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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XXVIII.

CONTINUATION DES NÉGOCIATIONS DE BÂLE.—TRAITÉ DE PAIX AVEC LA HOLLANDE.—CONDITIONS DE CE TRAITÉ.—AUTRE TRAITÉ DE PAIX AVEC LA PRUSSE.—POLITIQUE DE L'AUTRICHE ET DES AUTRES ÉTATS DE L'EMPIRE.—PAIX AVEC LA TOSCANE.—NÉGOCIATIONS AVEC LA VENDÉE ET LA BRETAGNE.—SOUMISSION DE CHARETTE ET AUTRES CHEFS.—STOFFLET CONTINUE LA GUERRE.—POLITIQUE DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE L'OUEST.—INTRIGUES DES AGENS ROYALISTES.—PAIX SIMULÉE DES CHEFS INSURGÉS DANS LA BRETAGNE.—PREMIÈRE PACIFICATION DE LA VENDÉE.—ÉTAT DE L'AUTRICHE ET DE L'ANGLETERRE; PLANS DE PITT, DISCUSSIONS DU PARLEMENT ANGLAIS.—PRÉPARATIFS DE LA COALITION POUR UNE NOUVELLE CAMPAGNE.

 

Pendant ces tristes événemens, les négociations commencées à Bâle avaient été interrompues un moment par la mort du baron de Goltz. Aussitôt les bruits les plus fâcheux se répandirent. Un jour on disait: Les puissances ne traiteront jamais avec une république sans cesse menacée par les factions; elles la laisseront périr dans les convulsions de l'anarchie, sans la combattre et sans la reconnaître. Un autre jour on prétendait tout le contraire: La paix, disait-on, est faite avec l'Espagne, les armées françaises n'iront pas plus loin; on traite avec l'Angleterre, on traite avec la Russie, mais aux dépens de la Suède et du Danemark, qui vont être sacrifiés à l'ambition de Pitt et de Catherine, et qui seront ainsi récompensés de leur amitié pour la France. On voit que la malveillance, diverse dans ses dires, imaginait toujours le contraire de ce qui convenait à la république; elle supposait des ruptures où l'on désirait la paix, et la paix où l'on désirait des victoires. Une autre fois enfin elle tâcha de faire croire que toute paix était à jamais impossible, et qu'il y avait à ce sujet une protestation déposée au comité de salut public par la majorité des membres de la convention. C'était une nouvelle saillie de Duhem qui avait donné lieu à ce bruit. Il prétendait que c'était une duperie de traiter avec une seule puissance, et qu'il ne fallait accorder la paix à aucune, tant qu'elles ne viendraient pas la demander toutes ensemble. Il avait déposé une note sur ce sujet au comité de salut public, et c'est là ce qui fit supposer une prétendue protestation.

Les patriotes, de leur côté, répandaient des bruits non moins fâcheux. Ils disaient que la Prusse traînait les négociations en longueur, pour faire comprendre la Hollande dans un traité commun avec elle, pour la conserver ainsi sous son influence, et sauver le stathoudérat. Ils se plaignaient de ce que le sort de cette république restait si long-temps incertain, de ce que les Français n'y jouissaient d'aucun des avantages de la conquête, de ce que les assignats n'y étaient reçus qu'à moitié prix et seulement des soldats, de ce que les négocians hollandais avaient écrit aux négocians belges et français qu'ils étaient prêts à rentrer en affaires avec eux, mais à condition d'être payés d'avance et en valeurs métalliques; de ce que les Hollandais avaient laissé partir le stathouder emportant tout ce qu'il avait voulu, et envoyé à Londres ou transporté sur les vaisseaux de la compagnie des Indes une partie de leurs richesses. Beaucoup de difficultés s'étaient élevées en effet en Hollande, soit à cause des conditions de la paix, soit à cause de l'exaltation du parti patriote. Le comité de salut public y avait dépêché deux de ses membres, capables par leur influence de terminer tous les différends. Dans l'intérêt de la négociation, il avait demandé à la convention la faculté de ne désigner ni leur nom ni l'objet de leur mission. L'assemblée y avait consenti, et ils étaient partis sur-le-champ.

Il était naturel que de si grands événemens, que de si hauts intérêts excitassent des espérances, des craintes et des dires si contraires. Mais, malgré toutes ces rumeurs, les conférences continuaient avec succès; le comte de Hardenberg avait remplacé à Bâle le baron de Goltz, et les conditions allaient être arrêtées de part et d'autre.

A peine ces négociations avaient-elles été entamées que l'empire des faits s'était fait sentir, et avait exigé des modifications aux pouvoirs du comité de salut public. Un gouvernement tout ouvert, qui ne pourrait rien cacher, rien décider par lui-même, rien faire sans une délibération publique, serait incapable de négocier un traité avec aucune puissance, même la plus franche. Il faut, pour traiter, signer des suspensions d'armes, neutraliser des territoires; il faut surtout du secret, car une puissance négocie quelquefois long-temps avant qu'il lui convienne de l'avouer; ce n'est pas tout: il y a souvent des articles qui doivent demeurer ignorés. Si une puissance promet, par exemple, d'unir ses forces à celles d'une autre; si elle stipule ou la jonction d'une armée ou celle d'une escadre, ou un concours quelconque de moyens, ce secret devient de la plus grande importance. Comment le comité de salut public, renouvelé par quart chaque mois, obligé de rendre compte de tout, et n'ayant plus la vigueur et la hardiesse de l'ancien comité qui savait tout prendre sur lui-même, comment aurait-il pu négocier, surtout avec des puissances honteuses de leurs fautes, n'avouant qu'avec peine leur défaite, et tenant toutes, ou à laisser des conditions cachées ou à ne publier leur transaction que lorsqu'elle serait signée? La nécessité où il s'était trouvé d'envoyer deux de ses membres en Hollande, sans faire connaître ni leur nom, ni leur mission, était une première preuve du besoin de secret dans les opérations diplomatiques. Il présenta en conséquence un décret qui lui attribuait les pouvoirs indispensablement nécessaires pour traiter, et qui fut la cause de nouvelles rumeurs.

C'est un spectacle curieux, pour la théorie des gouvernemens, que celui d'une démocratie, surmontant son indiscrète curiosité, sa défiance à l'égard du pouvoir, et subjuguée par la nécessité, accordant à quelques individus la faculté de stipuler même des conditions secrètes. C'est ce que fit la convention nationale. Elle conféra au comité de salut public le pouvoir de stipuler même des armistices, de neutraliser des territoires, de négocier des traités, d'en arrêter les conditions, de les rédiger, de les signer même, et elle ne se réserva que ce qui lui appartenait véritablement, c'est-à-dire la ratification. Elle fit plus: elle autorisa le comité à signer des articles secrets, sous la seule condition que ces articles ne contiendraient rien de dérogatoire aux articles patens, et seraient publiés dès que l'intérêt du secret n'existerait plus. Muni de ces pouvoirs, le comité poursuivit et conduisit à terme les négociations commencées avec différentes puissances.

La paix avec la Hollande fut enfin signée sous l'influence de Rewbell, et surtout de Sieyès, qui étaient les deux membres du comité récemment envoyés en Hollande. Les patriotes hollandais firent au célèbre auteur de la première déclaration des droits un accueil brillant, et eurent pour lui une déférence qui termina bien des difficultés. Les conditions de la paix, signée à La Haye le 27 floréal an III (16 mai), furent les suivantes: La république française reconnaissait la république des Provinces-Unies comme puissance libre et indépendante, lui garantissait son indépendance et l'abolition du stathoudérat. Il y avait entre les deux républiques alliance offensive et défensive pendant toute la durée de la guerre actuelle. Cette alliance offensive et défensive devait être perpétuelle entre les deux républiques dans tous les cas de guerre contre l'Angleterre. Celle des Provinces-Unies mettait actuellement à la disposition de la France douze vaisseaux de ligne et dix-huit frégates, qui devaient être employés principalement dans les mers d'Allemagne, du Nord et de la Baltique. Elle donnait en outre pour auxiliaire à la France la moitié de son armée de terre, qui, à la vérité, était réduite à presque rien, et devait être réorganisée en entier. Quant aux démarcations de territoire, elles étaient fixées comme il suit: la France gardait toute la Flandre hollandaise, de manière qu'elle complétait ainsi son territoire du côté de la mer, et l'étendait jusqu'aux bouches des fleuves; du côté de la Meuse et du Rhin, elle avait la possession de Venloo et Maëstricht, et tous les pays compris au midi de Venloo, de l'un et de l'autre côté de la Meuse. Ainsi la république renonçait sur ce point à s'étendre jusqu'au Rhin, ce qui était raisonnable. De ce côté, en effet, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, se mêlent tellement, qu'il n'y a plus de limite claire. Lequel de ces bras d'eau doit-il être considéré comme le Rhin? on ne le sait, et tout est convention à cet égard. D'ailleurs, de ce côté aucune hostilité ne menace la France que celle de la Hollande, hostilité fort peu redoutable, et qui n'exige pas la protection d'une grande limite. Enfin, le territoire indiqué par la nature à la Hollande, consistant dans les terrains d'alluvions transportés à l'embouchure des fleuves, il aurait fallu que la France, pour s'étendre jusqu'à l'un des principaux cours d'eau, s'emparât des trois quarts au moins de ces terrains, et réduisît presque à rien la république qu'elle venait d'affranchir. Le Rhin ne devient limite pour la France, à l'égard de l'Allemagne, qu'aux environs de Wesel, et la possession des deux rives de la Meuse, au sud de Venloo, laissait cette question intacte. De plus, la république française se réservait la faculté, en cas de guerre du côté du Rhin ou de la Zélande, de mettre garnison dans les places de Grave, Bois-le-Duc et Berg-op-Zoom. Le port de Flessingue demeurait commun. Ainsi toutes les précautions étaient prises. La navigation du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, du Hondt et de toutes leurs branches, était à jamais déclarée libre. Outre ces avantages, une indemnité de 100 millions de florins était payée par la Hollande. Pour dédommager cette dernière de ses sacrifices, la France lui promettait, à la pacification générale, des indemnités de territoire, prises sur les pays conquis, et dans le site le plus convenable à la bonne démarcation des limites réciproques.

