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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XXVI

 

 

CONTINUATION DE LA GUERRE SUR LE RHIN. PRISE DE NIMÈGUE PAR LES FRANÇAIS.—POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE. PLUSIEURS PUISSANCES DEMANDENT A TRAITER.—DÉCRET D'AMNISTIE POUR LA VENDÉE.—CONQUÊTE DE LA HOLLANDE PAR PICHEGRU. PRISE D'UTRECHT, D'AMSTERDAM ET DES PRINCIPALES VILLES; OCCUPATION DES SEPT PROVINCES-UNIES. NOUVELLE ORGANISATION POLITIQUE DE LA HOLLANDE.—VICTOIRES AUX PYRÉNÉES.—FIN DE LA CAMPAGNE DE 1794.—LA PRUSSE ET PLUSIEURS AUTRES PUISSANCES COALISÉES DEMANDENT LA PAIX. PREMIÈRES NÉGOCIATIONS.—ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE. PUISAYE EN ANGLETERRE. MESURES DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE LA VENDÉE. NÉGOCIATIONS AVEC LES CHEFS VENDÉENS.

 

Les armées françaises, maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, et prêtes à déboucher sur la rive droite, menaçaient la Hollande et l'Allemagne: fallait-il les porter en avant ou les faire entrer dans leurs cantonnemens? telle était la question qui s'offrait.

Malgré leurs triomphes, malgré leur séjour dans la riche Belgique, elles étaient dans le plus grand dénuement. Le pays qu'elles occupaient, foulé pendant trois ans par d'innombrables légions, était entièrement épuisé. Aux maux de la guerre s'étaient joints ceux de l'administration française, qui avait introduit à sa suite les assignats, le maximum et les réquisitions. Des municipalités provisoires, huit administrations intermédiaires, et une administration centrale établie à Bruxelles, gouvernaient la contrée en attendant son sort définitif. Quatre-vingts millions avaient été frappés sur le clergé, les abbayes, les nobles, les corporations. Les assignats avaient été mis en circulation forcée; les prix de Lille avaient servi à déterminer le maximum dans toute la Belgique. Les denrées, les marchandises utiles aux armées étaient soumises à la réquisition. Ces règlemens n'avaient pas fait cesser la disette. Les marchands, les fermiers cachaient tout ce qu'ils possédaient; et tout manquait à l'officier comme au soldat.

Levée en masse l'année précédente, équipée sur-le-champ, transportée en hâte à Hondschoote, Watignies, Landau, l'armée entière n'avait plus rien reçu de l'administration que de la poudre et des projectiles. Depuis long-temps elle ne campait plus sous toile; elle bivouaquait sous des branches d'arbre, malgré le commencement d'un hiver déjà très rigoureux. Beaucoup de soldats, manquant de souliers, s'enveloppaient les pieds avec des tresses de paille, ou se couvraient avec des nattes en place de capotes. Les officiers, payés en assignats, voyaient leurs appointemens se réduire quelquefois à huit ou dix francs effectifs par mois; ceux qui recevaient quelques secours de leurs familles n'en pouvaient guère faire usage, car tout était requis d'avance par l'administration française. Ils étaient soumis au régime du soldat, marchant à pied, portant le sac sur le dos, mangeant le pain de munition, et vivant des hasards de la guerre.

L'administration semblait épuisée par l'effort extraordinaire qu'elle avait fait pour lever et armer douze cent mille hommes. La nouvelle organisation du pouvoir, faible et divisée, n'était pas propre à lui rendre le nerf et l'activité nécessaires. Ainsi tout aurait commandé de faire entrer l'armée en quartiers d'hiver, et de la récompenser de ses victoires et de ses vertus militaires par du repos et d'abondantes fournitures.

Cependant nous étions devant la place de Nimègue, qui, placée sur le Wahal (c'est le nom du Rhin près de son embouchure), en commandait les deux rives, et pouvait servir de tête de pont à l'ennemi pour déboucher à la campagne suivante sur la rive gauche. Il était donc important de s'emparer de cette place avant d'hiverner; mais l'attaque en était très difficile. L'armée anglaise, rangée sur la rive droite, y campait au nombre de trente-huit mille hommes; un pont de bateaux lui fournissait le moyen de communiquer avec la place et de la ravitailler. Outre ses fortifications, Nimègue était précédée par un camp retranché garni de troupes. Il aurait donc fallu, pour rendre l'investissement complet, jeter sur la rive droite une armée qui aurait eu à courir les chances du passage et d'une bataille, et qui, en cas de défaite, n'aurait eu aucun moyen de retraite. On ne pouvait donc agir que par la rive gauche, et on était réduit à attaquer le camp retranché sans un grand espoir de succès.

Cependant les généraux français étaient décidés à essayer une de ces attaques brusques et hardies qui venaient de leur ouvrir en si peu de temps les places de Maëstricht et Venloo. Les coalisés, sentant l'importance de Nimègue, s'étaient réunis à Arnheim pour concerter les moyens de la défendre. Il avait été convenu qu'un corps autrichien, sous les ordres du général Wernek, passerait à la solde anglaise, et formerait la gauche du duc d'York pour la défense de la Hollande. Tandis que le duc d'York, avec ses Anglais et ses Hanovriens, resterait sur la rive droite devant le pont de Nimègue, et renouvellerait les forces de la place, le général Wernek devait tenter du côté de Wesel, fort au-dessus de Nimègue, un mouvement singulier, que les militaires expérimentés ont jugé l'un des plus absurdes que la coalition ait imaginés pendant toutes ces campagnes. Ce corps, profitant d'une île que forme le Rhin vers Buderich, devait passer sur la rive gauche, et essayer une pointe entre l'armée de Sambre-et-Meuse et celle du Nord. Ainsi vingt mille hommes allaient être jetés au-delà d'un grand fleuve entre deux armées victorieuses, de quatre-vingt à cent mille hommes chacune, pour voir quel effet ils produiraient sur elles: on devait les renforcer suivant l'événement. On conçoit que ce mouvement, exécuté avec les armées coalisées réunies, pût devenir grand et décisif; mais essayé avec vingt mille hommes, il n'était qu'une tentative puérile et peut-être désastreuse pour le corps qui en serait chargé.

Néanmoins, croyant sauver Nimègue par ces moyens, les coalisés firent d'une part avancer le corps de Wernek vers Buderich, et de l'autre exécuter des sorties par la garnison de Nimègue. Les Français repoussèrent les sorties, et, comme à Maëstricht et Venloo, ouvrirent la tranchée à une proximité de la place encore inusitée à la guerre. Un hasard heureux accéléra leurs travaux. Les deux extrémités de l'arc qu'ils décrivaient autour de Nimègue aboutissaient au Wahal; ils essayaient de tirer de ces extrémités sur le pont. Quelques-uns de leurs projectiles atteignirent plusieurs pontons, et mirent en péril les communications de la garnison avec l'armée anglaise. Les Anglais, qui étaient dans la place, surpris de cet événement imprévu, rétablirent les pontons, et se hâtèrent de rejoindre le gros de leur armée sur l'autre rive, abandonnant à elle-même la garnison, composée de trois mille Hollandais. A peine les républicains se furent-ils aperçus de l'évacuation, qu'ils redoublèrent le feu. Le gouverneur, épouvanté, fit part au prince d'Orange de sa position, et obtint la permission de se retirer dès qu'il jugerait le péril assez grand. A peine eut-il reçu cette autorisation, qu'il repassa le Wahal de sa personne. Le désordre se mit dans la garnison; une partie rendit les armes; une autre, ayant voulu se sauver sur un pont volant, fut arrêtée par les Français, qui coupèrent les câbles, et vint échouer dans une île où elle fut faite prisonnière.

