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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XVIII

 

SUITE DE LA LUTTE DES HÉBERTISTES ET DES DANTONISTES.— CAMILLE DESMOULINS PUBLIE LE VIEUX CORDELIER.— LE COMITÉ SE PLACE ENTRE LES DEUX PARTIS, ET S'ATTACHE D'ABORD A RÉPRIMER LES HÉBERTISTES.— DISETTE DANS PARIS.— RAPPORTS IMPORTANS DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST.— MOUVEMENT TENTÉ PAR LES HÉBERTISTES.— ARRESTATION ET MORT DE RONSIN, VINCENT, HÉBERT, CHAUMETTE, MOMORO, ETC.— LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC FAIT SUBIR LE MÊME SORT AUX DANTONISTES.— ARRESTATION, PROCÈS ET SUPPLICE DE DANTON, CAMILLE DESMOULINS, PHILIPPEAU, LACROIX, HÉRAULT-SÉCHELLES, FABRE-D'ÉGLANTINE, CHABOT, ETC.

 

La convention avait commencé d'exercer quelques sévérités envers la faction turbulente des cordeliers et des agens ministériels. Ronsin et Vincent étaient en prison. Leurs partisans s'agitaient au dehors. Momoro, aux Cordeliers, Hébert, aux Jacobins, s'efforçaient d'exciter en faveur de leurs amis l'intérêt des chauds révolutionnaires. Les cordeliers firent une pétition, et, d'un ton assez peu respectueux, demandèrent si on voulait punir Vincent et Ronsin d'avoir courageusement poursuivi Dumouriez, Custine et Brissot; ils déclarèrent qu'ils regardaient ces deux citoyens comme d'excellens patriotes, et qu'ils les conserveraient toujours comme membres de leur société. Les jacobins présentèrent une pétition plus mesurée, et se bornèrent à demander qu'on accélérât le rapport sur Vincent et Ronsin, afin de les punir s'ils étaient coupables, ou de les rendre à la liberté s'ils étaient innocens.

Le comité de salut public gardait encore le silence. Collot-d'Herbois seul, quoique membre du comité et partisan obligé du gouvernement, montra le plus grand zèle pour Ronsin. Le motif en était naturel: la cause de Vincent lui était presque étrangère, mais celle de Ronsin, envoyé à Lyon avec lui, et de plus exécuteur de ses sanglantes ordonnances, le touchait de très près. Collot d'Herbois avait soutenu avec Ronsin qu'il n'y avait qu'un centième des Lyonnais qui fussent patriotes; qu'il fallait déporter ou immoler le reste, charger le Rhône de cadavres, effrayer tout le Midi de ce spectacle, et frapper de terreur la rebelle cité de Toulon. Ronsin était en prison pour avoir répété ces horribles expressions dans une affiche. Collot d'Herbois, rappelé pour rendre compte de sa mission, avait le plus grand intérêt à justifier la conduite de Ronsin, afin de faire approuver la sienne. Dans ce moment, il arrivait une pétition signée de quelques citoyens lyonnais, qui faisaient la peinture la plus déchirante des maux de leur ville. Ils montraient les mitraillades succédant aux exécutions de la guillotine, une population entière menacée d'extermination, et une cité riche et manufacturière démolie, non plus avec le marteau, mais avec la mine. Cette pétition, que quatre citoyens avaient eu le courage de signer, produisit une impression douloureuse sur la convention. Collot-d'Herbois se hâta de faire son rapport, et dans son ivresse révolutionnaire, il présenta ces terribles exécutions comme elles s'offraient à sa propre imagination, c'est-à-dire comme indispensables et toutes naturelles. «Les Lyonnais, disait-il en substance, étaient vaincus, mais ils disaient hautement qu'ils prendraient bientôt leur revanche. Il fallait frapper de terreur ces rebelles encore insoumis, et avec eux, tous ceux qui voudraient les imiter; il fallait un exemple prompt et terrible. L'instrument ordinaire de mort n'agissait point assez vite; le marteau ne démolissait que lentement. La mitraille a détruit les hommes, la mine a détruit les édifices. Ceux qui sont morts avaient tous trempé leurs mains dans le sang des patriotes. Une commission populaire les choisissait d'un coup d'oeil prompt et sûr dans la foule des prisonniers; et on n'a lieu de regretter aucun de ceux qui ont été frappés.» Collot-d'Herbois obligea la convention étonnée à approuver ce qui lui semblait à lui-même si naturel; il se rendit ensuite aux Jacobins pour se plaindre à eux de la peine qu'il avait eue à justifier sa conduite, et de la compassion qu'avaient inspirée les Lyonnais. «Ce matin, j'ai eu besoin, dit-il, de me servir de circonlocutions pour faire approuver la mort des traîtres. On pleurait, on demandait s'ils étaient morts du premier coup!... Du premier coup, les contre-révolutionnaires! et Chalier est-il mort du premier coup [Ce montagnard , condamné par les fédéralistes lyonnais, avait été mal exécuté par lebourreau, qui avait été obligé de reveuir jusqu'à trois fois pour faire tomber sa tête]!... Vous vous informez, disais-je à la convention, comment sont morts ces hommes qui étaient couverts du sang de nos frères! S'ils n'étaient pas morts, vous ne délibéreriez pas ici!... Eh bien! à peine entendait-on ce langage! Ils ne pouvaient entendre parler des morts; ils ne savaient pas se défendre des ombres!» Passant ensuite à Ronsin, Collot-d'Herbois dit que ce général avait partagé tous les dangers des patriotes dans le Midi, qu'il y avait bravé avec lui les poignards des aristocrates, et déployé la plus grande fermeté pour y faire respecter l'autorité de la république; que dans ce moment tous les aristocrates se réjouissaient de son arrestation, et y voyaient pour eux-mêmes un sujet d'espoir. «Qu'a donc fait Ronsin pour être arrêté? ajoutait Collot. Je l'ai demandé à tout le monde; personne n'a pu me le dire.» Le lendemain de cette séance, dans celle du 3 nivôse, Collot, revenant à la charge, vint annoncer la mort du patriote Gaillard, lequel, voyant que la convention semblait désapprouver l'énergie déployée à Lyon, s'était donné la mort. «Vous ai-je trompé, s'écria Collot, quand je vous ai dit que les patriotes allaient être réduits au désespoir, si l'esprit public venait à baisser ici?»

Ainsi, tandis que deux chefs des ultra-révolutionnaires étaient enfermés, leurs partisans s'agitaient pour eux. Les clubs, la convention étaient troublés de réclamations en leur faveur, et un membre même du comité de salut public, compromis dans leur système sanguinaire, les défendait pour se défendre lui-même. Leurs adversaires commençaient, de leur côté, à mettre la plus grande énergie dans leurs attaques. Philippeau, revenu de la Vendée, et plein d'indignation contre l'état-major de Saumur, voulait que le comité de salut public, partageant sa colère, poursuivît Rossignol, Ronsin et autres, et vît une trahison dans la non-réussite du plan de campagne du 2 septembre. On a déjà vu combien il y avait de torts réciproques, de malentendus, et d'incompatibilités de caractère, dans la conduite de cette guerre. Rossignol et l'état-major de Saumur avaient eu de l'humeur, mais n'avaient point trahi; le comité, en les désapprouvant, ne pouvait leur faire essuyer une condamnation qui n'aurait été ni juste ni politique. Robespierre aurait voulu qu'on s'expliquât à l'amiable; mais Philippeau, impatient, écrivit un pamphlet virulent où il raconta toute la guerre, et où il mêla beaucoup d'erreurs à beaucoup de vérités. Cet écrit devait produire la plus vive sensation, car il attaquait les révolutionnaires les plus prononcés, et les accusait des plus affreuses trahisons. «Qu'a fait Ronsin? disait Philippeau; beaucoup intrigué, beaucoup volé, beaucoup menti! Sa seule expédition c'est celle du 18 septembre, où il fit accabler quarante-cinq mille patriotes par trois mille brigands; c'est cette journée fatale de Coron, où, après avoir disposé notre artillerie dans une gorge, à la tête d'une colonne de six lieues de flanc, il se tint caché dans une étable comme un lâche coquin, à deux lieues du champ de bataille, où nos infortunés camarades étaient foudroyés par leurs propres canons.» Les expressions n'étaient pas ménagées, comme on le voit, dans l'écrit de Philippeau. Malheureusement, le comité de salut public, qu'il aurait dû mettre dans ses intérêts, n'était pas traité avec beaucoup d'égards. Philippeau, mécontent de ne pas voir son indignation assez partagée, semblait imputer au comité une partie des torts qu'il reprochait à Ronsin, et employait même cette expression offensante: Si vous n'avez été que trompés.