Ce traité reposait sur les bases les plus raisonnables; le vainqueur s'y montrait aussi généreux qu'habile. Vainement a-t-on dit qu'en attachant la Hollande à son alliance, la France l'exposait à perdre la moitié de ses vaisseaux détenus dans les ports de l'Angleterre, et surtout ses colonies livrées sans défense à l'ambition de Pitt. La Hollande, laissée neutre, n'aurait ni recouvré ses vaisseaux, ni conservé ses colonies, et Pitt aurait trouvé encore le prétexte de s'en emparer pour le compte du stathouder. La conservation seule du stathoudérat, sans sauver d'une manière certaine ni les vaisseaux, ni les colonies hollandaises, aurait du moins ôté tout prétexte à l'ambition anglaise; mais le maintien du stathoudérat, avec les principes politiques de la France, avec les promesses faites aux patriotes bataves, avec l'esprit qui les animait, avec les espérances qu'ils avaient conçues en nous ouvrant leurs portes, était-il possible, convenable, honorable même?

Les conditions avec la Prusse étaient plus faciles à régler. Bischoffverder venait d'être enfermé. Le roi de Prusse, délivré des mystiques, avait conçu une ambition toute nouvelle. Il ne parlait plus de sauver les principes de l'ordre général; il voulait maintenant se faire le médiateur de la pacification universelle. Le traité fut signé avec lui à Bâle, le 16 germinal (5 avril 1795). Il fut convenu d'abord qu'il y aurait paix, amitié et bonne intelligence entre sa majesté le roi de Prusse et la république française; que les troupes de cette dernière abandonneraient la partie des états prussiens qu'elles occupaient sur la rive droite du Rhin; qu'elles continueraient à occuper les provinces prussiennes situées sur la rive gauche, et que le sort définitif de ces provinces ne serait fixé qu'à la pacification générale. Il était bien évident, d'après cette dernière condition, que la république, sans s'expliquer encore positivement, songeait à se donner la limite du Rhin, mais que, jusqu'à de nouvelles victoires sur les armées de l'Empire et sur l'Autriche, elle ajournait la solution des difficultés que cette grande détermination devait faire naître. Alors seulement elle pourrait ou évincer les uns, ou donner des indemnités aux autres. La république française s'engageait à recevoir la médiation du roi de Prusse pour sa réconciliation avec les princes et les états de l'empire germanique; elle s'engageait même pendant trois mois à ne pas traiter en ennemis ceux de ces princes de la rive droite en faveur de qui sa majesté prussienne s'intéresserait. C'était le moyen assuré d'amener tout l'Empire à demander la paix par l'intermédiaire de la Prusse.

En effet, aussitôt que ce traité fut signé, le cabinet de Berlin fit solennellement annoncer sa détermination à l'Empire, et les motifs qui l'avaient dirigé. Il déclara à la diète qu'il offrait ses bons offices à l'Empire s'il désirait la paix, et, si la majorité des états la refusait, à ceux d'entre eux qui seraient obligés de traiter isolément pour leur sûreté personnelle. De son côté, l'Autriche adressa des réflexions très amères à la diète; elle dit qu'elle désirait la paix autant que personne, mais qu'elle la croyait impossible; qu'elle choisirait le moment convenable pour en traiter, et que les états de l'Empire trouveraient beaucoup plus d'avantages à se confier à l'antique foi autrichienne qu'à des puissances parjures qui avaient manqué à tous leurs engagemens. La diète, pour paraître se préparer à la guerre, tout en demandant la paix, décréta pour cette campagne le quintuple contingent, et stipula que les états qui ne pourraient fournir des soldats auraient la faculté de s'en dispenser en donnant 240 florins par homme. En même temps elle décida que l'Autriche, venant de se lier avec l'Angleterre pour la continuation de la guerre, ne pouvait être médiatrice de la paix, et résolut de confier cette médiation à la Prusse. Il ne resta plus à déterminer que la forme et la composition de la députation.

Malgré ce vif désir de traiter, l'Empire ne le pouvait guère en masse; car il devait exiger, pour ses membres dépouillés de leurs états, des restitutions que la France n'aurait pu faire sans renoncer à la ligne du Rhin. Mais il était évident que, dans cette impossibilité de traiter collectivement, chaque prince se jetterait dans les bras de la Prusse, et ferait, par cet intermédiaire, sa paix particulière.

Ainsi, la république commençait à désarmer ses ennemis, et à les forcer à la paix. Il n'y avait de bien résolus à la guerre que ceux qui avaient fait de grandes pertes, et qui n'espéraient pas recouvrer par des négociations ce qu'ils venaient de perdre par les armes. Telles devaient être les dispositions des princes de la rive gauche du Rhin dépouillés de leurs états, de l'Autriche privée des Pays-Bas, du Piémont évincé de la Savoie et de Nice. Ceux, au contraire, qui avaient eu le bon esprit de garder la neutralité, s'applaudissaient chaque jour, et de leur sagesse, et des avantages qu'elle leur valait. La Suède et le Danemark allaient envoyer des ambassadeurs auprès de la convention. La Suisse, qui était devenue l'entrepôt du commerce du continent, persistait dans ses sages intentions, et adressait, par l'organe de M. Ochs, à l'envoyé Barthélemy ces belles paroles: «Il faut une Suisse à la France, et une France à la Suisse. Il est, en effet, permis de supposer que, sans la confédération helvétique, les débris des anciens royaumes de Lorraine, de Bourgogne et d'Arles, n'eussent point été réunis à la domination française; et il est difficile de croire que, sans la puissante diversion et l'intervention décidée de la France, on ne fût pas enfin parvenu à étouffer la liberté helvétique dans son berceau.» La neutralité de la Suisse venait en effet de rendre un service éminent à la France, et avait contribué à la sauver. A ces pensées M. Ochs en ajoutait d'autres non moins élevées. «On admirera peut-être un jour, disait-il, ce sentiment de justice naturelle qui, nous faisant abhorrer toute influence étrangère dans le choix de nos formes de gouvernement, nous interdisait par-là même de nous ériger en juges du mode d'administration publique choisi par nos voisins. Nos pères n'ont censuré ni les grands feudataires de l'empire germanique pour avoir ravalé la puissance impériale, ni l'autorité royale de France pour avoir comprimé les grands feudataires. Ils ont vu successivement les états-généraux représenter la nation française; les Richelieu, les Mazarin se saisir du pouvoir absolu; Louis XIV déployer à lui seul la puissance entière de la nation; et les parlemens prétendre partager, au nom du peuple, l'autorité publique; mais jamais on ne les entendit, d'une voix téméraire, s'arroger le droit de rappeler le gouvernement français à telle ou telle période de son histoire. Le bonheur de la France fut leur voeu, son unité leur espoir, l'intégrité de son territoire leur appui.»

Ces principes si élevés et si justes étaient la critique sévère de la politique de l'Europe, et les résultats que la Suisse en recueillait étaient une assez frappante démonstration de leur sagesse. L'Autriche, jalouse de son commerce, voulait le gêner par un cordon; mais la Suisse réclama auprès du Wurtemberg et des états voisins, et obtint justice.

