièrement amorti des chefs bretons, et préparait une attaque sur les derrières du camp de Sainte-Barbe. Le projet arrêté, il fit le meilleur choix possible dans les chouans, en donna quatre mille à Tinténiac, avec trois intrépides chefs, George, Mercier et d'Allègre, et trois mille à MM. Jean-Jean et Lantivy. Tinténiac devait être débarqué à Sarzeau, près de l'embouchure de la Vilaine; Jean-Jean et Lantivy, près de Quimper. Tous deux devaient, après un circuit assez long, se réunir à Baud le 14 juillet (26 messidor), et marcher, le 16 au matin, sur les derrières du camp de Sainte-Barbe. A l'instant où ils allaient partir, les chefs des chouans vinrent trouver Puisaye, et supplier leur ancien chef de partir avec eux, lui disant que ces traîtres d'Anglais allaient le perdre: il n'était pas possible que Puisaye acceptât. Ils partirent, et furent débarqués heureusement. Puisaye écrivit aussitôt à Londres, pour dire que tout pouvait être réparé, mais qu'il fallait sur-le-champ envoyer des vivres, des munitions, des troupes, et le prince français. Pendant que ces événemens se passaient dans la presqu'île, Hoche avait déjà réuni de huit à dix mille hommes à Sainte-Barbe. Aubert-Dubayet lui faisait arriver, des côtes de Cherbourg, des troupes pour garder le nord de la Bretagne; Canclaux lui avait envoyé de Nantes un renfort considérable, sous les ordres du général Lemoine. Les représentans avaient déjoué toutes les menées qui tendaient à livrer Lorient et Saint-Malo. Les affaires des républicains s'amélioraient donc chaque jour.

Pendant ce temps, Lemaître et Brothier, par leurs intrigues, contribuaient encore de toutes leurs forces à contrarier l'expédition. Ils avaient écrit sur-le-champ en Bretagne pour la désapprouver. L'expédition, suivant eux, avait un but dangereux, puisque le prince n'y était pas, et personne ne devait la seconder. En conséquence, des agens s'étaient répandus, et avaient signifié l'ordre, au nom du roi, de ne faire aucun mouvement; ils avaient averti Charette de persister dans son inaction. D'après leur ancien système de profiter des secours de l'Angleterre et de la tromper, ils avaient improvisé sur les lieux mêmes un plan. Mêlés dans l'intrigue qui devait livrer Saint-Malo à Puisaye, ils voulaient appeler dans cette place les cadres émigrés qui croisaient sur la flotte anglaise, et prendre possession du port, au nom de Louis XVIII, tandis que Puisaye agissait à Quiberon, peut-être, disaient-ils, pour le duc d'York. L'intrigue de Saint-Malo ayant manqué, ils se replièrent sur Saint-Brieuc, retinrent devant cette côte l'escadre qui portait les cadres émigrés, et envoyèrent sur-le-champ des émissaires à Tinténiac et à Lantivy, qu'ils savaient débarqués, pour leur enjoindre de se porter sur Saint-Brieuc. Leur but était ainsi de former dans le nord de la Bretagne une contre-expédition, plus sûre, suivant eux, que celle de Puisaye dans le midi.

Tinténiac avait débarqué heureusement, et après avoir enlevé plusieurs postes républicains, était arrivé à Elven. Là il trouva l'injonction, au nom du roi, de se rendre à Coëtlogon, afin d'y recevoir de nouveaux ordres. Il objecta en vain la commission de Puisaye, la nécessité de ne pas faire manquer son plan, en s'éloignant du lieu marqué. Cependant il céda, espérant, au moyen d'une marche forcée, se retrouver sur les derrières de Sainte-Barbe le 16. Jean-Jean et Lantivy, débarqués aussi heureusement, se disposaient à marcher vers Baud, lorsqu'ils trouvèrent de leur côté l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc.

Dans cet intervalle, Hoche, inquiété sur ses derrières, fut obligé de faire de nouveaux détachemens pour arrêter les bandes dont il avait appris la marche; mais il laissa dans Sainte-Barbe une force suffisante pour résister à une attaque de vive force. Il était fort inquiété par les chaloupes canonnières anglaises, qui foudroyaient ses troupes dès qu'elles paraissaient sur la Falaise, et ne comptait guère que sur la famine pour réduire les émigrés.

Puisaye, de son côté, se préparait à la journée du 16 (28 messidor). Le 15, une nouvelle division navale arriva dans la baie; c'était celle qui était allée chercher aux bouches de l'Elbe les régimens émigrés passés à la solde de l'Angleterre, et connus sous le nom de régimens à cocarde noire. Elle apportait les légions de Salm, Damas, Béon et Périgord, réduites en tout à onze cents hommes par les pertes de la campagne, et commandées par un officier distingué, M. de Sombreuil. Cette escadre apportait de nouveaux secours en vivres et munitions; elle annonçait trois mille Anglais amenés par lord Graham, et la prochaine arrivée du comte d'Artois avec des forces plus considérables. Une lettre du ministère anglais disait à Puisaye que les cadres étaient retenus sur la côte du nord par les agens royalistes de l'intérieur, qui voulaient, disaient-ils, lui livrer un port. Une autre dépêche, arrivée en même temps, terminait le différend élevé entre d'Hervilly et Puisaye, donnait à ce dernier le commandement absolu de l'expédition, et lui conférait, de plus, le titre de lieutenant-général au service de l'Angleterre.