L'écrit, comme nous venons de le dire, produisit une grande sensation. Camille Desmoulins ne connaissait point Philippeau; mais, satisfait de voir que dans la Vendée les ultra-révolutionnaires avaient autant de torts qu'à Paris, et n'imaginant pas que la colère eût aveuglé Philippeau jusqu'à lui faire changer des fautes en trahison, il lut son pamphlet avec empressement, admira son courage, et, dans sa naïveté, il disait à tout le monde: «Avez-vous lu Philippeau?... Lisez Philippeau....» Tout le monde, suivant lui, devait lire cet écrit, qui prouvait les dangers qu'avait courus la république, par la faute des exagérés révolutionnaires.

Camille aimait beaucoup Danton, et en était aimé. Tous deux pensaient que la république étant sauvée par ses dernières victoires, il était temps de mettre fin à des cruautés désormais inutiles; que ces cruautés prolongées plus long-temps ne seraient propres qu'à compromettre la révolution, et que l'étranger pouvait seul en désirer et en inspirer la continuation. Camille imagina d'écrire un nouveau journal qu'il intitula le Vieux Cordelier, car Danton et lui étaient les doyens de ce club célèbre. Il dirigea sa feuille contre tous les révolutionnaires nouveaux, qui voulaient renverser et dépasser les révolutionnaires les plus anciens et les plus éprouvés. Jamais cet écrivain, le plus remarquable de la révolution, et l'un des plus naïfs et des plus spirituels de notre langue, n'avait déployé autant de grâce, d'originalité et même d'éloquence. Il commençait ainsi son premier numéro (15 frimaire): «O Pitt! je rends hommage à ton génie! Quels nouveaux débarqués de France en Angleterre t'ont donné de si bons conseils et des moyens si sûrs de perdre ma patrie? Tu as vu que tu échouerais éternellement contre elle, si tu ne t'attachais à perdre dans l'opinion publique ceux qui, depuis cinq ans, ont déjoué tous tes projets. Tu as compris que ce sont ceux qui t'ont toujours vaincu qu'il fallait vaincre; qu'il fallait faire accuser de corruption précisément ceux que tu n'avais pu corrompre, et d'attiédissement ceux que tu n'avais pu attiédir. J'ai ouvert les yeux, ajoutait Desmoulins, j'ai vu le nombre de nos ennemis: leur multitude m'arrache de l'hôtel des Invalides, et me ramène au combat. Il faut écrire, il faut quitter le crayon lent de l'histoire de la révolution, que je traçais au coin du feu, pour reprendre la plume rapide et haletante du journaliste, et suivre, à bride abattue, le torrent révolutionnaire. Député consultant que personne ne consultait plus depuis le 3 juin, je sors de mon cabinet et de ma chaise à bras, où j'ai eu tout le loisir de suivre, par le menu le nouveau système de nos ennemis.»

Camille élevait Robespierre jusqu'aux cieux, pour sa conduite aux Jacobins, pour les services généreux qu'il avait rendus aux vieux patriotes, et il s'exprimait de la manière suivante à l'égard du culte et des proscriptions:

«Il faut, disait-il, à l'esprit humain malade le lit plein de songes de la superstition: et à voir les fêtes, les processions qu'on institue, les autels et les saints sépulcres qui s'élèvent, il me semble qu'on ne fait que changer le lit du malade; seulement on lui retire l'oreiller de l'espérance d'une autre vie.... Pour moi, je l'ai dit ainsi, le jour même où je vis Gobel venir à la barre, avec sa double croix qu'on portait en triomphe devant le philosophe Anaxagoras. Si ce n'était pas un crime de lèse-Montagne, de soupçonner un président des jacobins et un procureur de la commune, tels que Clootz et Chaumette, je serais tenté de croire qu'à cette nouvelle de Barrère, la Vendée n'existe plus, le roi de Prusse s'est écrié douloureusement: Tous nos efforts échoueront donc contre la république, puisque le noyau de la Vendée est détruit! et que l'adroit Luchesini, pour le consoler, lui aura dit: Héros invincible, j'imagine une ressource; laissez-moi faire. Je paierai quelques prêtres pour se dire charlatans, j'enflammerai le patriotisme des autres pour faire une pareille déclaration. Il y a à Paris deux fameux patriotes qui seront très propres par leurs talens, leur exagération, et leur système religieux bien connu, à nous seconder et à recevoir nos impressions. Il n'est question que de faire agir nos amis en France, auprès des deux grands philosophes Anacharsis et Anaxagoras; de mettre en mouvement leur bile, et d'éblouir leur civisme, par la riche conquête des sacristies. (J'espère que Chaumette ne se plaindra pas de ce numéro; le marquis de Luchesini ne peut pas parler de lui en termes plus honorables.) Anacharsis et Anaxagoras croiront pousser la roue de la raison, tandis que ce sera celle de la contre-révolution; et bientôt, au lieu de laisser mourir en France de vieillesse et d'inanition le papisme prêt à y rendre le dernier soupir, je vous promets, par la persécution et l'intolérance contre ceux qui voudraient messer et être messés, de faire passer force recrues à Lescure et à La Rochejaquelein.» Camille, racontant ensuite ce qui se faisait sous les empereurs romains, et prétendant ne donner qu'une traduction de Tacite, fit une effrayante allusion à la loi des suspects. «Anciennement, dit-il, il y avait à Rome, selon Tacite, une loi qui spécifiait les crimes d'état et de lèse-majesté, et portait peine capitale. Ces crimes de lèse-majesté, sous la république, se réduisaient à quatre sortes: si une armée avait été abandonnée en pays ennemi; si l'on avait excité des séditions; si les membres des corps constitués avaient mal administré les affaires où les deniers publics; si la majesté du peuple romain avait été avilie. Les empereurs n'eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi, pour envelopper les citoyens et les cités entières dans la proscription. Auguste fut le premier à étendre cette loi de lèse-majesté, en y comprenant les écrits qu'il appelait contre-révolutionnaires. Bientôt les extensions n'eurent plus de bornes. Dès que les propos furent devenus des crimes d'état, il n'y eut plus qu'un pas à faire pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même.

«Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à la ville de Nursia d'avoir élevé un monument à ses habitans morts au siége de Modène; crime de contre-révolution à Libon Drusus d'avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s'il ne posséderait pas un jour de grandes richesses; crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains; crime de contre-révolution à un des descendans de Cassius d'avoir chez lui un portrait de son bisaïeul; crime de contre-révolution à Marcus Scaurus d'avoir fait une tragédie où il y avait tel vers auquel on pouvait donner deux sens; crime de contre-révolution à Torquatus Silanus de faire de la dépense; crime de contre-révolution à Pétréius d'avoir eu un songe sur Claude; crime de contre-révolution à Pomponius de ce qu'un ami de Séjan était venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne; crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps, car c'était faire le procès du gouvernement; crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula: pour y avoir manqué, grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux mines ou aux bêtes, quelques-uns même sciés par le milieu du corps; crime enfin de contre-révolution à la mère du consul Fusius Germinus d'avoir pleuré la mort funeste de son fils.

«Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même.

«Tout donnait de l'ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité? c'était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Studia civium in se verteret, et si multi idem audeant, bellum esse. SUSPECT.

«Fuyait-on au contraire la popularité, et se tenait-on au coin de son feu? cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Quanto metu occultior, tanto plus famâ adeptus. SUSPECT.

«Étiez-vous riche? il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Auri vim atque opes Plauti, principi infensas. SUSPECT.

«Étiez-vous pauvre? Comment donc! invincible empereur! il faut surveiller de plus près cet homme. Il n'y a personne d'entreprenant comme celui qui n'a rien. Syllam inopem, undè praecipuam audaciam. SUSPECT.

«Étiez-vous d'un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé? Ce qui vous affligeait, c'est que les affaires publiques allaient bien. Hominem publicis bonis moestum. SUSPECT.»

Camille Desmoulins poursuivait ainsi cette grande énumération des suspects, et traçait un horrible tableau de ce qui se passait à Paris, par ce qui s'était fait à Rome. Si la lettre de Philippeau avait excité une vive sensation, le journal de Camille Desmoulins en produisit une bien plus grande encore. Cinquante mille exemplaires de chacun de ses numéros furent vendus en quelques jours. Les provinces en demandaient en quantité; les prisonniers se les transmettaient à la dérobée, et ils lisaient avec délices, et avec un peu d'espoir, ce révolutionnaire qui leur était autrefois si odieux. Camille, sans vouloir qu'on ouvrît les prisons, ni qu'on fît rétrograder la révolution, demandait l'institution d'un comité, dit de clémence, qui ferait la revue des prisonniers, élargirait les citoyens enfermés sans cause suffisante, et arrêterait le sang là où il avait trop coulé.