Le 18 brumaire (8 novembre), les Français entrèrent dans Nimègue, et se trouvèrent maîtres de cette place importante, grâce à leur témérité et à la terreur qu'inspiraient leurs armes. Pendant ce temps, les Autrichiens, commandés par Wernek, avaient essayé de déboucher de Wesel; mais l'impétueux Vandamme, fondant sur eux au moment où ils mettaient le pied au-delà du Rhin, les avait rejetés sur la rive droite, et ils étaient fort heureux de n'avoir pas obtenu plus de succès, car ils auraient couru la chance d'être détruits, s'ils se fussent avancés davantage.

Le moment était enfin arrivé d'entrer dans les cantonnemens, puisqu'on était maître de tous les points importans sur le Rhin. Sans doute, conquérir la Hollande, s'assurer ainsi la navigation de trois grands fleuves, l'Escaut, la Meuse et le Rhin; priver l'Angleterre de sa plus puissante alliance maritime, menacer l'Allemagne sur ses flancs, interrompre les communications de nos ennemis du continent avec ceux de l'Océan, ou du moins les obliger à faire le long circuit de Hambourg; nous ouvrir enfin la plus riche contrée du monde, et la plus désirable pour nous dans l'état où se trouvait notre commerce, était un but digne d'exciter l'ambition de notre gouvernement et de nos armées; mais comment oser tenter cette conquête de la Hollande, presque impossible en tout temps, mais surtout inexécutable dans la saison des pluies? Située à l'embouchure de plusieurs fleuves, la Hollande ne consiste qu'en quelques lambeaux de terre jetés entre les eaux de ces fleuves et celles de l'Océan. Son sol, partout inférieur au lit de eaux, est sans cesse menacé par la mer, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, et coupé en outre par de petits bras détachés des fleuves, et par une multitude de canaux artificiels. Ces bas-fonds si menacés sont couverts de jardins, de villes manufacturières et d'arsenaux. A chaque pas que veut y faire une armée, elle trouve ou de grands fleuves, dont les rives sont des digues élevées et chargées de canons, ou des bras de rivières et des canaux, tous défendus par l'art des fortifications, ou enfin des places qui sont les plus fortes de l'Europe. Ces grandes manoeuvres, qui souvent déconcertent la défense méthodique en rendant les siéges inutiles, sont donc impossibles au milieu d'un pays coupé et défendu par des lignes innombrables. Si une armée parvient cependant à vaincre tant d'obstacles et à s'avancer en Hollande, ses habitans, par un acte d'héroïsme dont ils donnèrent l'exemple sous Louis XIV, n'ont qu'à percer leurs digues, et peuvent engloutir avec leur pays l'armée assez téméraire pour y pénétrer. Il leur reste leurs vaisseaux, avec lesquels ils peuvent, comme les Athéniens, s'enfuir avec leurs principales dépouilles, et attendre des temps meilleurs, ou aller dans les Indes habiter un vaste empire qui leur appartient. Toutes ces difficultés deviennent bien plus grandes encore dans la saison des inondations, et une alliance maritime telle que celle de l'Angleterre les rend insurmontables.

Il est vrai que l'esprit d'indépendance qui travaillait les Hollandais à cette époque, leur haine du stathoudérat, leur aversion contre l'Angleterre et la Prusse, la connaissance qu'ils avaient de leurs intérêts véritables, leurs ressentimens de la révolution si malheureusement étouffée en 1787, donnaient la certitude aux armées françaises d'être vivement désirées. On devait croire que les Hollandais s'opposeraient à ce qu'on perçât les digues, et qu'on ruinât le pays pour une cause qu'ils détestaient. Mais l'armée du prince d'Orange, celle du duc d'York les comprimaient encore, et réunies, elles suffisaient pour empêcher le passage des innombrables lignes qu'il fallait emporter en leur présence. Si donc une surprise était téméraire du temps de Dumouriez, elle était presque folle à la fin de 1794.

Néanmoins le comité de salut public, excité par les réfugiés hollandais, songeait sérieusement à pousser une pointe au-delà du Wahal. Pichegru, presque aussi maltraité que ses soldats, qui étaient couverts de gale et de vermine, était allé à Bruxelles se faire guérir d'une maladie cutanée. Moreau et Régnier l'avaient remplacé: tous deux conseillaient le repos et les quartiers d'hiver. Le général hollandais Daendels, réfugié hollandais, militaire intrépide, proposait avec instance une première tentative sur l'île de Bommel, sauf à ne pas poursuivre si cette attaque ne réussissait pas. La Meuse et le Wahal, coulant parallèlement vers la mer, se joignent un moment fort au-dessous de Nimègue, se séparent de nouveau, et se réunissent encore à Wondrichem, un peu au-dessus de Gorcum. Le terrain compris entre leurs deux bras forme ce qu'on appelle l'île de Bommel. Malgré l'avis de Moreau et Régnier, une attaque fut tentée sur cette île par trois points différens: elle ne réussit pas, et fut abandonnée sur-le-champ avec une grande bonne foi, surtout de la part de Daendels, qui s'empressa d'en avouer l'impossibilité dès qu'il l'eut reconnue.

Alors, c'est-à-dire vers le milieu de frimaire (commencement de décembre), on donna à l'armée les quartiers d'hiver dont elle avait tant besoin, et on établit une partie des cantonnemens autour de Breda pour en former le blocus. Cette place et celle de Grave ne s'étaient pas rendues, mais le défaut de communications pendant la durée de l'hiver devait certainement les obliger à se rendre.