Puisaye, libre de commander, prépara tout pour la journée du lendemain. Il aurait bien voulu différer l'attaque projetée, pour donner à la division de Sombreuil le temps de débarquer; mais, tout étant fixé pour le 16, et ce jour ayant été indiqué à Tinténiac, il ne pouvait pas retarder. Le 15 au soir, il ordonna à Vauban d'aller débarquer à Carnac avec douze cents chouans, pour faire une diversion sur l'extrémité du camp de Sainte-Barbe, et pour se lier aux chouans qui allaient l'attaquer par derrière. Les bateaux furent préparés fort tard, et Vauban ne put s'embarquer que dans le milieu de la nuit. Il avait ordre de tirer une fusée s'il parvenait à débarquer, et d'en tirer une seconde s'il ne réussissait pas à tenir le rivage.

Le 16 juillet (28 messidor), à la pointe du jour, Puisaye sortit de la presqu'île avec tout ce qu'il avait de troupes. Il marchait en colonnes. Le brave régiment de Loyal-Émigrant était en tête avec les artilleurs de Rothalier; sur la droite s'avançaient les régimens de Royal-Marine et de du Dresnay, avec six cents chouans commandés par le duc de Levis. Le régiment d'Hervilly, et mille chouans commandés par le chevalier de Saint-Pierre, occupaient la gauche. Ces corps réunis formaient à peu près quatre mille hommes. Tandis qu'ils s'avançaient sur la Falaise, ils aperçurent une première fusée lancée par le comte de Vauban; ils n'en virent pas une seconde, et ils crurent que Vauban avait réussi. Ils continuèrent leur marche; on entendit alors comme un bruit lointain de mousqueterie: «C'est Tinténiac, s'écrie Puisaye; en avant!» Alors on sonne la charge, et on marche sur les retranchemens des républicains. L'avant-garde de Hoche, commandée par Humbert, était placée devant les hauteurs de Sainte-Barbe. A l'approche de l'ennemi, elle se replie, et rentre dans les lignes. Les assaillans s'avancent pleins de joie, tout à coup un corps de cavalerie qui était resté déployé fait un mouvement, et démasque des batteries formidables. Un feu de mousqueterie et d'artillerie accueille les émigrés; la mitraille, les boulets et les obus pleuvent sur eux. A la droite, les régimens de Royal-Marine et de du Dresnay perdent des rangs entiers sans s'ébranler; le duc de Levis est blessé grièvement à la tête de ses chouans; à gauche, le régiment d'Hervilly s'avance bravement sous le feu. Cependant cette fusillade qu'on avait cru entendre sur les derrières et sur les côtés a cessé de retentir. Tinténiac ni Vauban n'ont donc pas attaqué, et il n'y a pas d'espoir d'enlever le camp. Dans ce moment, l'armée républicaine, infanterie et cavalerie, sort de ses retranchemens; Puisaye, voyant qu'il n'y a plus qu'à se faire égorger, prescrit à d'Hervilly de donner à droite l'ordre de la retraite, tandis que lui-même la fera exécuter à gauche. Dans ce moment, d'Hervilly, qui bravait le feu avec le plus grand courage, reçoit un biscaïen au milieu de la poitrine. Il charge un aide-de-camp de porter l'ordre de la retraite; l'aide-de-camp est emporté par un boulet de canon: n'étant pas avertis, le régiment de d'Hervilly et les mille chouans du chevalier de Saint-Pierre continuent de s'avancer sous ce feu épouvantable. Tandis qu'on sonne la retraite à gauche, on sonne la charge à droite. La confusion et le carnage sont épouvantables. Alors la cavalerie républicaine fond sur l'armée émigrée, et la ramène en désordre sur la Falaise. Les canons de Rothalier, engagés dans le sable, sont enlevés. Après avoir fait des prodiges de courage, toute l'armée fuit vers le fort Penthièvre; les républicains la poursuivent en toute hâte, et vont entrer dans le fort avec elle; mais un secours inespéré la soustrait à la poursuite des vainqueurs. Vauban, qui devait être à Carnac, est à l'extrémité de la Falaise avec ses chouans; le commodore Waren est avec lui. Tous deux, montés sur les chaloupes canonnières, et dirigeant sur la Falaise un feu violent, arrêtent les républicains et sauvent encore une fois la malheureuse armée de Quiberon.