Les écrits de Philippeau et de Desmoulins irritèrent au plus haut degré les révolutionnaires zélés, et furent improuvés aux Jacobins. Hébert les y dénonça avec fureur; il proposa même de radier les auteurs de la liste de la société. Il signala en outre, comme complices de Camille Desmoulins et de Philippeau, Bourdon de l'Oise et Fabre-d'Églantine. On a vu que Bourdon de l'Oise avait voulu, de concert avec Goupilleau, destituer Rossignol; il s'était brouillé depuis avec l'état-major de Saumur, et n'avait cessé dans la convention de s'élever contre le parti Ronsin. C'est ce qui le faisait associer à Philippeau. Fabre était accusé d'avoir pris part à l'affaire du faux décret, et on était disposé à le croire, quoiqu'il eût été justifié par Chabot. Sentant sa position périlleuse, et ayant tout à craindre d'un système de sévérité trop grande, il avait deux ou trois fois parlé pour le système de l'indulgence, s'était entièrement brouillé avec les ultra-révolutionnaires, et avait été traité d'intrigant par le père Duchesne. Les jacobins, sans adopter les violentes propositions d'Hébert, décidèrent que Philippeau, Camille Desmoulins, Bourdon de l'Oise et Fabre-d'Églantine, viendraient à la barre de la société, donner des explications sur leurs écrits, et sur leurs discours dans la convention.

La séance où ils devaient comparaître avait excité une affluence extraordinaire. On se disputait les places avec fureur, on en vendit quelques-unes jusqu'à 25 francs. C'était, en effet, le procès des deux nouvelles classes de patriotes, qui allait se juger devant l'autorité toute puissante des jacobins. Philippeau, quoiqu'il ne fût pas membre de la société, ne refusa pas de comparaître à sa barre, et répéta les accusations qu'il avait déjà consignées, soit dans sa correspondance avec le comité de salut public, soit dans sa brochure. Il ne ménagea pas plus les individus qu'il ne l'avait fait précédemment, et donna à Hébert deux ou trois démentis formels et insultans. Ces personnalités si hardies de Philippeau commençaient à agiter la société, et la séance devenait orageuse, lorsque Danton, prenant la parole, observa que, pour juger une question aussi grave, il fallait la plus grande attention et le plus grand calme; qu'il n'avait aucune opinion faite sur Philippeau et sur la vérité de ses accusations; qu'il lui avait déjà dit à lui-même: «Il faut que tu prouves tes accusations ou que tu portes ta tête sur l'échafaud;» que peut-être il n'y avait ici de coupables que les événemens; mais que, dans tous les cas, il fallait que tout le monde fût entendu, et surtout écouté.

Robespierre, parlant après Danton, dit qu'il n'avait pas lu la brochure de Philippeau, qu'il savait seulement que, dans cette brochure, on rendait le comité responsable de la perte de trente mille hommes; que le comité n'avait pas le temps de répondre à des libelles et de faire une guerre de plume; que cependant il ne croyait pas Philippeau coupable d'intentions mauvaises, mais entraîné par des passions. «Je ne prétends pas, dit Robespierre, imposer silence à la conscience de mon collègue; mais qu'il s'examine, et juge s'il n'y a en lui-même ni vanité, ni petites passions. Je le crois entraîné par le patriotisme non moins que par la colère; mais qu'il réfléchisse! qu'il considère la lutte qui s'engage! il verra que les modérés prendront sa défense, que les aristocrates se rangeront de son côté, que la convention elle-même se partagera, qu'il s'y élèvera peut-être un parti de l'opposition, ce qui serait désastreux, et ce qui renouvellerait le combat dont on est sorti, et les conspirations qu'on a eu tant de peine à déjouer!» Il invite Philippeau à examiner ses motifs secrets, et les jacobins à l'écouter silencieusement.

Rien n'était plus sage et plus convenable que les observations de Robespierre, au ton près, qui était toujours emphatique et doctoral, surtout depuis qu'il dominait aux jacobins. Philippeau reprend la parole, se rejette dans les mêmes personnalités, et provoque le même trouble. Danton impatienté s'écrie qu'il faut abréger de telles querelles, et nommer une commission qui examine les pièces du procès. Couthon dit qu'avant même de recourir à cette mesure, il faut s'assurer si la question en vaut la peine, si ce ne serait pas simplement une question d'homme à homme, et il propose de demander à Philippeau si, en son âme et conscience, il croit qu'il y ait eu trahison. Alors il s'adresse à Philippeau.—«Crois-tu, lui dit-il, en ton âme et conscience, qu'il y ait eu trahison?—Oui, répond imprudemment Philippeau.—En ce cas, reprend Couthon, il n'y a point d'autre moyen; il faut nommer une commission qui écoute les accusés et les accusateurs, et en fasse son rapport à la société.» La proposition est adoptée, et la commission est chargée d'examiner, outre les accusations de Philippeau, la conduite de Bourdon de l'Oise, de Fabre-d'Églantine et de Camille Desmoulins.

C'était le 3 nivôse (23 décembre). Dans l'intervalle de temps employé par la commission à faire son rapport, la guerre de plume et les récriminations continuèrent sans interruption. Les cordeliers exclurent Camille Desmoulins de leur société. Ils firent de nouvelles pétitions pour Ronsin et Vincent, et vinrent les communiquer aux jacobins, pour engager ceux-ci à les appuyer auprès de la convention. Cette foule d'aventuriers, de mauvais sujets, dont on avait rempli l'armée révolutionnaire, se montraient partout, dans les promenades, les tavernes, les cafés, les spectacles, en épaulettes de laine et en moustaches, faisaient grand bruit pour Ronsin, leur général, et Vincent, leur ministre. Ils étaient surnommés les épauletiers, et fort redoutés dans Paris. Depuis la loi qui interdisait aux sections de se réunir plus de deux fois par semaine, elles s'étaient changées en sociétés populaires fort turbulentes. Il y avait jusqu'à deux de ces sociétés par section, et c'était là que tous les partis intéresses à produire un mouvement dirigeaient leurs agens. Les épauletiers ne manquaient pas de s'y tendre, et, grâce à eux, le tumulte régnait dans presque toutes.

Robespierre, toujours ferme aux jacobins, fit repousser la pétition des cordeliers, et de plus, fit retirer l'affiliation à toutes les sociétés populaires formées depuis le 31 mai. C'étaient là des actes d'une prudente et louable énergie. Cependant le comité, tout en faisant les plus grands efforts pour comprimer la faction turbulente, devait s'attacher aussi à ne pas se donner les apparences de la mollesse et de la modération. Il fallait, pour qu'il pût conserver sa popularité et sa force, qu'il déployât la même rigueur contre la faction opposée. C'est pourquoi, le 5 nivôse (25 décembre), Robespierre fut chargé de faire un nouveau rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, et de proposer des mesures de sévérité contre quelques prisonniers illustres. S'attachant toujours, par politique et aussi par erreur, à rejeter tous les désordres sur la prétendue faction étrangère, il lui imputa à la fois les torts des modérés et des exagérés. «Les cours étrangères ont vomi, dit-il, sur la France, les scélérats habiles qu'elles tiennent à leur solde. Ils délibèrent dans nos administrations, s'introduisent dans nos assemblées sectionnaires, et dans nos clubs; ils ont siégé jusque dans la représentation nationale; ils dirigent et dirigeront éternellement la contre-révolution sur le même plan. Ils rôdent autour de nous; ils surprennent nos secrets, caressent nos passions, et cherchent à nous inspirer jusqu'à nos opinions.» Robespierre, poursuivant ce tableau, les montre poussant tour à tour à l'exagération ou à la faiblesse, excitant à Paris la persécution des cultes, et dans la Vendée la résistance du fanatisme; immolant Lepelletier et Marat, et puis se mêlant dans les groupes pour leur décerner les honneurs divins, afin de les rendre ridicules et odieux; donnant ou retirant le pain au peuple, faisant paraître ou disparaître l'argent, profitant enfin de tous les accidens pour les tourner contre la révolution et la France. Après avoir fait ainsi la somme générale de tous nos maux, Robespierre, ne voulant pas voir qu'ils étaient inévitables, les imputait à l'étranger, qui, sans doute, pouvait s'en applaudir, mais qui, pour les produire, s'en reposait sur les vices de la nature humaine, et n'aurait pas eu le moyen d'y suppléer par des complots. Robespierre, regardant comme complices de la coalition tous les prisonniers illustres qu'on détenait encore, proposa de les envoyer de suite au tribunal révolutionnaire. Ainsi Dietrich, maire de Strasbourg, Custine fils, Biron, et tous les officiers amis de Dumouriez, de Custine et de Houchard, durent être incessamment jugés. Sans doute, il n'était pas besoin d'un décret de la convention pour que ces victimes fussent immolées par le tribunal révolutionnaire; mais ce soin de hâter leur supplice était une preuve que le gouvernement ne faiblissait pas. Robespierre proposa en outre d'augmenter d'un tiers les récompenses territoriales promises aux défenseurs de la patrie.