C'est dans cette position que l'armée croyait voir s'achever la saison; et certes, elle avait assez fait pour être fière de sa gloire et de ses services. Mais un hasard presque miraculeux lui réservait de nouvelles destinées: le froid, déjà très vif, augmenta bientôt au point de faire espérer que peut-être les grands fleuves seraient gelés. Pichegru quitta Bruxelles, et n'acheva pas de se faire guérir, afin d'être prêt à saisir l'occasion de nouvelles conquêtes, si la saison la lui offrait. En effet, l'hiver devint bientôt plus rude, et s'annonça comme le plus rigoureux du siècle. Déjà la Meuse et le Wahal charriaient et leurs bords étaient pris. Le 3 nivôse (23 décembre), la Meuse fut entièrement gelée, et de manière à pouvoir porter du canon. Le général Walmoden, à qui le duc d'York avait laissé le commandement en partant pour l'Angleterre, et qu'il avait condamné ainsi à n'essuyer que des désastres, se vit dans la position la plus difficile. La Meuse étant glacée, son front se trouvait découvert; et le Wahal charriant, menaçant même d'emporter tous les ponts, sa retraite était compromise. Bientôt même il apprit que le pont d'Arnheim venait d'être emporté; il se hâta de faire filer sur ses derrières ses bagages et sa grosse cavalerie, et lui-même dirigea sa retraite sur Deventer, vers les bords de l'Yssel. Pichegru, profitant de l'occasion que lui offrait la fortune de surmonter des obstacles ordinairement invincibles, se prépara à franchir la Meuse sur la glace. Il se disposa à la passer sur trois points, et à s'emparer de l'île de Bommel, tandis que la division qui bloquait Breda attaquerait les lignes qui entouraient cette place. Ces braves Français, exposés presque sans vêtemens au plus rude hiver du siècle, marchant avec des souliers auxquels il ne restait que l'empeigne, sortirent aussitôt de leurs quartiers, et renoncèrent gaiement au repos dont ils commençaient à peine à jouir. Le 8 nivôse (28 décembre), par un froid de dix-sept degrés, ils se présentèrent sur trois points, à Crèvecoeur, Empel et le fort Saint-André; ils franchirent la glace avec leur artillerie, surprirent les Hollandais, presque engourdis par le froid, et les défirent complètement. Tandis qu'ils s'emparaient de l'île de Bommel, celle de leurs divisions qui assiégeait Breda en attaqua les lignes, et les emporta. Les Hollandais, assaillis sur tous les points, se retirèrent en désordre, les uns vers le quartier-général du prince d'Orange, qui s'était toujours tenu à Gorcum, les autres à Thiel. Dans le désordre de leur retraite, ils ne songèrent pas même à défendre les passages du Wahal, qui n'était pas entièrement gelé. Pichegru, maître de l'île de Bommel, dans laquelle il avait pénétré en passant sur les glaces de la Meuse, franchit le Wahal sur différens points, mais n'osa pas s'aventurer au-delà du fleuve, la glace n'étant pas assez forte pour porter du canon. Dans cette situation, le sort de la Hollande était désespéré si la gelée continuait, et tout annonçait que le froid durerait. Le prince d'Orange avec ses Hollandais découragés à Gorcum, Walmoden avec ses Anglais en pleine retraite sur Deventer, ne pouvaient tenir contre un vainqueur formidable, qui leur était de beaucoup supérieur en forces, et qui venait d'enfoncer le centre de leur ligne. La situation politique n'était pas moins alarmante que la situation militaire. Les Hollandais, pleins d'espérance et de joie en voyant s'approcher les Français, commençaient à s'agiter. Le parti orangiste était de beaucoup trop faible pour imposer au parti républicain. Partout les ennemis de la puissance stathoudérienne lui reprochaient d'avoir aboli les libertés du pays, d'avoir enfermé ou banni les meilleurs et les plus généreux patriotes, d'avoir surtout sacrifié la Hollande à l'Angleterre, en l'entraînant dans une alliance contraire à tous ses intérêts commerciaux et maritimes. Ils se réunissaient secrètement en comités révolutionnaires, prêts à se soulever au premier signal, à destituer les autorités, et à en nommer d'autres. La province de Frise, dont les états étaient assemblés, osa déclarer qu'elle voulait se séparer du stathouder; les citoyens d'Amsterdam firent une pétition aux autorités de la province, dans laquelle ils déclaraient qu'ils étaient prêts à s'opposer à tout préparatif de défense, et qu'ils ne souffriraient jamais surtout qu'on voulût percer les digues. Dans cette situation désespérée, le stathouder songea à négocier, et adressa des envoyés au quartier-général de Pichegru, pour demander une trève, et offrir pour conditions de paix la neutralité et une indemnité des frais de la guerre. Le général français et les représentans refusèrent la trève; et, quant aux offres de paix, en référèrent aussitôt au comité de salut public. Déjà l'Espagne, menacée par Dugommier, que nous avons laissé descendant des Pyrénées, et par Moncey, qui, maître du Guipuscoa, s'avançait sur Pampelune, avait fait des propositions d'accommodement. Les représentans envoyés en Vendée, pour examiner si une pacification était possible, avaient répondu affirmativement et demandé un décret d'amnistie. Quelque secret que soit un gouvernement, toujours les négociations de ce genre transpirent: elles transpirent même avec des ministres absolus, inamovibles; comment seraient-elles restées secrètes avec des comités renouvelés par quart tous les mois? On savait dans le public que la Hollande, l'Espagne, faisaient des propositions; on ajoutait que la Prusse, revenue de ses illusions, et reconnaissant la faute qu'elle avait faite de s'allier à la maison d'Autriche, demandait à traiter; on savait par tous les journaux de l'Europe qu'à la diète de Ratisbonne plusieurs états de l'Empire, fatigués d'une guerre qui les touchait peu, avaient demandé l'ouverture d'une négociation: tout disposait donc les esprits à la paix; et de même qu'ils étaient revenus des idées de terreur révolutionnaire à des sentimens de clémence, ils passaient maintenant des idées de guerre à celles d'une réconciliation générale avec l'Europe. On recueillait les moindres circonstances pour en tirer des conjectures. Les malheureux enfans de Louis XVI, privés de tous leurs parens, et séparés l'un de l'autre dans la prison du Temple, avaient vu leur sort un peu amélioré depuis le 9 thermidor. Le cordonnier Simon, gardien du jeune prince, avait péri comme complice de Robespierre. On lui avait substitué trois gardiens, dont un seul changeait chaque jour, et qui montraient au jeune prince plus d'humanité. On tirait de ces changemens opérés au Temple de vastes conséquences. Le travail projeté sur les moyens de retirer les assignats donnait lieu aussi à de grandes conjectures. Les royalistes, qui se montraient déjà, et dont le nombre s'augmentait de ces incertains qui abandonnent toujours un parti qui commence à faiblir, disaient avec malice qu'on allait faire la paix. Ne pouvant plus dire aux républicains: Vos armées seront battues, ce qui avait été répété trop souvent sans succès, et ce qui devenait trop niais, ils leur disaient: On va les arrêter dans la victoire; la paix est signée; on n'aura pas le Rhin; la condition de la paix sera le rétablissement de Louis XVII sur le trône, la rentrée des émigrés, l'abolition des assignats, la restitution des biens nationaux. On conçoit combien de tels bruits devaient irriter les patriotes. Ceux-ci, déjà effrayés des poursuites dirigées contre eux, voyaient avec désespoir le but qu'ils avaient poursuivi avec tant d'effort, compromis par le gouvernement. A quoi destinez-vous le jeune Capet? disaient-ils; qu'allez-vous faire des assignats? Nos armées n'auront-elles versé tant de sang que pour être arrêtées au milieu de leurs victoires? n'auront-elles pas la satisfaction de donner à leur patrie la ligne du Rhin et des Alpes? L'Europe a voulu démembrer la France; la juste représaille de la France victorieuse sur l'Europe doit être de conquérir les provinces qui complètent son sol. Que va-t-on faire pour la Vendée? Va-t-on pardonner aux rebelles quand on immole les patriotes? «Il vaudrait mieux, s'écria un membre de la Montagne dans un transport d'indignation, être Charette que député à la convention.»

On conçoit combien tous ces sujets de division, joints à ceux que la politique intérieure fournissait déjà, devaient agiter les esprits. Le comité de salut public, se voyant pressé entre les deux partis, se crut obligé de s'expliquer: il vint déclarer à deux reprises différentes, une première fois par l'organe de Carnot, une autre fois par celui de Merlin (de Douai), que les armées avaient reçu ordre de poursuivre leurs triomphes, et de n'entendre les propositions de paix qu'au milieu des capitales ennemies.

Les propositions de la Hollande lui parurent en effet trop tardives pour être acceptées, et il ne crut pas devoir consentir à négocier à l'instant où on allait être maître du pays. Abattre la puissance stathoudérienne, relever la république hollandaise, lui sembla digne de la république française. On s'exposa, à la vérité, à voir toutes les colonies de la Hollande et même une partie de sa marine, devenir la proie des Anglais, qui déclareraient s'en emparer au nom du stathouder; mais les considérations politiques devaient l'emporter. La France ne pouvait pas ne pas abattre le stathoudérat; cette conquête de la Hollande ajoutait au merveilleux de ses victoires, intimidait davantage l'Europe, compromettait surtout les flancs de la Prusse, obligeait cette puissance à traiter sur-le-champ, et par-dessus tout rassurait les patriotes français. En conséquence Pichegru eut ordre de ne plus s'arrêter. La Prusse, l'Empire, n'avaient encore fait aucune ouverture, et on n'eut rien à leur répondre. Quant à l'Espagne, qui promettait de reconnaître la république et de lui payer des indemnités, à condition qu'on ferait vers les Pyrénées un petit état à Louis XVII, elle fut écoutée avec mépris et indignation, et ordre fut donné aux deux généraux français de s'avancer sans relâche. Quant à la Vendée, un décret d'amnistie fut rendu: il portait que tous les rebelles, sans distinction de grade, qui poseraient les armes dans l'intervalle d'un mois, ne seraient pas poursuivis pour le fait de leur insurrection.