Ainsi Tinténiac n'avait pas paru; Vauban, débarqué trop tard, n'avait pu surprendre les républicains, avait été ensuite mal secondé par ses chouans, qui trempaient leurs fusils dans l'eau pour ne pas se battre, et s'était replié près du fort; sa seconde fusée, lancée en plein jour, n'avait pas été aperçue; et c'est ainsi que Puisaye, trompé dans toutes ses combinaisons, venait d'essuyer cette désastreuse défaite. Tous les régimens avaient fait d'affreuses pertes: celui de Royal-Marine, sur soixante-douze officiers, en avait perdu cinquante-trois; les autres avaient fait des pertes à proportion.

Il faut convenir que Puisaye avait mis beaucoup de précipitation à attaquer le camp. Quatre mille hommes allant en attaquer dix mille solidement retranchés, devaient s'assurer, d'une manière certaine, que toutes les attaques préparées sur les derrières et sur les flancs étaient prêtes à s'effectuer. Il ne suffisait pas d'un rendez-vous donné à des corps qui avaient tant d'obstacles à vaincre, pour croire qu'ils seraient arrivés au point et à l'heure indiqués; il fallait convenir d'un signal, d'un moyen quelconque de s'assurer de l'exécution du plan. En cela, Puisaye, quoique trompé par le bruit d'une mousqueterie lointaine, n'avait pas agi avec assez de précaution. Du reste, il avait payé de sa personne, et suffisamment répondu à ceux qui affectaient de suspecter sa bravoure parce qu'ils ne pouvaient pas nier son esprit.

Il est facile de comprendre pourquoi Tinténiac n'avait point paru. Il avait trouvé à Elven l'ordre de se rendre à Coëtlogon; il avait cédé à cet ordre étrange, dans l'espoir de regagner le temps perdu par une marche forcé. A Coëtlogon, il avait trouvé des femmes chargées de lui transmettre l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc. C'étaient les agens opposés à Puisaye, qui, usant du nom du roi, au nom duquel ils parlaient toujours, voulaient faire concourir les corps détachés par Puisaye à la contre-expédition qu'ils méditaient sur Saint-Malo ou sur Saint-Brieuc. Tandis que l'on conférait sur cet ordre, le château de Coëtlogon était attaqué par les détachemens que Hoche avait lancés à la poursuite de Tinténiac; celui-ci était accouru, et était tombé mort, frappé d'une balle au front. Son successeur au commandement avait consenti à marcher sur Saint-Brieuc. De leur côté, MM. de Lantivy et Jean-Jean, débarqués aux environs de Quimper, avaient trouvé des ordres semblables; les chefs s'étaient divisés, et, voyant ce conflit d'ordres et de projets, leurs soldats, déjà mécontens, s'étaient dispersés. C'est ainsi qu'aucun des corps envoyés par Puisaye, pour faire diversion, n'était arrivé au rendez-vous. L'agence de Paris, avec ses projets, avait aussi privé Puisaye des cadres qu'elle retenait sur la côte du nord, des deux détachemens qu'elle avait empêchés de se rendre à Baud le 14, et enfin du concours de tous les chefs auxquels elle avait signifié l'ordre de ne faire aucun mouvement.

Renfermé dans Quiberon, Puisaye n'avait donc plus aucun espoir d'en sortir pour marcher en avant; il ne lui restait qu'à se rembarquer, avant d'y être forcé par la famine, pour aller essayer une descente plus heureuse sur une autre partie de la côte, c'est-à-dire en Vendée. La plupart des émigrés ne demandaient pas mieux; le nom de Charette leur faisait espérer en Vendée un grand général à la tête d'une belle armée. Ils étaient charmés d'ailleurs de voir la contre-révolution opérée par tout autre que Puisaye.

Pendant ce temps, Hoche examinait cette presqu'île, et cherchait le moyen d'y pénétrer. Elle était défendue en tête par le fort Penthièvre, et sur les bords par les escadres anglaises. Il ne fallait pas songer à y débarquer dans des bateaux; prendre le fort au moyen d'un siége régulier était tout aussi impossible, car on ne pouvait y arriver que par la Falaise, toujours balayée par le feu des chaloupes canonnières. Les républicains, en effet, n'y pouvaient pas faire une reconnaissance sans être mitraillés. Il n'y avait qu'une surprise de nuit ou la famine qui pussent donner la presqu'île à Hoche. Une circonstance le détermina à tenter une surprise, quelque périlleuse qu'elle fût. Les prisonniers, qu'on avait enrôlés presque malgré eux dans les régimens émigrés, auraient pu être retenus tout au plus par le succès; mais leur intérêt le plus pressant, à défaut de patriotisme, les engageait à passer du côté d'un ennemi victorieux, qui allait les traiter comme déserteurs s'il les prenait les armes à la main. Ils se rendaient en foule au camp de Hoche, pendant la nuit, disant qu'ils ne s'étaient enrôlés que pour sortir des prisons, ou pour n'y pas être envoyés. Ils lui indiquèrent un moyen de pénétrer dans la presqu'île. Un rocher était placé à la gauche du fort Penthièvre; on pouvait, en entrant dans l'eau jusqu'à la poitrine, faire le circuit de ce rocher; on trouvait ensuite un sentier qui conduisait au sommet du fort. Les transfuges avaient assuré, au nom de leurs camarades composant la garnison, qu'ils aideraient à en ouvrir les portes.