Après ce rapport, Barrère fut chargé d'en faire un autre sur les arrestations qu'on disait chaque jour plus nombreuses, et de proposer les moyens de vérifier les motifs de ces arrestations. Le but de ce rapport était de répondre, sans qu'il y parût, au Vieux Cordelier, de Camille Desmoulins, et à sa proposition d'un comité de clémence. Barrère traita avec sévérité les Traductions des orateurs anciens, et proposa néanmoins de nommer une commission pour vérifier les arrestations; ce qui ressemblait fort au comité de clémence imaginé par Camille. Cependant, sur les observations de quelques-uns de ses membres, la convention crut devoir s'en tenir à ses décrets précédens, qui obligeaient les comités révolutionnaires à adresser au comité de sûreté générale les motifs des arrestations, et permettaient aux détenus de réclamer auprès de ce dernier comité.

Le gouvernement poursuivait ainsi sa marche entre les deux partis qui se formaient, inclinant secrètement pour le parti modéré, mais craignant toujours de le laisser trop apercevoir. Pendant ce temps, Camille publia un numéro plus fort encore que les précédens, et qui était adressé aux jacobins. Il l'intitula: Ma Défense; et c'était la plus hardie et la plus terrible récrimination contre ses adversaires.

A propos de sa radiation des Cordeliers, il disait: «Pardon, frères et amis, si j'ose prendre encore le titre de vieux cordelier, après l'arrêté du club qui me défend de me parer de ce nom. Mais, en vérité, c'est une insolence si inouie que celle de petits-fils se révoltant contre leur grand-père, et lui défendant de porter son nom, que je veux plaider cette cause contre ces fils ingrats. Je veux savoir à qui le nom doit rester ou au grand-papa ou à des enfans qu'on lui a faits, dont il n'a jamais ni reconnu ni même connu la dixième partie, et qui prétendent le chasser du paternel logis!»

Ensuite il explique ses opinions. «Le vaisseau de la république vogue entre deux écueils, le rocher de l'exagération et le banc de sable du modérantisme. Voyant que le Père Duchêne et presque toutes les sentinelles patriotes se tenaient sur le tillac, avec leur lunette, occupés uniquement à crier: Gare! vous touchez au modérantisme! il a bien fallu que moi, vieux cordelier et doyen des jacobins, je me chargeasse de faire la faction difficile, et dont aucun des jeunes gens ne voulait, crainte de se dépopulariser, celle de crier: Gare! vous allez toucher à l'exagération! Et voilà l'obligation que doivent m'avoir tous mes collègues de la convention, celle d'avoir exposé ma popularité même, pour sauver le navire où ma cargaison n'était pas plus forte que la leur.»

Il se justifie ensuite de ce propos qui lui avait été si reproché: Vincent Pitt gouverne George Bouchotte. «J'ai bien, dit-il, appelé Louis XVI mon gros benêt de roi, en 1787, sans être embastillé pour cela. Bouchotte serait-il un plus grand seigneur?»

Il passe ensuite ses adversaires en revue; il dit à Collot-d'Herbois que si, lui Desmoulins, a son Dillon, lui Collot a son Brunet, son Proli, qu'il a défendus tous les deux. Il dit à Barrère: «On ne se reconnaît plus à la Montagne; si c'était un vieux cordelier comme moi, un patriote rectiligne, Billaud-Varennes par exemple, qui m'eût gourmandé si durement, sustinuissem utique; j'aurais dit: C'est le soufflet du bouillant saint Paul au bon saint Pierre qui a péché! Mais toi, mon cher Barrère, toi l'heureux tuteur de Paméla [una représentation qu'avait été défendue]! toi le président des feuillans, qui as proposé le comité des douze! toi, qui, le 2 juin, mettais en délibération dans le comité de salut public si on n'arrêterait pas Danton! toi dont je pourrais relever bien d'autres fautes, si je voulais fouiller le vieux sac, que tu deviennes tout à coup un passe-Robespierre, et que je sois par toi apostrophé si sec!

«Tout cela n'est qu'une querelle de ménage, ajoute Camille, avec mes amis les patriotes Collot et Barrère; mais je vais être à mon tour bougrement en colère contre le Père Duchêne, qui m'appelle un misérable intrigailleur, un viédase à mener à la guillotine, un conspirateur qui veut qu'on ouvre les prisons pour en faire une nouvelle Vendée, un endormeur payé par Pitt, un bourriquet à longues oreilles. ATTENDS-MOI, HÉBERT, JE SUIS A TOI DANS UN MOMENT. Ici, ce n'est pas avec des injures grossières et des mots que je vais t'attaquer, c'est avec des faits.»

Alors Camille, qui avait été accusé par Hébert, d'avoir épousé une femme riche, et de dîner avec des aristocrates, fait l'histoire de son mariage, qui lui avait valu quatre mille livres de rente, et il trace le tableau de sa vie simple, modeste et paresseuse. Passant ensuite à Hébert, il rappelle l'ancien métier de ce distributeur de contre-marques, ses vols qui l'avaient fait chasser du théâtre, sa fortune subite et connue, et il le couvre de la plus juste infamie. Il raconte et prouve que Bouchotte avait donné à Hébert, sur les fonds de la guerre, d'abord cent vingt mille francs, puis dix, puis soixante, pour les exemplaires du Père Duchêne distribués aux armées; que ces exemplaires ne valaient que seize mille francs, et que par conséquent le surplus avait été volé à la nation.

«Deux cent mille francs, s'écrie Camille, à ce pauvre sans-culotte Hébert, pour soutenir les motions de Proli, de Clootz! deux cent mille francs pour calomnier Danton, Lindet, Cambon, Thuriot, Lacroix, Philippeau, Bourdon de l'Oise, Barras, Fréron, d'Églantine, Legendre, Camille Desmoulins, et presque tous les commissaires de la convention! Pour inonder la France de ses écrits, si propres à former l'esprit et le coeur, deux cent mille francs de Bouchotte!... S'étonnera-t-on après cela de cette exclamation filiale d'Hébert à la séance des Jacobins: Oser attaquer Bouchotte! Bouchotte, qui a mis à la tête des armées des généraux sans-culottes! Bouchotte, un patriote si pur! Je suis étonné que, dans le transport de sa reconnaissance, le Père Duchêne ne se soit pas écrié: Bouchotte qui m'a donné deux cent mille livres depuis le mois de juin!

«Tu me parles, ajoute Camille, de mes sociétés: mais ne sait-on pas que c'est avec l'intime de Dumouriez, le banquier Kock, avec la femme Rochechouart, agente des émigrés, que le grand patriote Hébert, après avoir calomnié dans sa feuille les hommes les plus purs de la république, va, dans sa grande joie, lui et sa Jacqueline, passer les beaux jours de l'été à la campagne, boire le vin de Pitt, et porter des toasts à la ruine des réputations des fondateurs de la liberté?»

Camille reproche ensuite à Hébert le style de son journal: «Ne sais-tu pas Hébert, que lorsque les tyrans d'Europe veulent faire croire à leurs esclaves que la France est couverte des ténèbres de la barbarie, que Paris, cette ville si vantée par son atticisme et son goût, est peuplée de vandales; ne sais-tu pas, malheureux, que ce sont des lambeaux de tes feuilles qu'ils insèrent dans leurs gazettes? comme si le peuple était aussi ignorant que tu voudrais le faire croire à M. Pitt; comme si on ne pouvait lui parler qu'un langage aussi grossier; comme si c'était là le langage de la convention et du comité de salut public; comme si tes saletés étaient celles de la nation; comme si un égout de Paris était la Seine.»

Camille l'accuse ensuite d'avoir ajouté par ses numéros aux scandales du culte de la Raison, puis il s'écrie: «Ainsi, c'est le vil flagorneur aux gages de deux cent mille livres, qui me reprochera les quatre mille livres de rente de ma femme! c'est cet ami intime des Kock, des Rochechouart, et d'une multitude d'escrocs, qui me reprochera mes sociétés! c'est cet écrivain insensé ou perfide qui me reprochera mes écrits aristocratiques, lui dont je démontrerai que les feuilles sont les délices de Coblentz et le seul espoir de Pitt! Cet homme, rayé de la liste des garçons de théâtre, pour vols, fera rayer de la liste des jacobins, pour leur opinion, des députés fondateurs immortels de la république! cet écrivain des charniers sera le régulateur de l'opinion, le mentor du peuple français!