Le général Canclaux, destitué à cause de sa modération, fut replacé à la tête de l'armée dite de l'Ouest, qui comprenait la Vendée. Le jeune Hoche, qui avait déjà le commandement de l'armée des côtes de Brest, reçut en outre celui de l'armée des côtes de Cherbourg: personne n'était plus capable que ces deux généraux de pacifier le pays, par le mélange de la prudence et de l'énergie.

Pichegru, qui avait reçu ordre de poursuivre sa marche victorieuse, attendait que la surface du Wahal fût entièrement prise. Notre armée longeait le fleuve; elle était répandue sur ses bords vers Millingen, Nimègue, et tout le long de l'île de Bommel, dont nous étions maîtres. Walmoden, voyant que Pichegru, vers Bommel, n'avait laissé que quelques avant-postes sur la rive droite, les replia, et commença un mouvement offensif. Il proposait au prince d'Orange de se joindre à lui, pour former de leurs deux armées réunies une masse imposante, qui pût arrêter par une bataille l'ennemi qu'on ne pouvait plus contenir maintenant par la ligne des fleuves. Le prince d'Orange, tenant à ne pas découvrir la route d'Amsterdam, ne voulut jamais quitter Gorcum. Walmoden songea à se placer sur la ligne de retraite, qu'il avait tracée d'avance du Wahal à là Linge, de la Linge au Leck, du Leck à l'Yssel, par Thiel, Arnheim et Deventer.

Tandis que les républicains attendaient la gelée avec la plus vive impatience, la place de Grave, défendue avec un courage héroïque par le commandant Debons, se rendit presque réduite en cendres. C'était la principale des places que les Hollandais possédaient au-delà de la Meuse, et la seule qui n'eût pas cédé à l'ascendant de nos armes. Les Français y entrèrent le 9 nivôse (29 décembre). Enfin, le 19 nivôse (8 janvier 1795), le Wahal se trouva solidement gelé. La division Souham le franchit vers Bommel; la brigade Dewinther, détachée du corps de Macdonald, le traversa vers Thiel. A Nimègue et au-dessus, le passage n'était pas aussi facile, parce que le Wahal n'était pas entièrement pris. Néanmoins le 21 (10), la droite des Français le passa au-dessus de Nimègue, et Macdonald, appuyé par elle, passa à Nimègue même dans des bateaux. En voyant ce mouvement général, l'armée de Walmoden se retira. Une bataille seule aurait pu la sauver; mais dans l'état de division et de découragement où se trouvaient les coalisés, une bataille n'aurait peut-être amené qu'un désastre. Walmoden exécuta un changement de front en arrière, en se portant sur la ligne de l'Yssel, afin de gagner le Hanovre par les provinces de la terre ferme. Conformément au plan de retraite qu'il s'était tracé, il abandonna ainsi les provinces d'Utrecht et de la Gueldre aux Français. Le prince d'Orange resta vers la mer, c'est-à-dire à Gorcum. N'espérant plus rien, il abandonna son armée, se présenta aux états réunis à La Haye, leur déclara qu'il avait essayé tout ce qui était en son pouvoir pour la défense du pays, et qu'il ne lui restait plus rien à faire. Il engagea les représentans à ne pas résister davantage au vainqueur, pour ne pas amener de plus grands malheurs. Il s'embarqua aussitôt après pour l'Angleterre.

Dès cet instant, les vainqueurs n'avaient plus qu'à se répandre comme un torrent dans toute la Hollande. Le 28 nivôse (17 janvier), la brigade Salm entra à Utrecht, et le général Vandamme à Arnheim. Les états de Hollande décidèrent qu'on ne résisterait plus aux Français, et que des commissaires iraient leur ouvrir les places dont ils croiraient avoir besoin pour leur sûreté. De toutes parts, les comités secrets qui s'étaient formés manifestaient leur existence, chassaient les autorités établies, et en nommaient spontanément de nouvelles. Les Français étaient reçus à bras ouverts et comme des libérateurs: on leur apportait les vivres, les vêtemens dont ils manquaient. A Amsterdam, où ils n'étaient pas entrés encore, et où on les attendait avec impatience, la plus grande fermentation régnait: La bourgeoisie, irritée contre les orangistes, voulait que la garnison sortît de la ville, que la régence se démît de son autorité, et qu'on rendit leurs armes aux citoyens. Pichegru, qui approchait, envoya un aide-de-camp pour engager les autorités municipales à maintenir le calme et à empêcher les désordres. Le 1er pluviôse enfin (20 janvier), Pichegru, accompagné des représentans Lacoste, Bellegarde et Joubert, fit son entrée dans Amsterdam. Les habitans accoururent à sa rencontre, portant en triomphe les patriotes persécutés et criant, vive la république française! vive Pichegru! vive la liberté!!! Ils admiraient ces braves gens, qui, à moitié nus, venaient de braver un pareil hiver et de remporter tant de victoires. Les soldats français donnèrent dans cette occasion le plus bel exemple d'ordre et de discipline. Privés de vivres et de vêtemens, exposés à la glace et à la neige, au milieu de l'une des plus riches capitales de l'Europe, ils attendirent pendant plusieurs heures, autour de leurs armes rangées en faisceaux, que les magistrats eussent pourvu à leurs besoins et à leurs logemens. Tandis que les républicains entraient d'un côté, les orangistes et les émigrés français fuyaient de l'autre. La mer était couverte d'embarcations chargées de fugitifs et de dépouilles de toute espèce.

Le même jour, 1er pluviôse, la division Bonnaud, qui venait la veille de s'emparer de Gertruydemberg, traversa le Biesbos gelé, et entra dans la ville de Dordrecht, où elle trouva six cents pièces de canon, dix mille fusils, et des magasins de vivres et des munitions pour une armée de trente mille hommes. Cette division traversa ensuite Rotterdam pour entrer à La Haye, où siégeaient les états. Ainsi, la droite vers l'Yssel, le centre vers Amsterdam, la gauche vers La Haye, prenaient successivement possession de toutes les provinces. Le merveilleux lui-même vint s'ajouter à cette opération de guerre déjà si extraordinaire. Une partie de la flotte hollandaise mouillait près du Texel. Pichegru, qui ne voulait pas qu'elle eût le temps de se détacher des glaces et de faire voile vers l'Angleterre, envoya des divisions de cavalerie et plusieurs batteries d'artillerie légère vers la Nord-Hollande. Le Zuyderzée était gelé: nos escadrons traversèrent au galop ces plaines de glace, et l'on vit des hussards et des artilleurs à cheval sommer comme une place forte ces vaisseaux devenus immobiles. Les vaisseaux hollandais se rendirent à ces assaillans d'une espèce si nouvelle.