Les puissances italiennes souhaitaient la paix, celles du moins que leur imprudence pouvait exposer un jour à de fâcheux résultats. Le Piémont, quoique épuisé, avait assez perdu pour désirer encore de recourir aux armes. Mais la Toscane, entraînée malgré elle à sortir de sa neutralité, par l'ambassadeur anglais qui, la menaçant d'une escadre, ne lui avait donné que douze heures pour se décider, la Toscane était impatiente de revenir à son rôle, surtout depuis que les Français étaient aux portes de Gênes. En conséquence, le grand-duc avait ouvert une négociation qui venait de se terminer par un traité le plus aisé de tous à conclure. La bonne intelligence et l'amitié étaient rétablies entre les deux états; et le grand-duc restituait à la république les blés qui, dans ses ports, avaient été enlevés aux Français au moment de la déclaration de guerre. Même avant la négociation, il avait fait cette restitution de son propre mouvement. Ce traité, avantageux à la France pour le commerce du Midi, et surtout pour celui des grains, fut conclu le 21 pluviôse (9 février).

Venise, qui avait rappelé son envoyé de France, annonça qu'elle allait en désigner un autre, et le faire partir pour Paris. Le pape, de son côté, regrettait les outrages faits aux Français.

La cour de Naples, égarée par les passions d'une reine insensée et les intrigues de l'Angleterre, était loin de songer à négocier, et faisait de ridicules promesses de secours à la coalition.

L'Espagne avait toujours besoin de la paix, et semblait attendre d'y être forcée par de nouveaux échecs.

Une négociation, non moins importante peut-être à cause de l'effet moral qu'elle devait produire, était celle qu'on avait entamée à Nantes avec les provinces insurgées. On a vu comment les chefs de la Vendée, divisés entre eux, presque abandonnés de leurs paysans, suivis à peine de quelques guerroyeurs déterminés, pressés de toutes parts par les généraux républicains, réduits à choisir entre une amnistie ou une destruction complète, avaient été amenés à traiter de la paix; on a vu comment Charette avait accepté une entrevue près de Nantes; comment le prétendu baron de Cormatin, major-général de Puisaye, s'était présenté pour être le médiateur de la Bretagne; comment il voyageait avec Humbert, balancé entre le désir de tromper les républicains, de se concerter avec Charette, de séduire Canclaux, et l'ambition d'être le pacificateur de ces célèbres contrées. Le rendez-vous commun était à Nantes; les entrevues devaient commencer au château de la Jaunaye, à une lieue de cette ville, le 24 pluviôse (12 février).

Cormatin, arrivé à Nantes, avait voulu faire parvenir à Canclaux la lettre de Puisaye; mais cet homme, qui voulait tromper les républicains, ne sut pas même leur soustraire la connaissance de cette lettre si dangereuse. Elle fut connue et publiée, et lui obligé de déclarer que la lettre était supposée, qu'il n'en était point le porteur, et qu'il venait sincèrement négocier la paix. Il se trouva par-là plus engagé que jamais. Ce rôle de diplomate habile, trompant les républicains, donnant le mot à Charette, et séduisant Canclaux, lui échappait; il ne lui restait plus que celui de pacificateur. Il vit Charette, et le trouva réduit, par sa position, à traiter momentanément avec l'ennemi. Dès cet instant, Cormatin n'hésita plus à travailler à la paix. Il fut convenu que cette paix serait simulée, et qu'en attendant l'exécution des promesses de l'Angleterre, on paraîtrait se soumettre à la république. Pour le moment, on songea à obtenir les meilleures conditions possibles. Cormatin et Charette, dès que les conférences furent ouvertes, remirent une note dans laquelle ils demandaient la liberté des cultes, des pensions alimentaires pour tous les ecclésiastiques de la Vendée, l'exemption de service militaire et d'impôt pendant dix ans, afin de réparer les maux de la guerre, des indemnités pour toutes les dévastations, l'acquittement des engagemens contractés par les chefs pour les besoins de leurs armées, le rétablissement des anciennes divisions territoriales du pays et de son ancien mode d'administration, la formation de gardes territoriales sous les ordres des généraux actuels, l'éloignement de toutes les armées républicaines, l'exclusion de tous les habitans de la Vendée qui étaient sortis du pays comme patriotes, et dont les royalistes avaient pris les biens, enfin une amnistie commune aux émigrés comme aux Vendéens. De pareilles demandes étaient absurdes, et ne pouvaient être admises. Les représentans accordèrent la liberté des cultes, des indemnités pour ceux dont les chaumières avaient été dévastées, l'exemption de service pour les jeunes gens de la présente réquisition, afin de repeupler les campagnes, la formation des gardes territoriales, sous les ordres des administrations, au nombre de deux mille hommes seulement; l'acquittement des bons signés par les généraux, jusqu'à la concurrence de deux millions. Mais ils refusèrent le rétablissement des anciennes divisions territoriales et des anciennes administrations, l'exemption d'impôt pendant dix ans, l'éloignement des armées républicaines, l'amnistie pour les émigrés, et ils exigèrent la rentrée dans leurs biens des Vendéens patriotes. Ils stipulèrent, de plus, que toutes ces concessions seraient renfermées, non dans un traité, mais dans des arrêtés rendus par les représentans en mission; et que, de leur côté, les généraux vendéens signeraient une déclaration par laquelle ils reconnaîtraient la république, et promettraient de se soumettre à ses lois. Une dernière conférence fut fixée pour le 29 pluviôse (17 février), car la trève finissait le 30.

On demanda, avant de conclure la paix, que Stofflet fût appelé à ces conférences. Plusieurs officiers royalistes le désiraient, parce qu'ils pensaient qu'on ne devait pas traiter sans lui; les représentans le souhaitaient aussi, parce qu'ils auraient voulu comprendre dans une même transaction toute la Vendée. Stofflet était dans ce moment dirigé par l'ambitieux abbé Bernier, lequel était peu disposé à une paix qui allait le priver de toute son influence; d'ailleurs Stofflet n'aimait pas à jouer le second rôle, et il voyait avec humeur toute cette négociation commencée et conduite sans lui. Cependant il consentit à se rendre aux conférences; il vint à la Jaunaye avec un grand nombre de ses officiers.

Le tumulte fut grand, les partisans de la paix et ceux de la guerre étaient fort échauffés les uns contre les autres. Les premiers se groupaient autour de Charette; ils alléguaient que ceux qui voulaient continuer la guerre étaient ceux-là même qui n'allaient jamais au combat; que le pays était ruiné et réduit aux abois; que les puissances n'avaient rien fait, et probablement ne feraient rien pour eux; ils se disaient aussi tout bas à l'oreille, qu'il fallait du reste attendre, gagner du temps au moyen d'une paix simulée, et que, si l'Angleterre tenait jamais ses promesses, on serait tout prêt à se lever. Les partisans de la guerre disaient, au contraire, qu'on ne leur offrait la paix que pour les désarmer, violer ensuite toutes les promesses et les immoler impunément; que poser les armes un instant, c'était amollir les courages, et rendre impossible toute insurrection à venir; que puisque la république traitait, c'était une preuve qu'elle-même était réduite à la dernière extrémité; qu'il suffisait d'attendre, et de déployer encore un peu de constance, pour voir arriver le moment où l'on pourrait tenter de grandes choses avec le secours des puissances; qu'il était indigne de chevaliers français de signer un traité avec l'intention secrète de ne pas l'exécuter, et que du reste on n'avait pas le droit de reconnaître la république, car c'était méconnaître les droits des princes pour lesquels on s'était battu si long-temps. Il y eut plusieurs conférences fort animées, et dans lesquelles on montra de part et d'autre beaucoup d'irritation. Un moment même il y eut des menaces fort vives de la part des partisans de Charette aux partisans de Stofflet, et on faillit en venir aux mains. Cormatin n'était pas le moins ardent des partisans de la paix; sa faconde, son agitation de corps et d'esprit, sa qualité de représentant de l'armée de Bretagne, avaient attiré sur lui l'attention. Malheureusement pour lui, il était suivi du nommé Solilhac, que le comité central de la Bretagne lui avait donné pour l'accompagner. Solilhac, étonné de voir Cormatin jouer un rôle si différent de celui dont on l'avait chargé, lui fit remarquer qu'il s'éloignait de ses instructions, et qu'on ne l'avait pas envoyé pour traiter de la paix. Cormatin fut fort embarrassé; Stofflet et les partisans de la guerre triomphèrent, en apprenant que la Bretagne songeait plutôt à se ménager un délai et à se concerter avec la Vendée qu'à se soumettre; ils déclarèrent que jamais ils ne poseraient les armes, puisque la Bretagne était décidée à les soutenir.