«Qu'on désespère, ajoute Camille Desmoulins, de m'intimider par les terreurs et les bruits de mon arrestation, qu'on sème autour de moi. Nous savons que des scélérats méditent un 31 mai contre les hommes les plus énergiques de la Montagne!... O mes collègues! je vous dirai comme Brutus à Cicéron: Nous craignons trop la mort, et l'exil, et la pauvreté! Nimium timemus mortem et exilium et paupertatem.... Eh quoi! lorsque, tous les jours, douze cent mille Français affrontent les redoutes hérissées des batteries les plus meurtrières, et volent de victoires en victoires, nous, députés à la convention, nous qui ne pouvons jamais tomber comme le soldat, dans l'obscurité de la nuit, fusillé dans les ténèbres, et sans témoin de sa valeur; nous, dont la mort soufferte pour la liberté ne peut être que glorieuse, solennelle et reçue en présence de la nation entière, de l'Europe et de la postérité; serions-nous plus lâches que nos soldats? craindrions-nous de nous exposer à regarder Bouchotte en face? n'oserons-nous pas braver la grande colère du Père Duchêne, pour remporter aussi la victoire que le peuple attend de nous, la victoire sur les ultra-révolutionnaires, comme sur les contre-révolutionnaires; la victoire sur tous les intrigans, sur tous les fripons, sur tous les ambitieux, sur tous les ennemis du bien public?

«Croit-on que même sur l'échafaud, soutenu de ce sentiment intime que j'ai aimé avec passion ma patrie et la république, couronné de l'estime et des regrets de tous les vrais républicains, je voulusse changer mon supplice contre la fortune de ce misérable Hébert, qui, dans sa feuille, pousse au désespoir et à la révolte vingt classes de citoyens; qui, pour s'étourdir sur ses remords et ses calomnies, a besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin, et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine? Qu'est-ce donc que l'échafaud pour un patriote, sinon le piédestal de Sidney et des Jean de With? Qu'est-ce, dans un moment de guerre où j'ai eu mes deux frères hachés pour la liberté, qu'est-ce que la guillotine, sinon un coup de sabre, et le plus glorieux de tous, pour un député victime de son courage et de son républicanisme?»

Ces pages donneront une idée des moeurs de l'époque. L'âpreté, le cynisme, l'éloquence de Rome et d'Athènes, avaient reparu parmi nous, avec la liberté démocratique.

Ce nouveau numéro de Camille Desmoulins causa encore plus d'agitation que les précédens. Hébert ne cessa de le dénoncer aux jacobins, et de demander le rapport de la commission. Le 16 nivôse, enfin, Collot-d'Herbois prit la parole pour faire ce rapport. L'affluence était aussi considérable que le jour où la discussion avait été entamée, et les places se vendaient aussi cher. Collot montra plus d'impartialité qu'on n'aurait dû l'attendre d'un ami de Ronsin. Il reprocha à Philippeau d'impliquer le comité de salut public dans ses accusations, de montrer les dispositions les plus favorables pour des hommes suspects, de parler de Biron avec éloge, tandis qu'il couvrait Rossignol d'outrages, et enfin d'exprimer exactement les mêmes préférences que les aristocrates. Il lui fit aussi un reproche qui, dans les circonstances, avait quelque gravité: c'était d'avoir retiré dans son dernier écrit les accusations portées contre le général Fabre-Fond, frère de Fabre-d'Églantine. Philippeau, en effet, qui ne connaissait ni Fabre ni Camille, avait dénoncé le frère du premier, qu'il croyait avoir trouvé en faute dans la Vendée. Une fois rapproché de Fabre par sa position, et accusé avec lui, il avait retranché, par un ménagement tout naturel, les allégations relatives à son frère. Cela seul prouvait qu'ils avaient été conduits, isolément et sans se connaître, à agir comme ils l'avaient fait, et qu'ils ne formaient point une faction véritable. Mais l'esprit de parti en jugea autrement, et Collot insinua qu'il existait une intrigue sourde, et un concert entre les prévenus de modération. Il fouilla dans le passé, et reprocha à Philippeau ses votes sur Louis XVI et sur Marat. Quant à Camille, il le traita bien plus favorablement; il le présenta comme un bon patriote, égaré par de mauvaises sociétés, et auquel il fallait pardonner, en l'engageant toutefois à ne plus commettre de pareilles débauches d'esprit. Il demanda donc l'expulsion de Philippeau et la censure pure et simple de Camille.

Dans ce moment, Camille, présent à la séance, fait passer une lettre au président, pour déclarer que sa défense est consignée dans son dernier numéro, et pour demander que la société veuille bien en écouter le contenu. À cette proposition, Hébert, qui redoutait la lecture de ce numéro, où les turpitudes de sa vie étaient révélées, prend la parole, et s'écrie qu'on a voulu compliquer la discussion en le calomniant, et que, pour détourner l'attention, on lui a imputé d'avoir volé la trésorerie, ce qui est une fausseté atroce.... «J'ai les pièces en mains! s'écrie Camille.» Ces mots causent une grande rumeur. Robespierre le jeune dit alors qu'il faut écarter les discussions personnelles; que la société n'est pas réunie pour l'intérêt des réputations, et que, si Hébert a volé, que lui importe à elle; que ceux qui ont des reproches à se faire ne doivent pas interrompre la discussion générale.... À ces expressions peu satisfaisantes, Hébert s'écrie: Je n'ai rien à me reprocher. «Les troubles des départemens, reprend Robespierre le jeune, sont ton ouvrage; c'est toi qui as contribué à les provoquer en attaquant la liberté des cultes.» Hébert se tait à cette interpellation. Robespierre aîné prend la parole, et, gardant plus de mesure que son frère, mais sans être plus favorable à Hébert, dit que Collot a présenté la question sous son véritable point de vue, qu'un incident fâcheux avait troublé la dignité de la discussion, que tout le monde avait eu tort, Hébert, ainsi que ceux qui lui avaient répondu. «Ce que je vais dire, ajoute-t-il, n'a trait à aucun individu. On a mauvaise grâce à se plaindre de la calomnie quand on a calomnié soi-même. On ne doit pas se plaindre des injustices quand on a jugé les autres avec légèreté, précipitation et fureur. Que chacun interroge sa conscience, et s'applique ces réflexions. J'avais voulu prévenir la discussion actuelle; je voulais que dans des entretiens particuliers, dans des conférences amicales, chacun s'expliquât et convînt de ses torts. Alors on aurait pu s'entendre et s'épargner du scandale. Mais point du tout, les pamphlets ont été répandus le lendemain, et on s'est empressé de produire un éclat. Maintenant, ce qui nous importe dans toutes ces querelles personnelles, ce n'est pas de savoir si on a mis de tous côtés des passions et de l'injustice, mais si les accusations dirigées par Philippeau contre les hommes chargés de la plus importante de nos guerres sont fondées. Voilà ce qu'il faut éclaircir dans l'intérêt non des individus, mais de la république.»

Robespierre pensait, en effet, que les attaques de Camille contre Hébert étaient inutiles à discuter, car tout le monde savait combien elles étaient fondées, et que d'ailleurs elles ne renfermaient rien que la république eût intérêt à constater, et qu'au contraire il importait beaucoup d'éclaircir la conduite des généraux dans la Vendée. On poursuit, en effet, la discussion relative à Philippeau. La séance entière est consacrée à écouter une foule de témoins oculaires; mais, au milieu de ces affirmations contradictoires, Danton, Robespierre, déclarent qu'ils ne discernent rien, et qu'ils ne savent plus à quoi s'en tenir. La discussion, déjà trop longue, est renvoyée à la séance suivante.

Le 18, la séance est reprise; Philippeau était absent. On se sentait déjà fatigué de la discussion dont il était le sujet, et qui n'amenait aucun éclaircissement. On s'étend alors sur Camille Desmoulins. On le somme de s'expliquer sur les éloges qu'il a donnés à Philippeau, et sur ses relations avec lui. Camille ne le connaît pas, à ce qu'il assure; des faits affirmés par Goupilleau, par Bourdon, lui avaient d'abord persuadé que Philippeau disait vrai, et l'avaient rempli d'indignation; mais aujourd'hui qu'il s'aperçoit, d'après la discussion, que Philippeau a altéré la vérité (ce qui commençait en effet à percer de toutes parts), il rétracte ses éloges, et déclare n'avoir plus aucune opinion à cet égard.