Hoche n'hésita pas malgré le danger d'une pareille tentative. Il forma son plan d'après les indications qu'il avait obtenues, et résolut de s'emparer de la presqu'île, pour enlever toute l'expédition avant qu'elle eût le temps de remonter sur ses vaisseaux. Le 20 juillet au soir (2 thermidor), le ciel était sombre; Puisaye et Vauban avaient ordonné des patrouilles pour se garantir d'une attaque nocturne. «Avec un temps pareil, dirent-ils aux officiers, faites-vous tirer des coups de fusil par les sentinelles ennemies.» Tout leur paraissant tranquille, ils allèrent se coucher en pleine sécurité.

Les préparatifs étaient faits dans le camp républicain. A peu près vers minuit, Hoche s'ébranle avec son armée. Le ciel était chargé de nuages; un vent très-violent soulevait les vagues et couvrait de sourds mugissemens le bruit des armes et des soldats. Hoche dispose ses troupes en colonnes sur la Falaise; il donne ensuite trois cents grenadiers à l'adjudant-général Ménage, jeune républicain d'un courage héroïque. Il lui ordonne de filer à sa droite, d'entrer dans l'eau avec ses grenadiers, de tourner le rocher sur lequel s'appuient les murs, de gravir le sentier, et de tâcher de s'introduire ainsi dans le fort. Ces dispositions faites, on marche dans le plus grand silence; des patrouilles auxquelles on avait donné des uniformes rouges enlevés sur les morts dans la journée du 16, et ayant le mot d'ordre, trompent les sentinelles avancées. On approche sans être reconnu. Ménage entre dans la mer avec ses trois cents grenadiers; le bruit du vent couvre celui qu'ils font en agitant les eaux. Quelques-uns tombent et se relèvent, d'autres sont engloutis dans les abîmes. Enfin, de rochers en rochers, ils arrivent à la suite de leur intrépide chef, et parviennent à gravir le sentier qui conduit au fort. Pendant ce temps, Hoche est arrivé jusque sous les murs avec ses colonnes. Mais tout à coup les sentinelles reconnaissent une des fausses patrouilles; elles aperçoivent dans l'obscurité une ombre longue et mouvante; sur-le-champ elles font feu; l'alarme est donnée. Les canonniers toulonnais accourent à leurs pièces, et font pleuvoir la mitraille sur les troupes de Hoche; le désordre s'y met, elles se confondent, et sont prêtes à s'enfuir. Mais dans ce moment Ménage arrive au sommet du fort; les soldats complices des assaillans accourent sur les créneaux, présentent la crosse de leurs fusils aux républicains, et les introduisent. Tous ensemble fondent alors sur le reste de la garnison, égorgent ceux qui résistent, et arborent aussitôt le pavillon tricolore. Hoche, au milieu du désordre que les batteries ennemies ont jeté dans ses colonnes, ne s'ébranle pas un instant; il court à chaque chef, le ramène à son poste, fait rentrer chacun à son rang, et rallie son armée sous cette épouvantable pluie de feu. L'obscurité commençant à devenir moins épaisse, il aperçoit le pavillon républicain sur le sommet du fort: «Quoi? dit-il à ses soldats, vous reculerez lorsque déjà vos camarades ont placé leur drapeau sur les murs ennemis!» Il les entraîne sur les ouvrages avancés où campaient une partie des chouans; on y pénètre de toutes parts, et on se rend enfin maître du fort.