Le 29 pluviôse au matin (17 février), le conseil de l'armée de l'Anjou se réunit dans une salle particulière du château de la Jaunaye, pour prendre une détermination définitive. Les chefs de division de Stofflet tirèrent leurs sabres, et jurèrent de couper le cou au premier qui parlerait de paix; ils décidèrent entre eux la guerre. Charette, Sapinaud et leurs officiers décidèrent la paix dans une autre salle. A midi on devait se réunir sous une tente élevée dans la plaine, avec les représentans du peuple. Stofflet, n'osant leur déclarer en face la détermination qu'il avait prise, leur envoya dire qu'il n'acceptait pas leurs propositions. Les représentans laissèrent à une distance convenue le détachement qui les accompagnait, et se rendirent sous la tente. Charette laissa ses Vendéens à la même distance, et ne vint au rendez-vous qu'avec ses principaux officiers. Pendant ce temps on vit Stofflet monter à cheval, avec quelques forcenés qui l'accompagnaient, et partir au galop en agitant son chapeau, et criant vive le roi! Sous la tente où Charette et Sapinaud conféraient avec les représentans, on n'avait plus à discuter, car l'ultimatum des représentans était accepté d'avance. On signa réciproquement les déclarations convenues. Charette, Sapinaud, Cormatin et les autres officiers signèrent leur soumission aux lois de la république; les représentans donnèrent les arrêtés contenant les conditions accordées aux chefs vendéens. La plus grande politesse régna de part et d'autre, et tout sembla faire espérer une réconciliation sincère.

Les représentans, qui voulaient donner un grand éclat à la soumission de Charette, lui préparèrent à Nantes une réception magnifique. La joie la plus vive régnait dans cette ville toute patriote. On se flattait de toucher enfin au terme de cette affreuse guerre civile; on s'applaudissait de voir un homme aussi distingué que Charette rentrer dans le sein de la république, et peut-être consacrer son épée à la servir. Le jour désigné pour son entrée solennelle, la garde nationale et l'armée de l'Ouest furent mises sous les armes. Tous les habitans, pleins de joie et de curiosité, accouraient pour voir et pour fêter ce chef célèbre. On le reçut aux cris de vive la république! vive Charette! Il avait son costume de général vendéen, et portait la cocarde tricolore. Charette était dur, défiant, rusé, intrépide; tout cela se retrouvait dans ses traits et dans sa personne. Une taille moyenne, un oeil petit et vif, un nez relevé à la tartare, une large bouche, lui donnaient l'expression la plus singulière et la plus convenable à son caractère. En accourant au devant de lui, chacun chercha à deviner ses sentimens. Les royalistes crurent voir l'embarras et le remords sur son visage. Les républicains le trouvèrent joyeux et presque enivré de son triomphe. Il devait l'être, malgré l'embarras de sa position; car ses ennemis lui procuraient la plus belle et la première récompense qu'il eût encore reçue de ses exploits.

A peine cette paix fut-elle signée, qu'on songea à réduire Stofflet, et à faire accepter aux chouans les conditions accordées à Charette. Celui-ci parut sincère dans ses témoignages; il répandit des proclamations dans le pays, pour faire rentrer tout le monde dans le devoir. Les habitans furent extrêmement joyeux de cette paix. Les hommes tout à fait voués à la guerre furent organisés en gardes territoriales, et on en laissa le commandement à Charette pour faire la police de la contrée. C'était l'idée de Hoche, qu'on défigura pour satisfaire les chefs vendéens, qui, ayant à la fois des arrière-pensées et des défiances, voulaient conserver sous leurs ordres les hommes les plus aguerris. Charette promit même son secours contre Stofflet, si celui-ci, pressé dans la Haute-Vendée, venait se replier sur le Marais.

Aussitôt le général Canclaux fut envoyé à la poursuite de Stofflet. Ne laissant qu'un corps d'observation autour du pays de Charette, il porta la plus grande partie de ses troupes sur le Layon. Stofflet, voulant imposer par un coup d'éclat, fit une tentative sur Chalonne, qui fut vivement repoussée et se retira sur Saint-Florent. Il déclara Charette traître à la cause de la royauté, et fit prononcer contre lui une sentence de mort. Les représentans, qui savaient qu'une pareille guerre devait se terminer, non seulement en employant les armes, mais en desintéressant les ambitieux, en donnant des secours aux hommes sans ressources, avaient aussi répandu l'argent. Le comité de salut public leur avait ouvert un crédit sur ses fonds secrets. Ils donnèrent 60,000 francs en numéraire et 365,000 en assignats à divers officiers de Stofflet. Son major-général Trotouin reçut 100,000 fr., dont moitié en argent, moitié en assignats, et se détacha de lui. Il écrivit une lettre adressée aux officiers de l'armée d'Anjou, pour les engager à la paix, en leur donnant les raisons les plus capables de les ébranler.

Tandis qu'on employait ces moyens sur l'armée d'Anjou, les représentans pacificateurs de la Vendée s'étaient rendus en Bretagne, pour amener les chouans à une semblable transaction. Cormatin les avait suivis; il était maintenant tout à fait engagé dans le système de la paix; et il avait l'ambition de faire, à Rennes, l'entrée triomphale que Charette avait faite à Nantes. Malgré la trève, beaucoup d'actes de brigandage avaient été commis par les chouans. Ceux-ci n'étant pour la plupart que des bandits sans attachement à aucune cause, se souciant fort peu des vues politiques qui engageaient leurs chefs à signer une suspension d'armes, ne prenaient aucun soin de l'observer, et ne songeaient qu'à butiner. Quelques représentans, voyant la conduite des Bretons, commençaient à se défier de leurs intentions, et pensaient déjà qu'il fallait renoncer à la paix. Boursault était le plus prononcé dans ce sens. Le représentant Bollet, au contraire, zélé pacificateur, croyait que, malgré quelques actes d'hostilité, un accommodement était possible, et qu'il ne fallait employer que la douceur. Hoche, courant de cantonnemens en cantonnemens, à des distances de quatre-vingts lieues, n'ayant jamais aucun moment de repos, placé entre les représentans qui voulaient la guerre et ceux qui voulaient la paix, entre les jacobins des villes, qui l'accusaient de faiblesse et de trahison, et les royalistes, qui l'accusaient de barbarie, Hoche était abreuvé de dégoûts sans se refroidir néanmoins dans son zèle. «Vous me souhaitez encore une campagne des Vosges, écrivait-il à un de ses amis; comment voulez-vous faire une pareille campagne contre des chouans, et presque sans armée?» Ce jeune capitaine voyait ses talens consumés dans une guerre ingrate, tandis que des généraux, tous inférieurs à lui, s'immortalisaient en Hollande, sur le Rhin, à la tête des plus belles armées de la république. Cependant il continuait sa tâche avec ardeur et une profonde connaissance des hommes et de sa situation. On a vu qu'il avait déjà donné les conseils les plus sages, par exemple, d'indemniser les insurgés restés paysans, et d'enrôler ceux que la guerre avait faits soldats. Une plus grande habitude du pays lui avait fait découvrir les véritables moyens d'en apaiser les habitans, et de les rattacher à la république. «Il faut, disait-il, continuer de traiter avec les chefs des chouans; leur bonne foi est fort douteuse, mais il faut en avoir avec eux. On gagnera, ainsi par la confiance ceux qui ne demandent qu'à être rassurés. Il faudra gagner par des grades ceux qui sont ambitieux; par de l'argent ceux qui ont des besoins; on les divisera ainsi entre eux, et on chargera de la police ceux dont on sera sûr, en leur confiant les gardes territoriales, dont on vient de souffrir l'institution. Du reste, il faudra distribuer vingt-cinq mille hommes en plusieurs camps, pour surveiller tout le pays; placer autour des côtes un service de chaloupes canonnières qui seront dans un mouvement continuel; faire transporter les arsenaux, les armes et les munitions, des villes ouvertes, dans les forts et les places défendues. Quant aux habitans, il faudra se servir auprès d'eux des prêtres, et donner quelques secours aux plus indigens. Si l'on parvient à répandre la confiance par le moyen des prêtres, la chouannerie tombera sur-le-champ.—Répandez, écrivait il à ses officiers-généraux, le 27 ventôse, répandez la loi salutaire que la convention vient de rendre sur la liberté des cultes; prêchez vous-mêmes la tolérance religieuse. Les prêtres, certains qu'on ne les troublera plus dans l'exercice de leur ministère, deviendront vos amis, ne fût-ce que pour être tranquilles. Leur caractère les porte à la paix; voyez-les, dites-leur que la continuation de la guerre les exposera à être chagrinés, non par les républicains, qui respectent les opinions religieuses, mais par les chouans, qui ne reconnaissent ni Dieu ni loi, et veulent dominer et piller sans cesse. Il en est parmi eux de pauvres, et en général ils sont très intéressés; ne négligez pas de leur offrir quelques secours, mais sans ostentation, et avec toute la délicatesse dont vous êtes capables. Par eux vous connaîtrez toutes les manoeuvres de leur parti, et vous obtiendrez qu'ils retiennent leurs paysans dans leurs campagnes, et les empêchent de se battre. Vous sentez qu'il faut, pour parvenir à ce but, la douceur, l'aménité, la franchise. Engagez quelques officiers et soldats à assister respectueusement à quelques-unes de leurs cérémonies, mais en ayant soin de ne jamais les troubler. La patrie attend de vous le plus grand dévouement; tous les moyens sont bons pour la servir, lorsqu'ils s'accordent avec les lois, l'honneur et la dignité républicaine.» Hoche ajoutait à ces avis celui de ne rien prendre dans le pays pour la nourriture des armées, pendant quelque temps au moins. Quant aux projets des Anglais, il voulait pour les prévenir, qu'on s'emparât de Jersey et de Guernesey, et qu'on établît une chouannerie en Angleterre pour les occuper chez eux. Il songeait aussi à l'Irlande; mais il écrivait qu'il s'en expliquerait verbalement avec le comité de salut public.