Robespierre prenant encore une fois la parole sur Camille, répète ce qu'il avait déjà dit à son égard: que son caractère est excellent, mais que ce caractère connu ne lui donne pas le droit d'écrire contre les patriotes; que ses écrits, dévorés par les aristocrates, font leurs délices, et sont répandus dans tous les départemens; qu'il a traduit Tacite sans l'entendre; qu'il faut le traiter comme un enfant étourdi qui a touché à des armes dangereuses et en a fait un usage funeste, l'engager à quitter les aristocrates et les mauvaises sociétés qui le corrompent; et qu'en lui pardonnant à lui, il faut brûler ses numéros. Camille, alors, oubliant les ménagemens qu'il fallait garder envers l'orgueilleux Robespierre, s'écrie de sa place: «Brûler n'est pas répondre.—Eh bien! reprend Robespierre irrité, qu'on ne brûle pas, mais qu'on réponde; qu'on lise sur-le-champ les numéros de Camille. Puisqu'il le veut, qu'il soit couvert d'ignominie; que la société ne retienne pas son indignation, puisqu'il s'obstine à soutenir ses diatribes et ses principes dangereux. L'homme qui tient aussi fortement à des écrits perfides est peut-être plus qu'égaré; s'il eût été de bonne foi, s'il eût écrit dans la simplicité de son coeur, il n'aurait pas osé soutenir plus long-temps des ouvrages proscrits par les patriotes et recherchés par les contre-révolutionnaires. Son courage n'est qu'emprunté; il décèle les hommes cachés sous la dictée desquels il a écrit son journal; il décèle que Desmoulins est l'organe d'une faction scélérate qui a emprunté sa plume pour distiller son poison avec plus d'audace et de sûreté.» Camille veut en vain demander la parole et calmer Robespierre; on refuse de l'écouter, et on passe sur-le-champ à la lecture de ses feuilles. Quelque ménagement que les individus veuillent garder les uns pour les autres dans des querelles de parti, il est difficile que bientôt les amours-propres ne se trouvent pas engagés. Avec la susceptibilité de Robespierre et la naïve étourderie de Camille, la division d'opinions devait bientôt se changer en une division d'amour-propre et en haine. Robespierre méprisait trop Hébert et les siens pour se brouiller avec eux; mais il pouvait se brouiller avec un écrivain aussi célèbre dans la révolution que Camille Desmoulins, et celui-ci ne mit pas assez d'adresse à éviter une rupture.

La lecture des numéros de Camille occupe deux séances tout entières. On passe ensuite à Fabre. On l'interroge, on veut l'obliger à dire quelle part il a eue aux écrits nouvellement répandus. Il répond qu'il n'y est pas pour une virgule, et que, relativement à Philippeau et Bourdon de l'Oise, il peut assurer ne pas les connaître. On veut enfin prendre un parti sur les quatre individus dénoncés. Robespierre, quoique n'étant plus disposé à ménager Camille, propose de laisser là cette discussion, et de passer à un autre sujet plus grave, plus digne de la société, plus utile à l'esprit public, savoir les vices et les crimes du gouvernement anglais. «Ce gouvernement atroce cache, disait-il, sous quelques apparences de liberté, un principe de despotisme et de machiavélisme atroce; il faut le dénoncer à son propre peuple, et répondre à ses calomnies, en prouvant ses vices d'organisation et ses forfaits.» Les jacobins voulaient bien de ce sujet qui fournissait une si vaste carrière à leur imagination accusatrice, mais quelques-uns d'entre eux désiraient auparavant radier Philippeau, Camille, Bourdon et Fabre. Une voix même accuse Robespierre de s'arroger une espèce de dictature. «Ma dictature, s'écrie-t-il, est celle de Marat et de Lepelletier; elle consiste à être exposé tous les jours aux poignards des tyrans. Mais je suis las des disputes qui s'élèvent chaque jour dans le sein de la société, et qui n'aboutissent à aucun résultat utile. Nos véritables ennemis sont les étrangers; ce sont eux qu'il faut poursuivre et dont il faut dévoiler les trames.» Robespierre renouvelle en conséquence sa proposition, et fait décider, au milieu des applaudissemens, que la société, mettant de côté les disputes élevées entre les individus, s'occupera, dans les séances qui vont suivre, de discuter, sans interruption, les vices du gouvernement anglais.

C'était détourner à propos l'inquiète imagination des jacobins, et la diriger sur une proie qui pouvait les occuper long-temps. Philippeau s'était déjà retiré sans attendre une décision. Camille et Bourdon ne furent ni rejetés ni confirmés; on n'en parla plus, et ils se contentèrent de ne plus paraître devant la société. Pour Fabre-d'Églantine, bien que Chabot l'eût entièrement justifié, les faits qui arrivaient chaque jour à la connaissance du comité de sûreté générale, ne permirent plus de douter de sa complicité; il fallut lancer contre lui un mandat d'arrêt, et le réunir à Chabot, Bazire, Delaunay et Julien de Toulouse.

Il restait de toutes ces discussions une impression fâcheuse pour les nouveaux modérés. Il n'y avait aucune espèce de concert entre eux. Philippeau, presque girondin autrefois, ne connaissait ni Camille, ni Fabre, ni Bourdon; Camille seul était assez lié avec Fabre; quant à Bourdon, il était entièrement étranger aux trois autres. Mais on s'imagina dès lors qu'il y avait une faction secrète dont ils étaient ou complices ou dupes. La facilité de caractère, les goûts épicuriens de Camille, et deux ou trois dîners qu'il avait faits avec les riches financiers de l'époque, la complicité démontrée de Fabre avec les agioteurs, sa récente opulence, firent supposer qu'ils étaient liés à la prétendue faction corruptrice. On n'osait pas encore désigner Danton comme en étant le chef; mais, si on ne l'accusait pas d'une manière publique, si Hébert dans sa feuille, si les cordeliers à leur tribune ménageaient ce puissant révolutionnaire, ils se disaient entre eux ce qu'ils n'osaient publier.

L'homme le plus nuisible au parti était Lacroix, dont les concussions en Belgique étaient si démontrées, qu'on pouvait très bien les lui imputer sans être accusé de calomnie, et sans qu'il osât répondre. On l'associait aux modérés à cause de son ancienne liaison avec Danton, et il leur faisait partager sa honte.

Les cordeliers, mécontens de ce que les jacobins avaient passé à l'ordre du jour sur les dénonces, déclarèrent: 1º que Philippeau était un calomniateur; 2º que Bourdon, accusateur acharné de Ronsin, de Vincent et des bureaux de la guerre, avait perdu leur confiance, et n'était à leurs yeux que le complice de Philippeau; 3º que Fabre, partageant les sentimens de Bourdon et de Philippeau, n'était qu'un intrigant plus adroit; 4º que Camille, déjà exclu de leurs rangs, avait aussi perdu leur confiance, quoique auparavant il eût rendu de grands services à la révolution.

Après avoir détenu quelque temps Ronsin et Vincent, on les fit élargir, car on ne pouvait les mettre en jugement pour aucune cause. Il n'était pas possible de poursuivre Ronsin pour sa conduite dans la Vendée, car les événemens de cette guerre étaient couverts d'un voile épais; ni pour ce qu'il avait fait à Lyon, car c'était soulever une question dangereuse, et accuser en même temps Collot-d'Herbois et tout le système actuel du gouvernement. Il était tout aussi impossible de poursuivre Vincent pour quelques actes de despotisme dans les bureaux de la guerre. On n'aurait pu faire à l'un et à l'autre qu'un procès politique, et le moment n'était pas venu de leur en intenter un pareil. Ils furent donc élargis, à la grande joie des cordeliers et de tous les épauletiers de l'armée révolutionnaire.

Vincent était un jeune homme de vingt et quelques années, espèce de frénétique dont le fanatisme allait jusqu'à la maladie, et chez lequel il y avait encore plus d'aliénation d'esprit que d'ambition personnelle. Un jour que sa femme, qui allait le voir dans sa prison, lui rapportait ce qui se passait, indigné du récit qu'elle lui fit, il s'élança sur un morceau de viande crue, et dit en le dévorant: «Je voudrais dévorer ainsi tous ces scélérats.» Ronsin, tour à tour médiocre pamphlétaire, fournisseur, général, joignait à beaucoup d'intelligence un courage remarquable et une grande activité. Naturellement exagéré, mais ambitieux, il était le plus distingué de ces aventuriers qui s'était offerts à être les instrumens du gouvernement nouveau. Chef de l'armée révolutionnaire, il songeait à tirer parti de sa position, soit pour lui, soit pour ses amis, soit pour le triomphe de son système. Dans la prison du Luxembourg, Vincent et lui, enfermés ensemble, avaient toujours parlé en maîtres; ils n'avaient cessé de dire qu'ils triompheraient de l'intrigue, qu'ils sortiraient par le secours de leurs partisans, qu'ils reviendraient alors pour élargir les patriotes enfermés, et envoyer tous les autres prisonniers à la guillotine. Ils avaient fait le tourment des malheureux détenus avec eux, et les laissèrent pleins d'effroi.