A la gauche, il ne restait plus qu'à s'emparer de la province de Zélande, qui se compose des îles placées à l'embouchure de l'Escaut et de la Meuse; et à la droite, des provinces de l'Over-Yssel, Drenthe, Frise et Groningue, qui joignent la Hollande au Hanovre. La province de Zélande, forte de sa position inaccessible, proposa une capitulation un peu fière, par laquelle elle demandait à ne pas recevoir de garnison dans ses principales places, à ne pas être soumise à des contributions, à ne pas recevoir d'assignats, à conserver ses vaisseaux et ses propriétés publiques et particulières, en un mot à ne subir aucun des inconvéniens de la guerre. Elle demandait aussi pour les émigrés français la faculté de se retirer sains et saufs. Les représentans acceptèrent quelques-uns des articles de la capitulation, ne prirent aucun engagement quant aux autres, disant qu'il fallait en référer au comité de salut public; et sans plus d'explications, ils entrèrent dans la province, fort contens d'éviter les dangers d'une attaque de vive force, et de conserver les escadres, qui auraient pu être livrées à l'Angleterre. Tandis que ces choses se passaient à la gauche, la droite franchissant l'Yssel, chassait les Anglais devant elle, et les rejetait jusqu'au-delà de l'Ems. Les provinces de Frise, de Drenthe et de Groningue, se trouvèrent ainsi conquises, et les sept Provinces-Unies soumises aux armes victorieuses de la république.

Cette conquête, due à la saison, à la constance admirable de nos soldats, à leur heureux tempérament pour résister à toutes les souffrances, beaucoup plus qu'à l'habileté de nos généraux, excita en Europe un étonnement mêlé de terreur, et en France un enthousiasme extraordinaire. Carnot, ayant dirigé les opérations des armées pendant la campagne des Pays-Bas, était le premier et véritable auteur des succès. Pichegru, et surtout Jourdan, l'avaient secondé à merveille pendant cette suite sanglante de combats. Mais depuis qu'on avait passé de la Belgique en Hollande, tout était dû aux soldats et à la saison. Néanmoins Pichegru, général de l'armée, eut toute la gloire de cette conquête merveilleuse, et son nom, porté sur les ailes de la renommée, circula dans toute l'Europe comme celui du premier général français. Ce n'était pas tout d'avoir conquis la Hollande, il fallait s'y conduire avec prudence et politique. D'abord il importait de ne pas fouler le pays, pour ne point indisposer les habitans. Après ce soin, il restait à imprimer à la Hollande une direction politique, et on allait se trouver entre deux opinions contraires. Les uns voulaient qu'on rendît cette conquête utile à la liberté, en révolutionnant la Hollande; les autres voulaient qu'on n'affichât pas un trop grand esprit de prosélytisme, afin de ne pas alarmer de nouveau l'Europe prête à se réconcilier avec la France.

Le premier soin des représentans fut de publier une proclamation, dans laquelle ils déclaraient qu'ils respecteraient toutes les propriétés particulières, excepté cependant celles du stathouder; que ce dernier étant le seul ennemi de la république française, ses propriétés étaient dues aux vainqueurs en dédommagement des frais de la guerre; que les Français entraient en amis de la nation batave, non point pour lui imposer ni un culte, ni une forme de gouvernement quelconques, mais pour l'affranchir de ses oppresseurs, et lui rendre les moyens d'exprimer son voeu. Cette proclamation, suivie de véritables effets, produisit l'impression la plus favorable. Partout les autorités furent renouvelées sous l'influence française. On exclut des états quelques membres qui n'y avaient été introduits que par l'influence stathoudérienne; on choisit pour président Petter Paulus, ministre de la marine avant le renversement du parti républicain en 1787, homme distingué et très attaché à son pays. Cette assemblée abolit le stathoudérat à perpétuité, et proclama la souveraineté du peuple. Elle vint en informer les représentans, et leur faire hommage en quelque sorte de sa résolution. Elle se mit à travailler ensuite à une constitution, et confia à une administration provisoire les affaires du pays. Sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix vaisseaux composant la marine militaire de Hollande, cinquante étaient demeurés dans les ports et furent conservés à la république batave; les autres avaient étés saisis par les Anglais. L'armée hollandaise, dissoute depuis le départ du prince d'Orange, dut se réorganiser sur un nouveau pied, et sous les ordres du général Daendels. Quant à la fameuse banque d'Amsterdam, le mystère de sa caisse fut enfin dévoilé. Avait-elle continué à être banque de dépôt, ou bien était-elle devenue banque, d'escompte en prêtant, soit à la compagnie des Indes, soit au gouvernement, soit aux provinces? Telle était la question qu'on s'adressait depuis long-temps, et qui diminuait singulièrement le crédit de cette banque célèbre. Il fut constaté qu'elle avait prêté pour huit à dix millions de florins environ sur les obligations de la compagnie des Indes, de la chambre des emprunts, de la province de Frise et de la ville d'Amsterdam. C'était là une violation de ses statuts. On prétendit que, du reste, il n'y avait pas de déficit, parce que ces obligations représentaient des valeurs certaines. Mais il fallait que la compagnie, la chambre des emprunts, le gouvernement, pussent payer, pour que les obligations acceptées par la banque ne donnassent pas lieu à déficit.

Cependant, tandis que les Hollandais songeaient à régler l'état de leur pays, il fallait pourvoir aux besoins de l'armée française, qui manquait de tout. Les représentant firent en draps, en souliers, en vêtemens de toute espèce, en vivres et munitions, une réquisition au gouvernement provisoire, à laquelle il se chargea de satisfaire. Cette réquisition, sans être excessive, était suffisante pour équiper l'armée et la nourrir. Le gouvernement hollandais invita les villes à fournir chacune leur part de cette réquisition, leur disant avec raison qu'il fallait se hâter de satisfaire un vainqueur généreux, qui demandait au lieu de prendre, et qui n'exigeait tout juste que ce que réclamaient ses besoins. Les villes montrèrent le plus grand empressement, et les objets mis en réquisition furent fournis exactement. On fit ensuite un arrangement pour la circulation des assignats. Les soldats ne recevant leur solde qu'en papier, il fallait que ce papier eût cours de monnaie pour qu'ils pussent payer ce qu'ils prenaient. Le gouvernement hollandais rendit une décision à cet égard. Les boutiquiers et les petits marchands étaient obligés de recevoir les assignats de la main des soldats français, au taux de neuf sous pour franc; ils ne pouvaient vendre pour plus de dix francs au même soldat; ils devaient ensuite, à la fin de chaque semaine, se présenter aux municipalités, qui retiraient les assignats au taux d'après lequel ils avaient été reçus. Grâce à ces divers arrangemens, l'armée, qui avait souffert si long-temps, se trouva enfin dans l'abondance, et commença à goûter le fruit de ses victoires.

Nos triomphes si surprenans en Hollande n'étaient pas moins éclatans en Espagne. Là, grâce au climat, les opérations avaient pu continuer. Dugommier, quittant les Hautes-Pyrénées, s'était porté en présence de la ligne ennemie, et avait attaqué sur trois points la longue chaîne des positions prises par le général La Union. Le brave Dugommier fut tué d'un boulet de canon à l'attaque du centre. La gauche n'avait pas été heureuse; mais sa droite, grâce à la bravoure et à l'énergie d'Augereau, avait obtenu une victoire complète. Le commandement avait été donné à Pérignon, qui recommença l'attaque le 30 brumaire (20 novembre), et remporta un succès décisif. L'ennemi avait fui en désordre, et nous avait laissé le camp retranché de Figuières. La terreur même s'emparant des Espagnols, le commandant de Figuières nous avait ouvert la place le 9 frimaire, et nous étions entrés ainsi dans l'une des premières forteresses de l'Europe. Telle était notre position en Catalogne. Vers les Pyrénées occidentales, nous avions pris Fontarabie, Saint-Sébastien, Tolosa, et nous occupions toute la province de Guipuscoa. Moncey, qui remplaçait le général Muller, avait franchi les montagnes, et s'était porté jusqu'aux portes de Pampelune. Cependant, croyant sa position trop hasardée, il était revenu sur ses pas, et, appuyé sur des positions plus sûres, il attendait le retour de la belle saison pour pénétrer dans les Castilles.