Ces moyens choisis avec un grand sens, et employés en plus d'un endroit avec beaucoup d'adresse, avaient déjà parfaitement réussi. La Bretagne était tout à fait divisée; tous les chouans qui s'étaient montrés à Rennes avaient été caressés, payés, rassurés, et décidés à déposer les armes. Les autres, plus opiniâtres, comptant sur Stofflet et sur Puisaye, voulaient persister à faire la guerre. Cormatin continuait de courir des uns aux autres pour les amener à La Prévalaye, et les engager à traiter. Malgré l'ardeur que cet aventurier montrait à pacifier le pays, Hoche, qui avait entrevu son caractère et sa vanité, se défiait de lui, et se doutait qu'il manquerait de parole aux républicains comme il avait fait aux royalistes. Il l'observait avec grande attention pour s'assurer s'il travaillait sincèrement et sans arrière-pensée à l'oeuvre d'une réconciliation.

De singulières intrigues vinrent se combiner avec toutes ces circonstances, pour amener la pacification tant désirée par les républicains. On a vu précédemment Puisaye à Londres, tâchant de faire concourir le cabinet anglais à ses projets; on a vu les trois princes français sur le continent, l'un attendant un rôle à Arnheim, l'autre se battant sur le Rhin; le troisième, en sa qualité de régent, correspondant de Vérone avec tous les cabinets, et entretenant une agence secrète à Paris. Puisaye avait conduit ses projets en homme aussi actif qu'habile. Sans passer par l'intermédiaire du vieux duc d'Harcourt, inutile ambassadeur du régent à Londres, il s'adressa directement aux ministres anglais. Pitt, invisible d'ordinaire pour cette émigration qui pullulait dans les rues de Londres, et l'assiégeait de projets et de demandes de secours, accueillit sur-le-champ l'organisateur de la Bretagne, l'aboucha avec le ministre de la guerre Vindham, qui était un ardent ami de la monarchie et voulait la maintenir ou la rétablir partout. Les projets de Puisaye, mûrement examinés, furent adoptés en entier. L'Angleterre promit une armée, une escadre, de l'argent, des armes, des munitions immenses, pour descendre sur les côtes de France; mais on exigea de Puisaye le secret à l'égard de ses compatriotes, et surtout du vieux duc d'Harcourt, envoyé du régent. Puisaye ne demandait pas mieux que de tout faire à lui seul; il fut impénétrable pour le duc d'Harcourt, pour tous les autres agens des princes à Londres, et surtout pour les agens de Paris, qui correspondaient avec le secrétaire même du duc d'Harcourt. Puisaye écrivit seulement au comte d'Artois pour lui demander des pouvoirs extraordinaires, et lui offrir de venir se mettre à la tête de l'expédition. Le prince envoya les pouvoirs, et promit de venir commander de sa personne. Bientôt les projets de Puisaye furent soupçonnés, malgré ses efforts pour les cacher. Tous les émigrés repoussés par Pitt, et éconduits par Puisaye, furent unanimes. Puisaye, suivant eux, était un intrigant vendu au perfide Pitt, et méditant des projets fort suspects. Cette opinion, répandue à Londres, s'établit bientôt à Vérone chez les conseillers du régent. Déjà, dans cette petite cour, l'on se défiait beaucoup de l'Angleterre depuis l'affaire de Toulon; on concevait surtout des inquiétudes dès qu'elle voulait se servir de l'un des princes. Cette fois on ne manqua pas de demander avec une espèce d'anxiété ce qu'elle voulait faire de M. le comte d'Artois, pourquoi le nom de Monsieur n'était pas compris dans ses projets, si elle croyait pouvoir se passer de lui, etc. Les agens de Paris, qui tenaient leur mission du régent, et partageaient ses idées sur l'Angleterre, n'ayant pu obtenir aucune communication de Puisaye, répétèrent les mêmes propos sur l'entreprise qui se préparait à Londres. Un autre motif les engageait surtout à la désapprouver. Le régent songeait à recourir à l'Espagne, et voulait s'y faire transporter, pour être plus voisin de la Vendée et de Charette, qui était son héros. De leur côté, les agens de Paris s'étaient mis en rapport avec un émissaire de l'Espagne, qui les avait engagés à se servir de cette puissance, et leur avait promis qu'elle ferait pour Monsieur et pour Charette ce que l'Angleterre projetait pour le comte d'Artois et pour Puisaye. Mais il fallait attendre qu'on pût transporter Monsieur des Alpes aux Pyrénées, par la Méditerranée, et préparer une expédition considérable. Les intrigans de Paris étaient donc tout à fait portés pour l'Espagne. Ils prétendaient qu'elle effarouchait moins les Français que l'Angleterre, parce qu'elle avait des intérêts moins opposés; que d'ailleurs elle avait déjà gagné Tallien, par sa femme, fille du banquier espagnol Cabarrus; ils osaient même dire qu'on était sûr de Hoche, tant l'imposture leur coûtait peu pour donner de l'importance à leurs projets! Mais l'Espagne, ses vaisseaux, ses troupes, n'étaient rien suivant eux au prix des beaux plans qu'ils prétendaient nouer dans l'intérieur. Placés au sein de la capitale, ils voyaient se manifester un mouvement d'indignation prononcé contre le système révolutionnaire. Il fallait, disaient-ils, exciter ce mouvement, et tâcher de le faire tourner au profit du royalisme; mais pour cela les royalistes devaient se montrer le moins redoutables possible, car la Montagne se fortifiait de toutes les craints qu'inspirait la contre-révolution. Il suffirait d'une victoire de Charette, d'une descente des émigrés en Bretagne, pour rendre au parti révolutionnaire la force qu'il avait perdue, et dépopulariser les thermidoriens dont on avait besoin. Charette venait de faire la paix; mais il fallait qu'il se tînt prêt à reprendre les armes; il fallait que l'Anjou, que la Bretagne, parussent ainsi se soumettre pour un temps; que pendant ce temps on séduisît les chefs du gouvernement et les généraux, qu'on laissât les armées passer le Rhin, et s'engager en Allemagne, puis, que tout à coup on surprît la convention endormie, et qu'on proclamât la royauté dans la Vendée, dans la Bretagne, à Paris même. Une expédition de l'Espagne, portant le régent, et concourant avec ces mouvemens simultanés, pourrait alors décider la victoire de la royauté. Quant à l'Angleterre, on ne devait lui demander que son argent (car il en fallait à ces messieurs), et la tromper ensuite. Ainsi, chacun des mille agens employés pour la contre-révolution rêvait à sa manière, imaginant des moyens suivant sa position, et voulait être le restaurateur principal de la monarchie. Le mensonge, l'intrigue, étaient les seules ressources de la plupart, et l'argent leur principale prétention.

Avec de telles idées, l'agence de Paris, du genre de celle que Puisaye préparait en Angleterre, devait chercher à écarter pour le moment toute entreprise, à pacifier les provinces insurgées, et à y faire signer une paix simulée. A la faveur de la trève accordée aux chouans, Lemaître, Brottier et Laville-Heurnois venaient de se ménager des communications avec les provinces insurgées. Le régent les avait chargés de faire parvenir des lettres à Charette; ils les confièrent à un ancien officier de marine, Duverne de Presle, privé de son état et cherchant un emploi. Ils lui donnèrent en même temps la commission de contribuer à la pacification, en conseillant aux insurgés de temporiser, d'attendre des secours de l'Espagne, et un mouvement de l'intérieur. Cet envoyé se rendit à Rennes, d'où il fit parvenir les lettres du régent à Charette, et conseilla ensuite à tout le monde une soumission momentanée. D'autres encore furent chargés du même soin par les agens de Paris, et bientôt les idées de paix, déjà très répandues en Bretagne, se propagèrent encore davantage. On dit partout qu'il fallait poser les armes, que l'Angleterre trompait les royalistes; que l'on devait tout attendre de la convention, qu'elle allait rétablir elle-même la monarchie, et que, dans le traité signé avec Charette, se trouvaient des articles secrets portant la condition de reconnaître bientôt pour roi le jeune orphelin du Temple, Louis XVII. Cormatin, dont la position était devenue fort embarrassante, qui avait manqué aux ordres de Puisaye et du comité central, trouva, dans le système des agens de Paris, une excuse et un encouragement pour sa conduite. Il paraît même qu'on lui fit espérer le commandement de la Bretagne à la place de Puisaye. A force de soin il parvint à réunir les principaux chouans à La Prévalaye, et les conférences commencèrent.