Dans ce moment, Vauban, Puisaye, éveillés par le feu, accouraient au lieu du désastre; mais il n'était plus temps. Ils voient fuir pêle-mêle les chouans, les officiers abandonnés par leurs soldats, et les restes de la garnison demeurés fidèles. Hoche ne s'arrête pas à la prise du fort; il rallie une partie de ses colonnes, et s'avance dans la presqu'île avant que l'armée d'expédition puisse se rembarquer. Puisaye, Vauban, tous les chefs, se retirent vers l'intérieur, où restaient encore le régiment d'Hervilly, les débris des régimens de du Dresnay, de Royal-Marine, de Loyal-Émigrant, et la légion de Sombreuil, débarquée depuis deux jours, et forte de onze cents hommes. En prenant une bonne position, et il y en avait plus d'une dans la presqu'île, en l'occupant avec les trois mille hommes de troupes réglées qu'on avait encore, on pouvait donner à l'escadre le temps de recueillir les malheureux émigrés. Le feu des chaloupes canonnières aurait protégé l'embarquement; mais le désordre régnait dans les esprits; les chouans se précipitaient dans la mer avec leurs familles, pour entrer dans quelques bateaux de pêcheurs qui étaient sur la rive, et gagner l'escadre que le mauvais temps tenait fort éloignée. Les troupes, éparpillées dans la presqu'île, couraient ça et là, ne sachant où se rallier. D'Hervilly, capable de défendre vigoureusement une position, et connaissant très bien les lieux, était mortellement blessé; Sombreuil, qui lui avait succédé, ne connaissait pas le terrain, ne savait où s'appuyer, où se retirer, et, quoique brave, paraissait, dans cette circonstance, avoir perdu la présence d'esprit nécessaire. Puisaye, arrivé auprès de Sombreuil, lui indique une position. Sombreuil lui demande s'il a envoyé à l'escadre pour la faire approcher; Puisaye répond qu'il a envoyé un pilote habile et dévoué; mais le temps est mauvais, le pilote n'arrive pas assez vite au gré des malheureux menacés d'être jetés à la mer. Les colonnes républicaines approchent; Sombreuil insiste de nouveau. «L'escadre est-elle avertie?» demande-t-il à Puisaye. Ce dernier accepte alors la commission de voler à bord pour faire approcher le commodore, commission qu'il convenait mieux de donner à un autre, car il devait être le dernier à se tirer du péril. Une raison le décida, la nécessité d'enlever sa correspondance, qui aurait compromis toute la Bretagne si elle était tombée dans les mains des républicains. Il était sans doute aussi pressant de la sauver que de sauver l'armée elle-même; mais Puisaye pouvait la faire porter à bord sans y aller lui-même. Il part, et arrive au bord du commodore en même temps que le pilote qu'il avait envoyé. L'éloignement, l'obscurité, le mauvais temps, avaient empêché qu'on pût, de l'escadre, apercevoir le désastre. Le brave amiral Waren, qui pendant l'expédition avait secondé les émigrés de tous ses moyens, fait force de voiles, arrive enfin avec ses vaisseaux à la portée du canon, à l'instant où Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, pressait la légion de Sombreuil, et allait lui faire perdre terre. Quel spectacle présentait en cet instant cette côte malheureuse! La mer agitée permettait à peine aux embarcations d'approcher du rivage; une multitude de chouans, de soldats fugitifs, entraient dans l'eau jusqu'à la hauteur du cou pour joindre les embarcations, et se noyaient pour y arriver plus tôt; un millier de malheureux émigrés, placés entre la mer et les baïonnettes des républicains, étaient réduits à se jeter ou dans les flots ou sur le fer ennemi, et souffraient autant du feu de l'escadre anglaise que les républicains eux-mêmes. Quelques embarcations étaient arrivées, mais sur un autre point. De ce côté, il n'y avait qu'une goëlette qui faisait un feu épouvantable, et qui suspendit un instant la marche des républicains. Quelques grenadiers crièrent, dit-on, aux émigrés: «Rendez-vous, on ne vous fera rien.» Ce mot courut de rangs en rangs. Sombreuil voulut s'approcher pour parlementer avec le général Humbert; mais le feu empêchait de s'avancer. Aussitôt un officier émigré se jeta à la nage pour aller faire cesser le feu. Hoche ne voulait pas une capitulation; il connaissait trop bien les lois contre les émigrés pour oser s'engager, et il était incapable de promettre ce qu'il ne pouvait pas tenir. Il a assuré, dans une lettre publiée dans toute l'Europe, qu'il n'entendit aucune des promesses attribuées au général Humbert, et qu'il ne les aurait pas autorisées. Quelques-uns de ses soldats purent crier: Rendez-vous! mais il n'offrit rien, ne promit rien. Il s'avança, et les émigrés, n'ayant plus d'autre ressource que de se rendre ou de se faire tuer, eurent l'espoir qu'on les traiterait peut-être comme les Vendéens. Ils mirent bas les armes. Aucune capitulation, même verbale, n'eut lieu avec Hoche. Vauban, qui était présent, avoue qu'il n'y eut aucune convention faite, et il conseilla même à Sombreuil de ne pas se rendre sur la vague espérance qu'inspiraient les cris de quelques soldats.

Beaucoup d'émigrés se percèrent de leurs épées; d'autres se jetèrent dans les flots pour rejoindre les embarcations. Le commodore Waren fit tous ses efforts pour vaincre les obstacles que présentait la mer, et pour sauver le plus grand nombre possible de ces malheureux. Il y en avait une foule qui, en voyant approcher les chaloupes, étaient entrés dans l'eau jusqu'au cou; du rivage on tirait sur leurs têtes. Quelquefois ils s'élançaient sur ces chaloupes déjà surchargées, et ceux qui étaient dedans, craignant d'être submergés, leur coupaient les mains à coups de sabre.