L'hiver donc n'avait pu arrêter le cours de cette immortelle campagne, et elle venait de s'achever, au milieu de la saison des neiges et des frimas, en pluviôse, c'est-à-dire en janvier et février. Si la belle campagne de 93 nous avait sauvés de l'invasion par le déblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, celle de 94 venait de nous ouvrir la carrière des conquêtes, en nous donnant la Belgique, la Hollande, les pays compris entre Meuse et Rhin, le Palatinat, la ligne des grandes Alpes, la ligne des Pyrénées, et plusieurs places en Catalogne et en Biscaye. Plus tard on verra de plus grandes merveilles encore; mais ces deux campagnes resteront dans l'histoire comme les plus nationales, les plus légitimes et les plus honorables pour la France.

La coalition ne pouvait résister à tant et de si rudes secousses. Le cabinet anglais, qui, par les fautes du duc d'York, n'avait perdu que les états de ses alliés; qui, sous prétexte de les rendre au stathouder, venait de gagner quarante ou cinquante vaisseaux, et qui allait s'emparer sous le même prétexte des colonies hollandaises; le cabinet anglais pouvait n'être pas pressé de terminer la guerre; il tremblait au contraire de la voir finir par la dissolution de la coalition; mais la Prusse, qui apercevait les Français sur les bords du Rhin et de l'Ems, et qui voyait le torrent prêt à se déborder sur elle, la Prusse n'hésita plus; elle envoya sur-le-champ au quartier-général de Pichegru un commissaire pour stipuler une trève, et promettre d'ouvrir immédiatement des négociations de paix. Le lieu choisi pour ces négociations fut Bâle, où la république française avait un agent qui s'était attiré une grande considération auprès des Suisses, par ses lumières et sa modération. Le prétexte employé pour choisir ce lieu fut qu'on pourrait y traiter avec plus de secret et de repos qu'à Paris même, où fermentaient encore trop de passions, et où se croisaient une multitude d'intrigues étrangères; mais ce n'était point là le motif véritable. Tout en faisant des avances de paix à cette république qu'on s'était promis d'anéantir par une seule marche militaire, on voulait dissimuler l'aveu d'une défaite, et on aimait mieux venir chercher la paix en pays neutre qu'au milieu de Paris. Le comité de salut public, moins altier que son prédécesseur, et sentant la nécessité de détacher la Prusse de la coalition, consentit à revêtir son agent à Bâle de pouvoirs suffisans pour traiter. La Prusse envoya le baron de Goltz, et les pouvoirs furent échangés à Bâle le 3 pluviôse an III (22 janvier 1795).

L'Empire avait tout autant d'envie de se retirer de la coalition que la Prusse. La plupart de ses membres, incapables de fournir le quintuple contingent et les subsides votés sous l'influence de l'Autriche, s'étaient laissé inutilement presser, pendant toute la campagne, de tenir leurs engagemens. Excepté ceux qui avaient leurs états compromis au-delà du Rhin, et qui voyaient bien que la république ne les leur rendrait pas, à moins d'y être forcée, tous désiraient la paix. La Bavière, la Suède pour le duché de Holstein, l'électeur de Mayence, et plusieurs autres états, avaient dit qu'il était temps de mettre fin par une paix acceptable à une guerre ruineuse; que l'empire germanique n'avait eu pour but que le maintien des stipulations de 1648, et n'avait pris fait et cause que pour ceux de ses états voisins de l'Alsace et de la Lorraine; qu'il songeait à sa conservation et non à son agrandissement; que jamais son intention n'avait été ni pu être de se mêler du gouvernement intérieur de la France; que cette déclaration pacifique devait être faite au plus tôt, pour mettre un terme aux maux qui affligeaient l'humanité; que la Suède, garante des stipulations de 1648, et heureusement restée neutre au milieu de cette guerre universelle, pourrait se charger de la médiation. La majorité des votes avait accueilli cette proposition. L'électeur de Trèves, privé de ses états, l'envoyé impérial pour la Bohême et l'Autriche, avaient déclaré seuls que sans doute il fallait rechercher la paix, mais qu'elle n'était guère possible avec un pays sans gouvernement. Enfin, le 25 décembre, la diète avait publié provisoirement un conclusum tendant à la paix, sauf à décider ensuite par qui la proposition serait faite. Le sens du conclusum était que, tout en faisant les préparatifs d'une nouvelle campagne, on n'en devait pas moins faire des ouvertures de paix; que sans doute la France, touchée des maux de l'humanité, convaincue qu'on ne voulait pas se mêler de ses affaires intérieures, consentirait à des conditions honorables pour les deux partis.

Ainsi, quiconque avait commis des fautes songeait à les réparer, s'il en était temps encore. L'Autriche, quoique épuisée par ses efforts, avait trop perdu en perdant les Pays-Bas, pour songer à poser les armes. L'Espagne aurait voulu se retirer; mais, engagée dans les intrigues anglaises, et retenue par une fausse honte dans la cause de l'émigration française, elle n'osait pas encore demander la paix.

Le découragement qui s'emparait des ennemis extérieurs de la république gagnait aussi ses ennemis intérieurs. Les Vendéens, divisés, épuisés, n'étaient pas éloignés de la paix; pour les décider, il n'y avait qu'à la leur proposer adroitement, et la leur faire espérer sincère. Les forces de Stofflet, Sapinaud et Charette, étaient singulièrement réduites. Ce n'était plus que par contrainte qu'ils faisaient marcher leurs paysans. Ceux-ci, fatigués de carnage, et surtout ruinés par les dévastations, auraient volontiers abandonné cette horrible guerre. Il ne restait d'entièrement dévoués aux chefs que quelques hommes d'un tempérament tout à fait militaire, des contrebandiers, des déserteurs, des braconniers, pour lesquels les combats et le pillage étaient devenus un besoin, et qui se seraient ennuyés des travaux agricoles; mais ceux-là étaient peu nombreux; ils composaient la troupe d'élite, constamment réunie, mais très insuffisante pour soutenir les efforts républicains. Ce n'était qu'avec la plus grande peine qu'on pouvait, les jours d'expédition, arracher les paysans à leurs champs. Ainsi les trois chefs vendéens n'avaient presque plus de forces. Malheureusement pour eux, ils n'étaient pas même unis. On a vu que Stofflet, Sapinaud et Charette, avaient fait à Jalais des conventions qui n'étaient qu'un ajournement de leurs rivalités. Bientôt Stofflet, inspiré par l'ambitieux abbé Bernier, avait voulu organiser son armée à part, et se donner des finances, une administration, tout ce qui constitue enfin une puissance régulière; et, dans ce but, il voulait fabriquer un papier-monnaie. Charette, jaloux de Stofflet, s'était vivement opposé à ses desseins. Secondé de Sapinaud, dont il disposait, il avait sommé Stofflet de renoncer à son projet, et de comparaître devant le conseil commun institué par les conventions de Jalais. Stofflet refusa de répondre. Sur son refus, Charette déclara les conventions de Jalais annulées. C'était en quelque sorte le dépouiller de son commandement, car c'était à Jalais qu'ils s'étaient réciproquement reconnu leurs titres. La brouille était donc complète, et ne leur permettait pas de remédier à l'épuisement par le bon accord. Quoique les agens royalistes de Paris eussent mission de lier correspondance avec Charette, et de lui faire arriver les lettres du régent, rien n'était encore parvenu à ce chef.