A peine sortis, ils dirent hautement qu'ils se vengeraient, et que bientôt ils sauraient se faire raison de leurs ennemis. Le comité de salut public ne pouvait guère se dispenser de les élargir; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait déchaîné des furieux, et qu'il faudrait bientôt les réduire à l'impossibilité de nuire. Il restait à Paris quatre mille hommes de l'armée révolutionnaire. Là, se trouvaient des aventuriers, des voleurs, des septembriseurs, qui prenaient le masque du patriotisme, et qui aimaient mieux butiner à l'intérieur que d'aller sur les frontières mener une vie pauvre, dure et périlleuse. Ces petits tyrans, avec leurs moustaches et leurs grands sabres, exerçaient dans tous les lieux publics le plus dur despotisme. Ayant de l'artillerie, des munitions et un chef entreprenant, ils pouvaient devenir dangereux. A eux se joignaient les brouillons, qui remplissaient les bureaux de Vincent. Celui-ci était leur chef civil, comme Ronsin leur chef militaire. Ils avaient des liaisons avec la commune par Hébert, substitut de Chaumette, et par le maire Pache, toujours prêt à recevoir chez lui tous les partis, et à caresser tous les hommes redoutables. Momoro, l'un des présidens des cordeliers, était leur fidèle partisan et leur avocat aux Jacobins. Ainsi on rangeait ensemble Ronsin, Vincent, Hébert, Chaumette, Momoro; et on ajoutait à la liste Pache et Bouchotte, comme des complaisans qui leur laissaient usurper deux grandes autorités.

Déjà ces hommes ne se contenaient plus dans leurs discours contre ces représentans qui voulaient, disaient-ils, s'éterniser au pouvoir et faire grâce aux aristocrates. Un jour, étant à dîner chez Pache, ils y rencontrèrent Legendre, l'ami de Danton, autrefois l'imitateur de sa véhémence, aujourd'hui de sa réserve, et la victime de cette imitation, car il essuyait les attaques qu'on n'osait pas diriger contre Danton lui-même. Ronsin et Vincent lui adressèrent de mauvais propos. Vincent, qui avait été son obligé, l'embrassa en lui disant qu'il embrassait l'ancien, et non le nouveau Legendre; que le nouveau Legendre était devenu un modéré et ne méritait aucune estime. Vincent lui demanda ensuite avec ironie s'il avait porté dans ses missions le costume de député. Legendre lui ayant répondu qu'il le portait aux armées, Vincent ajouta que ce costume était fort pompeux, mais indigne de vrais républicains; qu'il habillerait un mannequin de ce costume, qu'il rassemblerait le peuple, et lui dirait: «Voilà les représentans que vous vous êtes donnés! ils vous prêchent l'égalité, et se couvrent d'or et de plumes.» Il dit ensuite qu'il mettrait le feu au mannequin. Legendre alors le traita de fou et de séditieux. On fut près d'en venir aux mains, au grand effroi de Pache. Legendre ayant voulu s'adresser à Ronsin, qui paraissait plus calme, et l'ayant engagé à modérer Vincent, Ronsin répondit qu'à la vérité Vincent était vif, mais que son caractère convenait aux circonstances, et qu'il fallait de pareils hommes pour le temps où l'on vivait. «Vous avez, ajouta Ronsin, une faction dans le sein de l'assemblée; si vous ne l'en chassez pas, vous nous en ferez raison.» Legendre sortit indigné, et répéta tout ce qu'il avait vu et entendu pendant ce repas. La conversation fut connue, et donna une nouvelle idée de l'audace et de la frénésie des deux hommes qu'on venait d'élargir.

Ils témoignaient un grand respect pour Pache et pour ses vertus, comme avaient fait jadis les jacobins, quand Pache était au ministère. Le sort de Pache était de charmer par sa complaisance et par sa douceur tous les hommes violens. Ils étaient enchantés de voir leurs passions approuvées par un homme qui avait toutes les apparences de la sagesse. Les nouveaux révolutionnaires en voulaient faire, disaient-ils, un grand personnage dans leur gouvernement; car, sans avoir un but précis, sans avoir même encore le projet et le courage d'une insurrection, ils parlaient beaucoup, à l'exemple de tous les comploteurs qui commencent par s'essayer et s'échauffer en paroles. Ils disaient partout qu'il fallait d'autres institutions. Tout ce qui leur plaisait dans l'organisation actuelle du gouvernement, c'étaient le tribunal et l'armée révolutionnaires. Ils imaginaient donc une constitution consistant en un tribunal suprême présidé par un grand-juge, et un conseil militaire dirigé par un généralissime. Dans ce gouvernement on devait juger et administrer militairement. Le généralissime et le grand-juge étaient les deux principaux personnages. Il devait y avoir auprès du tribunal un grand-accusateur sous le titre de censeur, qui serait chargé de provoquer les poursuites. Ainsi dans ce projet, formé dans un moment de fermentation révolutionnaire, les deux fonctions essentielles, uniques, consistaient à condamner et à se battre. On ne sait si ce projet était celui d'un rêveur en délire, ou de plusieurs d'entre eux; s'il n'avait d'autre existence que des propos, ou s'il fut rédigé; mais il est certain qu'il avait son modèle dans les commissions révolutionnaires établies à Lyon, Marseille, Toulon, Bordeaux, Nantes, et que l'imagination pleine de ce qu'ils avaient fait dans ces grandes cités, ces terribles exécuteurs voulaient gouverner sur le même plan la France tout entière, et faire de la violence d'un jour le type d'un gouvernement permanent. Ils ne désignaient encore qu'un seul des grands personnages destinés à occuper ces hautes dignités. Pache convenait à merveille à la place de grand-juge; les conjurés disaient donc qu'il devait l'être, et qu'il le serait. Sans savoir ce que c'était que ce projet et cette dignité de grand-juge, beaucoup de gens répétaient comme une nouvelle: Pache doit être fait grand-juge. Ce bruit circulait sans être ni expliqué ni compris. Quant à la dignité de généralissime, Ronsin, quoique général de l'armée révolutionnaire, n'osait y prétendre, et ses partisans n'osaient pas le proposer, car il fallait un plus grand nom pour une telle dignité. Chaumette était désigné aussi par quelques bouches comme censeur, mais son nom avait été rarement prononcé. Parmi ces bruits, il n'y en avait qu'un de bien répandu, c'est que Pache serait grand-juge.

Pendant toute la révolution, lorsque les passions d'un parti, long-temps excitées, étaient prêtes à faire explosion, c'était toujours une défaite, une trahison, une disette, une calamité enfin, qui leur servait de prétexte pour éclater. Il en arriva de même ici. La seconde loi du maximum qui, remontant au-delà des boutiques, fixait la valeur des objets sur le lieu de fabrication, déterminait le prix du transport, réglait le profit du marchand en gros, celui du marchand en détail, avait été rendue; mais le commerce échappait encore de mille manières au despotisme de la loi, et il y échappait surtout par le moyen le plus désastreux, en s'arrêtant. Le resserrement de la marchandise n'était pas moins grand qu'auparavant; et si elle ne refusait plus de se donner au prix de l'assignat, elle se cachait, ou cessait de se mouvoir, et de se transporter sur les lieux de consommation. La disette était donc très grande par la stagnation générale du commerce. Cependant les efforts extraordinaires du gouvernement, les soins de la commission des subsistances, avaient réussi en partie à ne pas trop laisser manquer les blés, et surtout à diminuer la crainte de la disette, aussi redoutable que la disette même, à cause du désordre et du trouble qu'elle apporte dans les relations commerciales. Mais une nouvelle calamité venait de se faire sentir, c'était le défaut de viande. Les nombreux bestiaux que la Vendée envoyait jadis aux provinces voisines, n'arrivaient plus depuis l'insurrection. Les départemens du Rhin avaient cessé aussi d'en fournir depuis que la guerre s'y était fixée; il y avait donc une diminution réelle dans la quantité. En outre, les bouchers, achetant les bestiaux à haut prix, et obligés de les vendre au prix du maximum, cherchaient à échapper à la loi. La bonne viande était réservée pour le riche ou pour le citoyen aisé qui la payait bien. Il s'établissait une foule de marchés clandestins, surtout aux environs de Paris et dans les campagnes; et il ne restait que les rebuts pour le peuple ou l'acheteur qui se présentait dans les boutiques, et traitait au prix du maximum. Les bouchers se dédommageaient ainsi par la mauvaise qualité de la marchandise, du bas prix auquel ils étaient forcés de vendre. Le peuple se plaignait avec fureur du poids, de la qualité, des réjouissances, et des marchés clandestins établis autour de Paris. Les bestiaux manquant, on avait été réduit à tuer des vaches pleines. Le peuple avait dit aussitôt que les bouchers aristocrates voulaient détruire l'espèce, et avait demandé la peine de mort contre ceux qui tuaient des vaches et des brebis pleines. Mais ce n'était pas tout: les légumes, les fruits, les oeufs, le beurre, le poisson, n'arrivaient plus dans les marchés. Un chou coûtait jusqu'à vingt sous. On devançait les charrettes sur les routes, on les entourait, et on achetait à tout prix leur chargement; peu arrivaient à Paris où le peuple les attendait en vain. Dès qu'il y a une chose à faire, il se trouve bientôt des gens qui s'en chargent. Il s'agissait de parcourir les campagnes pour devancer sur la route les fermiers apportant des légumes: une foule d'hommes et de femmes s'étaient chargés de ce soin, et achetaient les denrées pour le compte des gens aisés, en les payant au-dessus du maximum. Y avait-il un marché mieux approvisionné que d'autres, ces espèces d'entremetteurs y couraient, et enlevaient les denrées à un prix supérieur à la taxe. Le peuple se déchaînait violemment contre ceux qui faisaient ce métier; on disait qu'il se trouvait dans le nombre beaucoup de malheureuses filles publiques que les réquisitoires de Chaumette avaient privées de leur déplorable industrie, et qui, pour vivre, avaient embrassé cette profession nouvelle.