Il faut quitter ces scènes d'horreur, où des malheurs affreux punissaient de grandes fautes. Plus d'une cause avait contribué à empêcher le succès de cette expédition. D'abord, on avait trop présumé de la Bretagne. Un peuple vraiment disposé à s'insurger éclate, comme firent les Vendéens en mai 1793, va chercher des chefs, les supplie, les force de se mettre à sa tête, mais n'attend pas qu'on l'organise, ne souffre pas deux ans d'oppression pour se soulever quand l'oppression est finie. Serait-il dans les meilleures dispositions, un surveillant comme Hoche l'empêcherait de les manifester. Il y avait donc beaucoup d'illusions dans Puisaye. Cependant on aurait pu tirer parti de ce peuple, et trouver dans son sein beaucoup d'hommes disposés à combattre, si une expédition considérable s'était avancée jusqu'à Rennes, et eût chassé devant elle l'armée qui comprimait le pays. Pour cela, il aurait fallu que les chefs des insurgés fussent d'accord avec Puisaye, Puisaye avec l'agence de Paris; que les instructions les plus contraires ne fussent pas envoyées aux chefs des chouans; que les uns ne reçussent pas l'ordre de demeurer immobiles, que les autres ne fussent pas dirigés sur des points opposés à ceux que désignait Puisaye; que les émigrés comprissent mieux la guerre qu'ils allaient faire, et méprisassent un peu moins ces paysans qui se dévouaient à leur cause; il aurait fallu que les Anglais se méfiassent moins de Puisaye, ne lui adjoignissent pas un second chef, lui eussent donné à la fois tous les moyens qu'ils lui destinaient, et tenté cette expédition avec toutes leurs forces réunies; il fallait surtout un grand prince à la tête de l'expédition; il ne le fallait pas même grand, il fallait seulement qu'il fût le premier à mettre le pied sur le rivage. A son aspect, tous les obstacles s'évanouissaient. Cette division des chefs vendéens entre eux, des chefs vendéens avec le chef breton, du chef breton avec les agens de Paris, des chouans avec les émigrés, de l'Espagne avec l'Angleterre, cette division de tous les élémens de l'entreprise cessait à l'instant même. A l'aspect du prince, tout l'enthousiasme de la contrée se réveillait, tout le monde se soumettait à ses ordres, et concourait à l'entreprise. Hoche pouvait être enveloppé, et, malgré ses talens et sa vigueur, il eût été obligé de reculer devant une influence toute-puissante dans ces pays. Sans doute il restait derrière lui ces vaillantes armées qui avaient vaincu l'Europe; mais l'Autriche pouvait les occuper sur le Rhin, et les empêcher de faire de grands détachemens; le gouvernement n'avait plus l'énergie du grand comité, et la révolution eût couru de grands périls. Dépossédée vingt ans plus tôt, ses bienfaits n'auraient pas eu le temps de se consolider; des efforts inouïs, des victoires immortelles, des torrens de sang, tout restait sans fruit pour la France; ou si du moins il n'était pas donné à une poignée de fugitifs de soumettre à leur joug une brave nation, ils auraient mis sa régénération en péril, et quant à eux, ils n'auraient pas perdu leur cause sans la défendre, et ils auraient honoré leur prétention par leur énergie.

Tout fut imputé à Puisaye et à l'Angleterre par les brouillons qui composaient le parti royaliste. Puisaye était, à les entendre, un traître vendu à Pitt pour renouveler les scènes de Toulon. Cependant il était constant que Puisaye avait fait ce qu'il avait pu. Il était absurde de supposer que l'Angleterre ne voulût pas réussir; ses propres précautions à l'égard de Puisaye, le choix qu'elle fit elle-même de d'Hervilly pour empêcher que les corps émigrés ne fussent trop compromis, et enfin le zèle que le commodore Waren mit à sauver les malheureux restés dans la presqu'île, prouvent que, malgré son génie politique, elle n'avait pas médité le crime hideux et lâche qu'on lui attribuait. Justice à tous, même aux implacables ennemis de notre révolution et de notre patrie!