La division de Scépeaux, entre la Loire et la Vilaine, présentait le même spectacle. En Bretagne, il est vrai, l'énergie était moins relâchée: une longue guerre n'avait point épuisé les habitans. La chouannerie était un brigandage lucratif, qui ne fatiguait nullement ceux qui s'y livraient, et d'ailleurs un chef unique, et d'une persévérance sans égale, était là pour ranimer l'ardeur prête à s'éteindre. Mais ce chef, qui, comme on l'a vu, n'attendait pour partir que d'avoir achevé l'organisation de la Bretagne, venait de se rendre à Londres, afin d'entrer en communication avec le cabinet anglais et les princes français. Puisaye avait laissé, pour le remplacer auprès du comité central, en qualité de major-général, un sieur Desotteux, se disant baron de Cormatin. Les émigrés, si abondans dans les cours de l'Europe, étaient fort rares en Vendée, en Bretagne, partout où l'on faisait cette pénible guerre civile. Ils affectaient un grand mépris pour ce genre de service, et appelaient cela chouanner. Par cette raison, les sujets manquaient, et Puisaye avait pris cet aventurier qui venait de se parer du titre de baron de Cormatin, parce que sa femme avait hérité en Bourgogne d'une petite baronnie de ce nom. Il avait été tour à tour chaud révolutionnaire, officier de Bouillé, puis chevalier du poignard, et enfin il avait émigré, cherchant partout un rôle. C'était un énergumène, parlant et gesticulant avec une grande vivacité, et capable des plus subits changemens. Tel est l'homme que Puisaye, sans le connaître assez, laissa en Bretagne.

Puisaye avait eu soin d'organiser une correspondance par les îles de Jersey; mais son absence se prolongeait, souvent ses lettres n'arrivaient pas; Cormatin n'était nullement capable de suppléer à sa présence, et de ranimer les courages; les chefs s'impatientaient où se décourageaient, et ils voyaient les haines, calmées par la clémence de la convention, se relâcher autour d'eux, et les élémens de la guerre civile se dissoudre. La présence d'un général comme Hoche était peu propre à les encourager; de sorte que la Bretagne, quoique moins épuisée que la Vendée, était tout aussi disposée à recevoir une paix adroitement offerte.

Canclaux et Hoche étaient tous deux fort capables de la faire réussir. On a déjà vu agir Canclaux dans la première guerre de la Vendée: il avait laissé dans le pays une grande réputation de modération et d'habileté. L'armée qu'on lui donnait à commander était considérablement affaiblie par les renforts continuels envoyés aux Pyrénées et sur le Rhin, et, de plus, entièrement désorganisée par un si long séjour dans les mêmes lieux. Par le désordre ordinaire des guerres civiles, l'indiscipline l'avait gagnée, et il s'en était suivi le pillage, la débauche, l'ivrognerie, les maladies. C'était la seconde rechute de cette armée depuis le commencement de cette guerre funeste. Sur quarante-six mille hommes dont elle se composait, quinze ou dix-huit étaient dans les hôpitaux; les trente mille restant étaient mal armés et la moitié gardait les places: ainsi quinze mille tout au plus étaient disponibles. Canclaux se fit donner vingt mille hommes, dont quatorze mille pris à l'armée de Brest, et six à celle de Cherbourg. Avec ce renfort il doubla tous les postes, fit reprendre le camp de Sorinières près de Nantes, récemment enlevé par Charette, et se porta en forces sur le Layon, qui formait la ligne défensive de Stofflet dans le Haut-Anjou. Après avoir pris cette attitude imposante, il répandit en quantité les décrets et la proclamation de la convention, et envoya des émissaires dans tout le pays.

Hoche, habitué à la grande guerre, doué de qualités supérieures pour la faire, se voyait avec désespoir condamné à une guerre civile sans générosité, sans combinaisons, sans gloire. Il avait d'abord demandé son remplacement; mais il s'était résigné bientôt à servir son pays dans un poste désagréable et trop obscur pour ses talens. Il allait être récompensé de cette résignation en trouvant, sur le théâtre même qu'il voulait quitter, l'occasion de déployer les qualités d'un homme d'état autant que celles d'un général. Son armée était entièrement affaiblie par les renforts envoyés à Canclaux; il avait à peine quarante mille hommes mal organisés pour garder un pays coupé, montagneux, boisé, et plus de trois cent cinquante lieues de côtes depuis Cherbourg jusqu'à Brest. On lui promit douze mille hommes tirés du Nord. Il demandait surtout des soldats habitués à la discipline, et il se mit aussitôt à corriger les siens des habitudes contractées dans la guerre civile. «Il faut, disait-il, ne mettre en tête de nos colonnes que des hommes disciplinés, qui puissent se montrer aussi vaillans que modérés, et être des médiateurs autant que des soldats.» Il les avait formés en une multitude de petits camps, et il leur recommandait de se répandre par troupes de quarante et cinquante, de chercher à acquérir la connaissance des lieux, de s'habituer à cette guerre de surprises, de lutter d'artifice avec les chouans, de parler aux paysans, de se lier avec eux, de les rassurer, de s'attirer leur amitié et même leur concours. «Ne perdons jamais de vue, écrivait-il à ses officiers, que la politique doit avoir beaucoup de part à cette guerre. Employons tour à tour l'humanité, la vertu, la probité, la force, la ruse, et toujours la dignité qui convient à des républicains.» En peu de temps il avait donné à cette armée un autre aspect et une autre attitude; l'ordre indispensable à la pacification y était revenu. C'est lui qui, mêlant envers ses soldats l'indulgence à la sévérité, écrivait ces paroles charmantes à l'un de ses lieutenans qui se plaignait trop amèrement de quelques excès d'ivrognerie. «Eh! mon ami, si les soldats étaient philosophes, ils ne se battraient pas!... Corrigeons cependant les ivrognes, si l'ivresse les fait manquer à leur devoir.» Il avait conçu les idées les plus justes sur le pays, et sur la manière de le pacifier. «Il faut des prêtres à ces paysans, écrivait-il, laissons-les-leur, puisqu'ils en veulent. Beaucoup ont souffert, et soupirent après leur retour à la vie agricole; qu'on leur donne quelques secours pour réparer leurs fermes. Quant à ceux qui ont pris l'habitude de la guerre, les rejeter dans leur pays est impossible, ils le troubleraient de leur oisiveté et de leur inquiétude. Il faut en former des légions et les enrôler dans les armées de la république. Ils feront d'excellens soldats d'avant-garde; et leur haine de la coalition, qui ne les a pas secourus, nous garantit leur fidélité. D'ailleurs que leur importe la cause? il leur faut la guerre. Souvenez-vous, ajoutait-il, des bandes de Duguesclin allant détrôner Pierre-le-Cruel, et du régiment levé par Villars dans les Cévennes.» Tel était le jeune général appelé à pacifier ces malheureuses contrées.