Dans cet intervalle, MM. de Tinténiac et de La Roberie venaient d'être envoyés de Londres par Puisaye, le premier pour apporter aux chouans de la poudre, de l'argent, et la nouvelle d'une prochaine expédition, le second pour faire parvenir à son oncle Charette l'invitation de se tenir prêt à seconder la descente en Bretagne, et enfin tous deux pour faire rompre les négociations. Ils avaient cherché à débarquer avec quelques émigrés vers les côtes du nord; les chouans avertis, étant accourus à leur rencontre, avaient eu un engagement avec les républicains, et avaient été battus. MM. de La Roberie et de Tinténiac s'étaient sauvés par miracle; mais la trève était compromise, et Hoche, qui commençait à se méfier des chouans, qui soupçonnait la bonne foi de Cormatin, voulait le faire arrêter. Cormatin protesta de sa bonne foi auprès des représentans, et obtint que la trève ne serait pas rompue. Les conférences continuèrent à La Prévalaye. Un agent de Stofflet vint y prendre part. Stofflet, battu, poursuivi, réduit à l'extrémité, privé de toutes ses ressources par la découverte du petit arsenal qu'il avait dans un bois, demandait enfin à être admis à traiter, et venait d'envoyer un représentant à La Prévalaye. C'était le général Beauvais. Les conférences furent extrêmement vives, comme elles l'avaient été à la Jaunaye. Le général Beauvais y soutint encore le système de la guerre, malgré la triste position du chef qui l'envoyait, et prétendit que Cormatin, ayant signé la paix de la Jaunaye, et reconnu la république, avait perdu le commandement dont Puisaye l'avait revêtu, et ne pouvait plus délibérer. M. de Tinténiac, parvenu malgré tous les dangers au lieu des conférences, voulut les rompre au nom de Puisaye, et retourner aussitôt à Londres; mais Cormatin et les partisans de la paix l'en empêchèrent. Cormatin décida enfin la majorité à une transaction, en lui donnant pour raison qu'on gagnerait du temps par une soumission apparente, et qu'on endormirait la surveillance des républicains. Les conditions étaient les mêmes que celles accordées à Charette: liberté des cultes, indemnités à ceux dont les propriétés avaient été dévastées, exemption de la réquisition, institution des gardes territoriales. Il y avait une condition de plus dans le traité actuel: c'était un million et demi pour les principaux chefs, dont Cormatin devait avoir sa part. Pour ne pas cesser un instant, dit le général Beauvais, de faire acte de mauvaise foi, Cormatin, au moment de signer, mit le sabre à la main, jura de reprendre les armes à la première occasion, et recommanda à chacun de conserver jusqu'à nouvel ordre l'organisation établie, et le respect dû à tous les chefs.

Les chefs royalistes se transportèrent ensuite à La Mabilaye, à une lieue de Rennes, pour signer le traité dans une réunion solennelle avec les représentans. Beaucoup d'entre eux ne voulaient pas s'y rendre; mais Cormatin les y entraîna. La réunion eut lieu avec les mêmes formalités qu'à la Jaunaye. Les chouans avaient demandé que Hoche ne s'y trouvât pas, à cause de son extrême défiance: on y consentit. Le 1er floréal (20 avril), les représentans donnèrent les mêmes arrêtés qu'à la Jaunaye, et les chouans signèrent une déclaration par laquelle ils reconnaissaient la république et se soumettaient à ses lois.

Le lendemain, Cormatin fit son entrée à Rennes, comme Charette à Nantes. Le mouvement qu'il s'était donné, l'importance qu'il s'était arrogée, le faisaient considérer comme le chef des royalistes bretons. On lui attribuait tout, et les exploits de cette foule de chouans inconnus, qui avaient mystérieusement parcouru la Bretagne, et cette paix qu'on désirait depuis si long-temps. Il reçut une espèce de triomphe. Applaudi par les habitans, caressé par les femmes, pourvu d'une forte somme d'assignats, il recueillait tous les profits et tous les honneurs de la guerre, comme s'il l'avait long-temps soutenue. Il n'était cependant débarqué en Bretagne que pour jouer ce singulier rôle. Néanmoins il n'osait plus écrire à Puisaye; il ne se hasardait pas à sortir de Rennes, ni à s'enfoncer dans le pays, de peur d'y être fusillé par les mécontens. Les principaux chefs retournèrent dans leurs divisions, écrivirent à Puisaye qu'on les avait trompés, qu'il n'avait qu'à venir, et qu'au premier signal ils se lèveraient pour voler à sa rencontre. Quelques jours après, Stofflet, se voyant abandonné, signa la paix à Saint-Florent, aux mêmes conditions.

Tandis que les deux Vendées et la Bretagne se soumettaient, Charette venait enfin de recevoir pour la première fois une lettre du régent; elle était datée du 1er février. Ce prince l'appelait le second fondateur de la monarchie, lui parlait de sa reconnaissance, de son admiration, de son désir de le rejoindre, et le nommait lieutenant-général. Ces témoignages arrivaient un peu tard. Charette, tout ému, répondit aussitôt au régent que la lettre dont il venait d'être honoré transportait son âme de joie; que son dévouement et sa fidélité seraient toujours les mêmes; que la nécessité seule l'avait obligé de céder, mais que sa soumission n'était qu'apparente; que, lorsque les parties seraient mieux liées, il reprendrait les armes, et serait prêt à mourir sous les yeux de son prince, et pour la plus belle des causes.

Telle fut cette première pacification des provinces insurgées. Comme l'avait deviné Hoche, elle n'était qu'apparente; mais, comme il l'avait senti aussi, on pouvait la rendre funeste aux chefs vendéens, en habituant le pays au repos, aux lois de la république, et en calmant ou occupant d'une autre manière cette ardeur de combattre qui animait quelques hommes. Malgré les assurances de Charette au régent, et des chouans à Puisaye, toute ardeur devait s'éteindre dans les ames après quelques mois de calme. Ces menées n'étaient plus que des actes de mauvaise foi, excusables sans doute dans l'aveuglement des guerres civiles, mais qui ôtent à ceux qui se les permettent le droit de se plaindre des sévérités de leurs adversaires. Les représentans et les généraux républicains mirent le plus grand scrupule à faire exécuter les conditions accordées. Il est sans doute inutile de montrer l'absurdité du bruit répandu alors, et même répété depuis, que les traités signés renfermaient des articles secrets, portant la promesse de mettre Louis XVII sur le trône; comme si des représentans avaient pu être assez fous pour prendre de tels engagemens! comme s'il eût été possible qu'on voulut sacrifier à quelques partisans une république qu'on persistait à maintenir contre toute l'Europe! Du reste, aucun des chefs, en écrivant aux princes ou aux divers agens royalistes, n'a jamais osé avancer une telle absurdité. Charette mis plus tard en jugement pour avoir violé les conditions faites avec lui, n'osa pas non plus faire valoir cette excuse puissante de la non-exécution d'un article secret. Puisaye, dans ses mémoires, a jugé l'assertion aussi niaise que fausse; et on ne la rappellerait point ici, si elle n'avait été reproduite dans une foule de Mémoires.

Cette paix n'avait pas seulement pour résultat d'amener le désarmement de la contrée; concourant avec celle de la Prusse, de la Hollande et de la Toscane, et avec les intentions manifestées par plusieurs autres états, elle eut encore l'avantage de produire un effet moral très grand. On vit la république reconnue à la fois par ses ennemis du dedans et du dehors, par la coalition et par le parti royaliste lui-même.