Le commodore Waren alla débarquer à l'île d'Houat les malheureux restes de l'expédition; il attendit là de nouveaux ordres de Londres et l'arrivée du comte d'Artois, qui était abord du Lord Moira, pour savoir ce qu'il faudrait faire. Le désespoir régnait dans cette petite île: les émigrés, les chouans dans la plus grande misère, et atteints d'une maladie contagieuse, se livraient aux récriminations, et accusaient amèrement Puisaye. Le désespoir était bien plus grand encore à Aurai et à Vannes, où avaient été transportés les mille émigrés pris les armes à la main. Hoche, après les avoir vaincus, s'était soustrait à ce spectacle douloureux, pour courir à la poursuite de la bande de Tinténiac, appelée l'armée rouge. Le sort des prisonniers ne le regardait plus: que pouvait-il pour eux? Les lois existaient, il ne pouvait les annuler. Il en référa au comité de salut public et à Tallien. Tallien partit sur-le-champ, et arriva à Paris la veille de l'anniversaire du 9 thermidor. Le lendemain on célébrait, suivant le nouveau mode adopté, une fête dans le sein même de l'assemblée, en commémoration de la chute de Robespierre. Tous les représentans siégeaient en costume; un nombreux orchestre exécutait des airs patriotiques; des choeurs chantaient les hymnes de Chénier. Courtois lut un rapport sur la journée du 9 thermidor. Tallien lut ensuite un autre rapport sur l'affaire de Quiberon. On remarqua chez lui l'intention de se procurer un double triomphe; néanmoins on applaudit vivement ses services de l'année dernière et ceux qu'il venait de rendre dans le moment. Sa présence, en effet, n'avait pas été inutile à Hoche. Il y eut, le même jour, un banquet chez Tallien; les principaux girondins s'y étaient réunis aux thermidoriens; Louvet, Lanjuinais y assistaient. Lanjuinais porta un toast au 9 thermidor, et aux députés courageux qui avaient abattu la tyrannie; Tallien en porta un second aux soixante-treize, aux vingt-deux, aux députés victimes de la terreur; Louvet ajouta ces mots: Et à leur union intime avec les hommes du 9 thermidor.

Ils avaient grand besoin, en effet, de se réunir pour combattre, à efforts communs, les adversaires de toute espèce soulevés contre la république. La joie fut grande, surtout en songeant au danger qu'on aurait couru si l'expédition de l'Ouest avait pu concourir avec celle que le prince de Condé avait préparée vers l'Est.

Il fallait décider du sort des prisonniers. Beaucoup de sollicitations furent adressées aux comités; mais, dans la situation présente, les sauver était impossible. Les républicains disaient que le gouvernement voulait rappeler les émigrés, leur rendre leurs biens, et conséquemment rétablir la royauté; les royalistes, toujours présomptueux, soutenaient la même chose; ils disaient que leurs amis gouvernaient, et ils devenaient d'autant plus audacieux qu'ils espéraient davantage. Témoigner la moindre indulgence dans cette occasion, c'était justifier les craintes des uns, les folles espérances des autres; c'était mettre les républicains au désespoir, et encourager les royalistes aux plus hardies tentatives. Le comité de salut public ordonna l'application des lois, et certes il n'y avait pas de montagnards dans son sein; mais il sentait l'impossibilité de faire autrement. Une commission, réunie à Vannes, fut chargée de distinguer les prisonniers enrôlés malgré eux des véritables émigrés. Ces derniers furent fusillés. Les soldats en firent échapper le plus qu'ils purent. Beaucoup de braves gens périrent; mais ils ne devaient pas être étonnés de leur sort, après avoir porté la guerre dans leur pays, et avoir été pris les armes à la main. Moins menacée par des ennemis de toute espèce, et surtout par leurs propres complices, la république aurait pu leur faire grâce: elle ne le pouvait pas dans les circonstances présentes. M. de Sombreuil, quoique brave officier, céda au moment de la mort à un mouvement peu digne de son courage. Il écrivit une lettre au commodore Waren, où il accusait Puisaye avec la violence du désespoir. Il chargea Hoche de la faire parvenir au commodore. Quoiqu'elle renfermât une assertion fausse, Hoche, respectant la volonté d'un mourant, l'adressa au commodore; mais il répondit par une lettre à l'assertion de Sombreuil, et la démentit: «J'étais, dit-il, à la tête des sept cents grenadiers de Humbert, et j'assure qu'il n'a été fait aucune capitulation.» Tous les contemporains auxquels le caractère du jeune général a été connu l'ont jugé incapable de mentir. Des témoins oculaires confirment d'ailleurs son assertion. La lettre de Sombreuil nuisit singulièrement à l'émigration et à Puisaye, et on l'a trouvée même si peu honorable pour la mémoire de son auteur, qu'on a prétendu que c'étaient les républicains qui l'avaient supposée; imputation tout à fait digne des misérables contes qu'on faisait chez les émigrés.

Pendant que le parti royaliste venait d'essuyer à Quiberon un si rude échec, il s'en préparait un autre pour lui en Espagne. Moncey était rentré de nouveau dans la Biscaye, avait pris Bilbao et Vittoria, et serrait de près Pampelune. Le favori qui gouvernait la cour, après n'avoir pas voulu d'abord d'une ouverture de paix faite par le gouvernement au commencement de la campagne, parce qu'il n'en fut pas l'intermédiaire, se décida à négocier, et envoya à Bâle le chevalier d'Yriarte. La paix fut signée à Bâle avec l'envoyé de la république, Barthélemy, le 24 messidor (12 juillet), au moment même des désastres de Quiberon. Les conditions étaient la restitution de toutes les conquêtes que la France avait faites sur l'Espagne, et en équivalent la cession en notre faveur de la partie espagnole de Saint-Domingue. La France faisait ici de grandes concessions pour un avantage bien illusoire, car Saint-Domingue n'était déjà plus à personne; mais ces concessions étaient dictées par la plus sage politique. La France ne pouvait rien désirer au delà des Pyrénées; elle n'avait aucun intérêt à affaiblir l'Espagne: elle aurait dû, au contraire, s'il eût été possible, rendre à cette puissance les forces qu'elle avait perdues dans une entreprise à contresens des intérêts des deux nations.