Les décrets de la convention répandus à profusion en Vendée et en Bretagne, l'élargissement des suspects, soit à Nantes, soit à Rennes, la grâce accordée à madame de Bonchamp, qui fut sauvée par un décret de la mort prononcée contre elle, l'annulation de toutes les condamnations non exécutées, la liberté accordée à l'exercice des cultes, la défense de dévaster les églises, l'élargissement des prêtres, la punition de Carrier et de ses complices, commencèrent à produire l'effet qu'on en attendait dans les deux pays, et disposèrent les esprits à profiter de l'amnistie commune promise aux chefs et aux soldats. Les haines s'apaisaient, et le courage avec elles. Les représentans en mission à Nantes eurent des entrevues avec la soeur de Charette, et lui firent parvenir, par son intermédiaire, le décret de la convention. Il était dans ce moment réduit aux abois. Quoique doué d'une opiniâtreté sans pareille, il ne pouvait pas se passer d'espérance, et il n'en voyait luire d'aucun côté. La cour de Vérone, où il jouissait de tant d'admiration, comme on l'a vu plus haut, ne faisait cependant rien pour lui. Le régent venait de lui écrire une lettre dans laquelle il le nommait lieutenant-général, et l'appelait le second fondateur de la monarchie. Mais, confiée aux agens de Paris, cette lettre, qui aurait pu du moins alimenter sa vanité, ne lui était pas encore parvenue. Il avait, pour la première fois, demandé des secours à l'Angleterre, et envoyé son jeune aide-de-camp, La Roberie, à Londres; mais il n'en avait pas de nouvelles. Ainsi pas un mot de récompense ou d'encouragement, ni de ces princes auxquels il se dévouait, ni de ces puissances dont il secondait la politique. Il consentit donc à une entrevue avec Canclaux et les représentans du peuple.

A Rennes, le rapprochement désiré fut encore amené par la soeur de l'un des chefs. Le nommé Botidoux, l'un des principaux chouans du Morbihan, avait appris que sa soeur, qui était à Rennes, venait d'être enfermée à cause de lui. On l'engagea à s'y rendre pour obtenir son élargissement. Le représentant Boursault lui rendit sa soeur, le combla de caresses, le rassura sur l'intention du gouvernement, et parvint à le convaincre de la sincérité du décret d'amnistie. Botidoux s'engagea à écrire au nommé Bois-Hardi, jeune chouan intrépide, qui commandait la division des Côtes-du-Nord, et qui passait pour le plus redoutable des révoltés. «Quelles sont vos espérances? lui écrivit-il. Les armées républicaines sont maîtresses du Rhin. La Prusse demande la paix. Vous ne pouvez compter sur la parole de l'Angleterre; vous ne pouvez compter sur des chefs qui ne vous écrivent que d'outre-mer, ou qui vous ont abandonné sous prétexte d'aller chercher des secours; vous ne pouvez plus faire qu'une guerre d'assassinats.» Bois-Hardi, embarrassé de cette lettre, et ne pouvant quitter les Côtes-du-Nord, où des hostilités encore assez actives exigeaient sa présence, engagea le comité central à se rendre auprès de lui, pour répondre à Botidoux. Le comité, à la tête duquel se trouvait Cormatin, comme major-général de Puisaye, se rendit auprès de Bois-Hardi. Il y avait dans l'armée républicaine un jeune général, hardi, brave, plein d'esprit naturel, et surtout de cette finesse qu'on dit être particulière à la profession qu'il avait autrefois exercée, celle de maquignon: c'était le général Humbert. «Il était, dit Puisaye, du nombre de ceux qui n'ont que trop prouvé qu'une année de pratique à la guerre supplée avantageusement à tous les apprentissages d'esplanade.» Il écrivit une lettre dont le style et l'orthographe furent dénoncés au comité de salut public, mais qui était telle qu'il le fallait pour toucher Bois-Hardi et Cormatin. Il y eut une entrevue. Bois-Hardi montra la facilité d'un jeune militaire courageux, point haineux, et se battant par caractère plutôt que par fanatisme; toutefois il ne s'engagea à rien, et laissa faire Cormatin. Ce dernier, avec son inconséquence habituelle, tout flatté d'être appelé à traiter avec les généraux de la puissante république française, accueillit toutes les ouvertures de Humbert, et demanda à être mis en rapport avec les généraux Hoche et Canclaux, et avec les représentans. Des entrevues furent convenues, le jour et le lieu fixés. Le comité central fit des reproches à Cormatin pour s'être trop avancé. Celui-ci, joignant la duplicité à l'inconséquence, assura le comité qu'il ne voulait pas trahir sa cause; qu'en acceptant une entrevue, il voulait observer de près les ennemis communs, juger leurs forces et leurs dispositions. Il donna surtout deux raisons importantes selon lui: premièrement, on n'avait jamais vu Charette, on ne s'était jamais concerté avec lui; en demandant à le voir sous prétexte de rendre la négociation commune à la Vendée comme à la Bretagne, il pourrait l'entretenir des projets de Puisaye, et l'engager à y concourir. Secondement, Puisaye, compagnon d'enfance de Canclaux, lui avait écrit une lettre capable de le toucher, et renfermant les offres les plus brillantes pour le gagner à la monarchie. Sous prétexte d'une entrevue, Cormatin lui remettrait la lettre, et achèverait l'ouvrage de Puisaye. Affectant ainsi le rôle de diplomate habile auprès de ses collègues, Cormatin obtint l'autorisation d'aller entamer une négociation simulée avec les républicains, pour se concerter avec Charette et séduire Canclaux. Il écrivit à Puisaye dans ce sens, et partit, la tête pleine des idées les plus contraires; tantôt fier de tromper les républicains, de comploter sous leurs yeux, de leur enlever un général; tantôt enorgueilli d'être le médiateur des insurgés auprès des représentans de la république, et prêt, dans cette agitation d'idées, à être dupe en voulant faire des dupes. Il vit Hoche; il lui demanda d'abord une trève provisoire, et exigea ensuite la faculté de visiter tous les chefs de chouans l'un après l'autre, pour leur inspirer des vues pacifiques, de voir Canclaux, et surtout Charette, pour se concerter avec ce dernier, disant que les Bretons ne pouvaient se séparer des Vendéens. Hoche et les représentans lui accordèrent ce qu'il demandait; mais ils lui donnèrent Humbert pour l'accompagner et assister à toutes les entrevues. Cormatin, au comble de ses voeux, écrivait au comité central et à Puisaye que ses artifices réussissaient, que les républicains étaient ses dupes, qu'il allait raffermir les chouans, donner le mot à Charette, l'engager seulement à temporiser en attendant la grande expédition, et enfin séduire Canclaux. Il se mit ainsi à parcourir la Bretagne, voyant partout les chefs, les étonnant par des paroles de paix et par cette trève singulière. Tous ne comprenaient pas ses finesses, et se relâchaient de leur courage. La cessation des hostilités faisait aimer le repos et la paix, et, sans qu'il s'en doutât, Cormatin avançait la pacification. Lui-même commençait à y être porté; et, tandis qu'il voulait duper les républicains, c'étaient les républicains qui, sans le vouloir, le trompaient lui-même. Pendant ce temps, on avait fixé avec Charette le jour et le lieu de l'entrevue. C'était près de Nantes. Cormatin devait s'y rendre, et là devaient commencer les négociations. Cormatin, tous les jours plus embarrassé des engagemens qu'il prenait avec les républicains, commençait à écrire plus rarement au comité central, et le comité, voyant la tournure qu'allaient prendre les choses, écrivait à Puisaye en nivôse: «Hâtez-vous d'arriver. Les courages sont ébranlés; les républicains séduisent les chefs. Il faut venir, ne fût-ce qu'avec douze mille hommes, avec de l'argent, des prêtres et des émigrés. Arrivez avant la fin de janvier (pluviôse).» Ainsi, tandis que l'émigration et les puissances fondaient tant d'espérances sur Charette et sur la Bretagne, une négociation allait pacifier ces deux contrées. En pluviôse (janvier-février), la république traitait donc à Bâle avec l'une des principales puissances, et à Nantes avec les royalistes, qui l'avaient jusqu'ici combattue et méconnue.