Il ne restait plus, parmi les ennemis décidés de la France, que l'Autriche et l'Angleterre. La Russie était trop éloignée pour être dangereuse; l'Empire était prêt à se désunir, et incapable de soutenir la guerre; le Piémont était épuisé; l'Espagne, partageant peu les chimériques espérances des intrigans royalistes, soupirait après la paix; et la colère de la cour de Naples était aussi impuissante que ridicule. Pitt, malgré les triomphes inouis de la république française, malgré une campagne sans exemple dans les annales de la guerre, n'était point ébranlé; et sa ferme intelligence avait compris que tant de victoires, funestes au continent, n'étaient nullement dommageables pour l'Angleterre. Le stathouder, les princes d'Allemagne, l'Autriche, le Piémont, l'Espagne, avaient perdu à cette guerre une partie de leurs états; mais l'Angleterre avait acquis sur les mers une supériorité incontestable; elle dominait la Méditerranée et l'Océan; elle avait saisi une moitié des flottes hollandaises; elle forçait la marine de l'Espagne à s'épuiser contre celle de la France; elle travaillait à s'emparer de nos colonies, elle allait occuper toutes celles des Hollandais, et assurer à jamais son empire dans l'Inde. Il lui fallait pour cela encore quelque temps de guerre et d'aberrations politiques chez les puissances du continent. Il lui importait donc d'exciter les hostilités en donnant des secours à l'Autriche, en réveillant le zèle de l'Espagne, en préparant de nouveaux désordres dans les provinces méridionales de la France. Tant pis pour les puissances belligérantes, si elles étaient battues dans une nouvelle campagne: l'Angleterre n'avait rien à craindre; elle continuait ses progrès sur les mers, dans l'Inde et l'Amérique. Si, au contraire, les puissances étaient victorieuses, elle y gagnait de replacer dans les mains de l'Autriche les Pays-Bas qu'elle craignait surtout de voir dans les mains de la France. Tels étaient les calculs meurtriers, mais profonds, du ministre anglais.

Malgré les pertes que l'Angleterre avait essuyées, soit par les prises, soit par les défaites du duc d'York, soit par les dépenses énormes qu'elle avait faites pour fournir de l'argent à la Prusse et au Piémont, elle possédait encore des ressources plus grandes que ne le croyaient et les Anglais et Pitt lui-même. Il est vrai qu'elle se plaignait amèrement des prises nombreuses, de la disette et de la cherté de tous les objets de consommation. Les navires de commerce anglais, ayant seuls continué à circuler sur les mers, étaient naturellement plus exposés à être pris par les corsaires que ceux des autres nations. Les assurances, qui étaient devenues alors un grand objet de spéculation, les rendaient téméraires, et souvent ils n'attendaient pas d'être convoyés: c'est là ce qui procurait tant d'avantages à nos corsaires. Quant à la disette, elle était générale dans toute l'Europe. Sur le Rhin, autour de Francfort, le boisseau de seigle coûtait 15 florins. L'énorme consommation des armées, la multitude des bras enlevés à l'agriculture, les désordres de la malheureuse Pologne, qui n'avait presque pas fourni de grains cette année, avaient amené cette disette extraordinaire. D'ailleurs les transports par la Baltique en Angleterre étaient devenus presque impossibles, depuis que les Français étaient maîtres de la Hollande. C'est dans le Nouveau-Monde que l'Europe avait été obligée d'aller s'approvisionner; elle vivait en ce moment de la surabondance des produits de ces terres vierges que les Américains du nord venaient de livrer à l'agriculture. Mais les transports étaient coûteux, et le prix du pain était monté en Angleterre à un taux excessif. Celui de la viande n'était pas moins élevé. Les laines d'Espagne n'arrivaient plus depuis que les Français occupaient les ports de la Biscaye, et la fabrication des draps allait être interrompue. Aussi, pendant qu'elle était en travail de sa grandeur future, l'Angleterre souffrait cruellement. Les ouvriers se révoltaient dans toutes les villes manufacturières, le peuple demandait la paix à grands cris, et il arrivait au parlement des pétitions couvertes de milliers de signatures, implorant la fin de cette guerre désastreuse. L'Irlande, agitée pour des concessions qu'on venait de lui retirer, allait ajouter de nouveaux embarras à ceux dont le gouvernement était déjà chargé.

A travers ces circonstances pénibles, Pitt voyait des motifs et des moyens de continuer la guerre. D'abord elle flattait les passions de sa cour, elle flattait même celles du peuple anglais, qui avait contre la France un fonds de haine qu'on pouvait toujours ranimer au milieu des plus cruelles souffrances. Ensuite, malgré les pertes du commerce, pertes qui prouvaient d'ailleurs que les Anglais continuaient seuls à parcourir les mers, Pitt voyait ce commerce augmenté, depuis deux ans, de la jouissance exclusive de tous les débouchés de l'Inde et de l'Amérique. Il avait reconnu que les exportations s'étaient singulièrement accrues depuis le commencement de la guerre; et il pouvait entrevoir déjà l'avenir de sa nation. Il trouvait, dans les emprunts, des ressources dont la fécondité l'étonnait lui-même. Les fonds ne baissaient pas; la perte de la Hollande les avait peu affectés, parce que, l'événement étant prévu, une énorme quantité de capitaux s'était portée d'Amsterdam à Londres. Le commerce hollandais, quoique patriote, se défiait néanmoins des événemens, et avait cherché à mettre ses richesses en sûreté, en les transportant en Angleterre. Pitt avait parlé d'un nouvel emprunt considérable, et, malgré la guerre, il avait vu les offres se multiplier. L'expérience a prouvé depuis, que la guerre, interdisant les spéculations commerciales, et ne permettant plus que les spéculations sur les fonds publics, facilite les emprunts, loin de les rendre plus difficiles. Cela doit arriver encore plus naturellement dans un pays qui, n'ayant pas de frontières, ne voit jamais dans la guerre une question d'existence, mais seulement une question de commerce et de débouchés. Pitt résolut donc, au moyen des riches capitaux de sa nation, de fournir des fonds à l'Autriche, d'augmenter sa marine, de réorganiser son armée de terre pour la porter dans l'Inde ou l'Amérique, et de donner aux insurgés français des secours considérables. Il fit avec l'Autriche un traité de subsides, semblable à celui qu'il avait fait l'année précédente avec la Prusse. Cette puissance avait des soldats, et elle promettait de tenir au moins deux cent mille hommes effectifs sur pied; mais elle manquait d'argent; elle ne pouvait plus ouvrir d'emprunts ni en Suisse, ni à Francfort, ni en Hollande. L'Angleterre s'engagea, non pas à lui fournir des fonds, mais à garantir l'emprunt qu'elle allait ouvrir à Londres. Garantir les dettes d'une puissance comme l'Autriche, c'était presque s'engager à les payer; mais l'opération, sous cette forme, était plus aisée à justifier devant le parlement. L'emprunt était de 4 millions 600,000 livres sterling (115 millions de francs), l'intérêt à 5 pour 100. Pitt ouvrit en même temps un emprunt de 18 millions sterling pour le compte de l'Angleterre, à 4 pour 100. L'empressement des capitalistes fut extrême, et comme l'emprunt autrichien était garanti par le gouvernement anglais, et qu'il portait un plus haut intérêt, ils exigèrent que, pour deux tiers pris dans l'emprunt anglais, on leur donnât un tiers dans l'emprunt autrichien. Pitt, après s'être ainsi assuré de l'Autriche, chercha à réveiller le zèle de l'Espagne, mais il le trouva éteint. Il prit à sa solde les régimens émigrés de Condé, et il dit à Puisaye que, la pacification de la Vendée diminuant la confiance qu'inspiraient les provinces insurgées, il lui donnerait une escadre, le matériel d'une armée, et les émigrés enrégimentés, mais point de soldats anglais; et que si, comme on l'écrivait de Bretagne, les dispositions des royalistes n'étaient pas changées, et si l'expédition réussissait, il tâcherait de la rendre décisive, en y envoyant une armée. Il résolut ensuite de porter sa marine de quatre-vingt mille marins à cent mille. Il imagina pour cela une espèce de conscription. Chaque vaisseau marchand était tenu de fournir un matelot par sept hommes d'équipage: c'était une dette que le commerce devait acquitter pour la protection qu'il recevait de la marine militaire. L'agriculture et l'industrie manufacturière devaient également des secours à la marine, qui leur assurait des débouchés; en conséquence chaque paroisse était obligée de fournir aussi un matelot. Pitt s'assura ainsi le moyen de donner à la marine anglaise un développement extraordinaire. Les vaisseaux anglais étaient très inférieurs pour la construction aux vaisseaux français; mais l'immense supériorité du nombre, l'excellence des équipages, et l'habileté des officiers de mer, ne rendaient pas la rivalité possible.