Cette paix fut accueillie avec la joie la plus vive par tout ce qui aimait la France et la république. C'était encore une puissance détachée de la coalition, c'était un Bourbon qui reconnaissait la république, et c'étaient deux armées disponibles à transporter sur les Alpes, dans l'Ouest et sur le Rhin. Les royalistes furent au désespoir. Les agens de Paris surtout craignaient qu'on ne divulguât leurs intrigues, ils redoutaient une communication de leurs lettres écrites en Espagne. L'Angleterre y aurait vu tout ce qu'ils disaient d'elle; et, quoique cette puissance fût hautement décriée pour l'affaire de Quiberon, c'était la seule désormais qui pût donner de l'argent: il fallait la ménager, sauf à la tromper ensuite, si c'était possible.

Un autre succès non moins important fut remporté par les armées de Jourdan et de Pichegru. Après bien des lenteurs, il avait été enfin décidé qu'on passerait le Rhin. Les armées française et autrichienne se trouvaient en présence sur les deux rives du fleuve, depuis Bâle jusqu'à Dusseldorf. La position défensive des Autrichiens devenait excellente sur le Rhin. Les forteresses de Dusseldorf et d'Ehrenbreitstein couvraient leur droite; Mayence, Manheim, Philisbourg leur centre et leur gauche; le Necker et le Mein, prenant leur source non loin du Danube, et coulant presque parallèlement vers le Rhin, formaient deux importantes lignes de communication entre les états héréditaires, apportaient les subsistances en quantité, et couvraient les deux flancs de l'armée qui voudrait agir concentriquement vers Mayence. Le plan à suivre sur ce champ de bataille est le même pour les Autrichiens et pour les Français: les uns et les autres (de l'avis d'un grand capitaine et d'un célèbre critique) doivent tendre à agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Les armées françaises de Jourdan et de Pichegru auraient dû s'efforcer de passer le Rhin vers Mayence, à peu de distance l'une de l'autre, se réunir ensuite dans la vallée du Mein, séparer Clerfayt de Wurmser, et remonter entre le Necker et le Mein, en tâchant de battre alternativement les deux généraux autrichiens. De même les généraux autrichiens devaient chercher à se concentrer pour déboucher par Mayence sur la rive gauche, et tomber ou sur Jourdan ou sur Pichegru. S'ils étaient prévenus, si le Rhin était passé sur un point, ils devaient se concentrer entre le Necker et le Mein, empêcher la réunion des deux armées françaises, et profiter d'un moment pour tomber sur l'une ou sur l'autre. Les généraux autrichiens avaient tout l'avantage pour prendre l'initiative, car ils occupaient Mayence et pouvaient déboucher, quand il leur plairait, sur la rive gauche.

Les Français prirent l'initiative. Après bien des lenteurs, les barques hollandaises étaient enfin arrivées à la hauteur de Dusseldorf, et Jourdan se prépara à franchir le Rhin. Le 20 fructidor (6 septembre), il passa à Eichelcamp, Dusseldorf et Neuwied, par une manoeuvre très hardie; il s'avança par la route de Dusseldorf à Francfort, entre la ligne de la neutralité prussienne et le Rhin, et arriva vers la Lahn le quatrième jour complémentaire (20 septembre). Au même instant, Pichegru avait ordre d'essayer le passage sur le Haut-Rhin, et de sommer Manheim. Cette ville florissante, menacée d'un bombardement, se rendit contre toute attente le quatrième jour complémentaire (20 septembre). Dès cet instant tous les avantages étaient pour les Français. Pichegru, basé sur Manheim, devait y attirer toute son armée, et se joindre à Jourdan dans la vallée du Mein. On pouvait alors séparer les deux généraux autrichiens, et agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Il importait surtout de tirer Jourdan de sa position entre la ligne de neutralité et le Rhin, car son armée, n'ayant pas les moyens de transport nécessaires pour ses vivres, et ne pouvant traiter le pays en ennemi, allait bientôt manquer du nécessaire si elle ne marchait pas en avant.

Ainsi, dans ce moment, tout était succès pour la république. Paix avec l'Espagne, destruction de l'expédition faite par l'Angleterre sur les côtes de Bretagne, passage du Rhin, et offensive heureuse en Allemagne, elle avait tous les avantages à la fois. C'était à ses généraux et à son gouvernement à profiter de tant d'événemens heureux.