Avec tous ces moyens réunis, Pitt se présenta au parlement. L'opposition était augmentée cette année de vingt membres à peu près. Les partisans de la paix et de la révolution française étaient plus animés que jamais, et ils avaient des faits puissans à opposer au ministre. Le langage que Pitt prêta à la couronne, et qu'il tint lui-même pendant cette session, l'une des plus mémorables du parlement anglais par l'importance des questions et par l'éloquence de Fox et de Sheridan, fut infiniment adroit. Il convint que la France avait obtenu des triomphes inouis; mais ces triomphes, loin de décourager ses ennemis, disait-il, devaient au contraire leur donner plus d'opiniâtreté et de constance. C'était toujours à l'Angleterre que la France en voulait; c'était sa constitution, sa prospérité qu'elle cherchait à détruire; il était à la fois peu prudent et peu honorable de céder devant une haine aussi redoutable. Dans le moment surtout, déposer les armes serait, disait-il, une faiblesse désastreuse. La France, n'ayant plus que l'Autriche et l'Empire à combattre, les accablerait; fidèle alors à sa haine, elle reviendrait, libre de ses ennemis du continent, se jeter sur l'Angleterre, qui seule désormais dans cette lutte aurait à soutenir un choc terrible. On devait donc profiter du moment où plusieurs puissances luttaient encore, pour attaquer de concert l'ennemi commun, pour faire rentrer la France dans ses limites, pour lui enlever les Pays-Bas et la Hollande, pour refouler dans son sein et ses armées, et son commerce, et ses principes funestes. Du reste, il ne fallait plus qu'un effort, un seul pour l'accabler. Elle avait vaincu, sans doute, mais en s'épuisant, en employant des moyens barbares, qui s'étaient usés par leur violence même. Le maximum, les réquisitions, les assignats, la terreur, s'étaient usés dans les mains des chefs de la France. Tous ces chefs étaient tombés pour avoir voulu vaincre à ce prix. Ainsi, ajoutait-il, encore une campagne, et l'Europe, l'Angleterre, étaient vengées et préservées d'une révolution sanglante. D'ailleurs, quand même on ne voudrait pas se rendre à ces raisons d'honneur, de sûreté, de politique, et faire la paix, cette paix ne serait pas plus possible. Les démagogues français la repousseraient avec cet orgueil féroce qu'ils avaient montré, même avant d'être victorieux. Et pour traiter avec eux, où les trouverait-on? où chercher le gouvernement, à travers ces factions sanglantes, se poussant les unes les autres au pouvoir, et en disparaissant aussi vite qu'elles y étaient arrivées? Comment espérer des conditions solides en stipulant avec ces dépositaires si fugitifs d'une autorité toujours disputée? Il était donc peu honorable, imprudent, impossible, de négocier. L'Angleterre avait encore d'immenses ressources; ses exportations étaient singulièrement augmentées; son commerce essuyait des prises qui prouvaient sa hardiesse et son activité; sa marine devenait formidable, et ses riches capitaux venaient s'offrir d'eux-mêmes en abondance au gouvernement, pour continuer cette guerre juste et nécessaire.

C'était là le nom que Pitt avait donné à cette guerre dès l'origine, et qu'il affectait de lui conserver. On voit qu'au milieu de ces raisons de tribune, il ne pouvait pas donner les véritables, qu'il ne pouvait pas dire à travers quelles voies machiavéliques il voulait conduire l'Angleterre au plus haut point de puissance. On n'avoue pas à la face du monde une telle ambition.

Aussi l'opposition répondait-elle victorieusement. On ne nous demandait, disaient Fox et Sheridan, qu'une campagne, à la session dernière; on avait déjà plusieurs places fortes; on devait en partir au printemps pour anéantir la France. Cependant voyez quels résultats! Les Français ont conquis la Flandre, la Hollande, toute la rive gauche du Rhin, excepté Mayence, une partie du Piémont, la plus grande partie de la Catalogne, toute la Navarre. Qu'on cherche une semblable campagne dans les annales de l'Europe! On convient qu'ils ont pris quelques places, montrez-nous donc une guerre où autant de places aient été emportées en une seule campagne! Si les Français, luttant contre l'Europe entière, ont eu de pareils succès, quels avantages n'auront-ils pas contre l'Autriche et l'Angleterre presque seules? car les autres puissances, ou ne peuvent plus nous seconder, ou viennent de traiter. On dit qu'ils sont épuisés, que les assignats, leur seule ressource, ont perdu toute leur valeur, que leur gouvernement aujourd'hui a cessé d'avoir son ancienne énergie. Mais les Américains avaient vu leur papier-monnaie tomber à quatre-vingt-dix pour cent de perte, et ils n'ont pas succombé. Mais ce gouvernement, quand il était énergique, on nous le disait barbare; aujourd'hui qu'il est devenu humain et modéré, on le trouve sans force. On nous parle de nos ressources, de nos riches capitaux; mais le peuple périt de misère et ne peut payer ni la viande ni le pain; il demande la paix à grands cris. Ces richesses merveilleuses qu'on semble créer par enchantement sont-elles réelles? Crée-t-on des trésors avec du papier? Tous ces systèmes de finance cachent quelque affreuse erreur, quelque vide immense qui apparaîtra tout à coup. Nous allons donnant nos richesses aux puissances de l'Europe: déjà nous les avons prodiguées au Piémont, à la Prusse; nous allons encore les livrer à l'Autriche. Qui nous garantit que cette puissance sera plus fidèle à ses engagemens que la Prusse? Qui nous garantit qu'elle ne sera point parjure à ses promesses, et ne traitera pas après avoir reçu notre or? Nous excitons une guerre civile infâme; nous armons des Français contre leur patrie, et cependant, à notre honte, ces Français, reconnaissant leur erreur et la sagesse de leur nouveau gouvernement, viennent de mettre bas les armes. Irons-nous rallumer les cendres éteintes de la Vendée, pour y réveiller un affreux incendie? On nous parle des principes barbares de la France; ces principes ont-ils rien de plus antisocial que notre conduite à l'égard des provinces insurgées? Tous les moyens de la guerre sont donc ou douteux ou coupables ... La paix, dit-on, est impossible; la France hait l'Angleterre; mais quand la violence des Français contre nous s'est-elle déclarée? N'est-ce pas lorsque nous avons montré la coupable intention de leur ravir leur liberté, d'intervenir dans le choix de leur gouvernement, d'exciter la guerre civile chez eux? La paix, dit-on, répandrait la contagion de leurs principes. Mais la Suisse, la Suède, le Danemark, les États-Unis, sont en paix avec eux; leur constitution est-elle détruite? La paix, ajoute-t-on encore, est impossible avec un gouvernement chancelant et toujours renouvelé. Mais la Prusse, la Toscane, ont trouvé avec qui traiter; la Suisse, la Suède, le Danemark, les États-Unis, savent avec qui s'entendre dans leurs rapports avec la France, et nous ne pourrions pas négocier avec elle! Il fallait donc qu'on nous dît en commençant la guerre, que nous ne ferions pas la paix avant qu'une certaine forme de gouvernement fût rétablie chez nos ennemis, avant que la république fût abolie chez eux, avant qu'ils eussent subi les institutions qu'il nous plaisait de leur donner.

A travers ce choc de raison et d'éloquence, Pitt, poursuivant sa marche, sans jamais donner ses véritables motifs, obtint ce qu'il voulut: emprunts, conscription maritime, suspension de l'habeas corpus. Avec ses trésors, sa marine, les 200 mille hommes de l'Autriche, et le courage désespéré des insurgés français, il résolut de faire cette année une nouvelle campagne, certain de dominer au moins sur les mers, si la victoire sur le continent restait à la nation enthousiaste qu'il combattait.

Ces négociations, ces conflits d'opinions en Europe, ces préparatifs de guerre, prouvent de quelle importance notre patrie était alors dans le monde. A cette époque on vit arriver tous à la fois les ambassadeurs de Suède, de Danemark, de Hollande, de Prusse, de Toscane, de Venise et d'Amérique. A leur arrivée à Paris, ils allaient visiter le président de la convention, qu'ils trouvaient logé quelquefois à un troisième ou quatrième étage, et dont l'accueil simple et poli avait remplacé les anciennes réceptions de cour. Ils étaient ensuite introduits dans cette salle fameuse, où siégeait sur de simples banquettes, et dans le costume le plus modeste, cette assemblée qui, par sa puissance et la grandeur de ses passions, ne paraissait plus ridicule, mais terrible. Ils avaient un fauteuil vis-à-vis celui du président; ils parlaient assis; le président leur répondait de même, en les appelant par les titres contenus dans leurs pouvoirs. Il leur donnait ensuite l'accolade fraternelle, et les proclamait représentans de la puissance qui les envoyait. Ils pouvaient, dans une tribune réservée, assister à ces discussions orageuses, qui inspiraient autant de curiosité que d'effroi aux étrangers. Tel était le cérémonial employé à l'égard des ambassadeurs des puissances. La simplicité convenait à une république recevant sans faste, mais avec décence et avec égards, les envoyés des rois vaincus par elle. Le nom de Français était beau alors, il était ennobli par les plus belles victoires et les plus pures de toutes, celles qu'un peuple remporte pour défendre son existence et sa liberté.