Pour parer à tous ces inconvéniens, la commune avait arrêté, sur les pétitions réitérées des sections, que les bouchers ne pourraient plus devancer les bestiaux et aller au-delà des marchés ordinaires; qu'ils ne pourraient tuer que dans les abattoirs autorisés; que la viande ne pourrait être achetée que dans les étaux; qu'il ne serait plus permis d'aller sur les routes au-devant des fermiers; que ceux qui arriveraient seraient dirigés par la police et distribués également entre les différens marchés; qu'on ne pourrait pas aller faire queue à la porte des bouchers avant six heures, car il arrivait souvent qu'on se levait à trois pour cela.

Ces règlemens multipliés ne pouvaient épargner au peuple les maux qu'il endurait. Les ultra-révolutionnaires se torturaient l'esprit pour imaginer des moyens. Une dernière idée leur était venue, c'est que les jardins de luxe dont abondaient les faubourgs de Paris, et surtout le faubourg Saint-Germain, pourraient être mis en culture. Aussitôt la commune, qui ne leur refusait rien, avait ordonné le recensement de ces jardins, et on décida que, le recensement fait, on y cultiverait des pommes de terre et des plantes potagères. En outre, ils avaient supposé que les légumes, le laitage, la volaille n'arrivant plus à la ville, la cause en devait être imputée aux aristocrates retirés dans leurs maisons autour de Paris. En effet, beaucoup de gens effrayés s'étaient cachés dans leurs maisons de campagne. Des sections vinrent proposer à la commune de rendre un arrêté ou de demander une loi pour les faire rentrer. Cependant Chaumette, sentant que ce serait une violation trop odieuse de la liberté individuelle, se contenta de prononcer un discours menaçant contre les aristocrates retirés autour de Paris. Il leur adressa seulement l'invitation de rentrer en ville, et fit donner aux municipalités des villages l'avis de les surveiller.

Cependant l'impatience du mal était au comble. Le désordre augmentait dans les marchés. A chaque instant il s'y élevait des tumultes. On faisait queue à la porte des bouchers, et malgré la défense d'y aller avant une certaine heure, on mettait toujours le même empressement à s'y devancer. On avait transporté là un usage qui avait pris naissance à la porte des boulangers, c'était d'attacher une corde que chacun saisissait et tenait de manière à pouvoir garder son rang. Mais il arrivait ici, comme chez les boulangers, que des malveillans ou des gens mal placés coupaient la corde; alors les rangs se confondaient, le désordre s'introduisait dans la foule qui était en attente, et on était prêt à en venir aux mains.

On ne savait plus désormais à qui s'en prendre. On ne pouvait pas, comme avant le 31 mai, se plaindre que la convention refusât une loi de maximum, objet de toutes les espérances, car elle accordait tout. Dans l'impuissance d'imaginer quelque chose, on ne lui demandait plus rien. Cependant il fallait se plaindre; les épauletiers, les commis de Bouchotte, les cordeliers, disaient que la cause de la disette était dans la faction modérée de la convention; que Camille Desmoulins, Philippeau, Bourdon de l'Oise, et leurs amis, étaient les auteurs des maux qu'on essuyait; qu'on ne pouvait plus exister de la sorte, qu'il fallait recourir à des moyens extraordinaires; et ils ajoutaient le vieux propos de toutes les insurrections: Il faut un chef. Alors ils se disaient mystérieusement à l'oreille: Pache sera fait grand-juge.

Cependant, bien que le nouveau parti disposât de moyens assez considérables, bien qu'il eût pour lui l'armée révolutionnaire et une disette, il n'avait cependant ni le gouvernement, ni l'opinion, car les jacobins lui étaient opposés. Ronsin, Vincent, Hébert, étaient obligés de professer pour les autorités établies un respect apparent, de cacher leurs projets, de les tramer dans l'ombre. A l'époque du 10 août et du 31 mai, les conspirateurs, maîtres de la commune, des Cordeliers, des Jacobins, de tous les clubs, ayant dans l'assemblée nationale et les comités de nombreux et énergiques partisans, osant conspirer à découvert, pouvaient entraîner publiquement le peuple à leur suite, et se servir des masses pour l'exécution de leurs complots; mais il n'en était pas de même pour le parti des ultra-révolutionnaires.

L'autorité actuelle ne refusait aucun des moyens extraordinaires de défense, ni même de vengeance; des trahisons n'accusaient plus sa vigilance; des victoires sur toutes les frontières attestaient au contraire sa force, son habileté et son zèle. Par conséquent, ceux qui attaquaient cette autorité et promettaient ou une habileté ou une énergie supérieures à la sienne, étaient des intrigans qui agissaient évidemment dans un but de désordre ou d'ambition. Telle était la conviction publique, et les conjurés ne pouvaient se flatter d'entraîner le peuple à leur suite. Ainsi, quoique redoutables si on les laissait agir, ils l'étaient peu si on les arrêtait à temps.

Le comité les observait, et il continuait, par une suite de rapports, à déconsidérer les deux partis opposés. Dans les ultra-révolutionnaires, il voyait de véritables conspirateurs à détruire; au contraire, il n'apercevait dans les modérés que d'anciens amis, qui partageaient ses opinions, et dont le patriotisme ne pouvait lui être suspect. Mais pour ne point paraître faiblir en frappant les ultra-révolutionnaires, il était obligé de condamner les modérés, et d'en appeler sans cesse à la terreur. Ces derniers voulaient répondre. Camille écrivait de nouveaux numéros; Danton et ses amis combattaient dans leurs entretiens les raisons du comité, et dès lors une lutte d'écrits et de propos s'était engagée. L'aigreur s'en était suivie, et Saint-Just, Robespierre, Barrère, Billaud, qui d'abord n'avaient repoussé les modérés que par politique, et pour être plus forts contre les ultra-révolutionnaires, commençaient à les poursuivre par humeur personnelle et par haine. Camille avait déjà attaqué, comme on l'a vu, Collot et Barrère. Dans sa lettre à Dillon, il avait adressé au fanatisme dogmatique de Saint-Just, et à la dureté monacale de Billaud, des plaisanteries qui les blessèrent profondément. Il avait enfin irrité Robespierre aux Jacobins, et, tout en le louant beaucoup, il finit par se l'aliéner tout à fait. Danton leur était peu agréable à tous par sa renommée; et aujourd'hui, qu'étranger à la conduite des affaires, il restait à l'écart, censurant le gouvernement, et paraissant exciter la plume caustique et babillarde de Camille, il devait leur devenir chaque jour plus odieux; et il n'était pas supposable que Robespierre s'exposât encore à le défendre.

Robespierre et Saint-Just, habitués à faire au nom du comité les exposés de principes, et chargés en quelque sorte de la partie morale du gouvernement, tandis que Barrère, Carnot, Billaud et autres, s'acquittaient de la partie matérielle et administrative, Robespierre et Saint-Just firent deux rapports, l'un sur les principes de morale qui devaient diriger le gouvernement révolutionnaire, l'autre sur les détentions dont Camille s'était plaint dans le Vieux Cordelier. Il faut voir comment ces deux esprits sombres concevaient le gouvernement révolutionnaire, et les moyens de régénérer un état.

«Le principe du gouvernement démocratique, c'est la vertu, disait Robespierre, et son moyen pendant qu'il s'établit, c'est la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands; un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable; c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie.»

Pour atteindre à ce but, il fallait un gouvernement austère, énergique, qui surmontât les résistances de toute espèce. Il y avait, d'une part, l'ignorance brutale, avide, qui ne voulait dans la république que des bouleversemens; de l'autre, la corruption lâche et vile qui voulait tous les délices de l'ancien luxe, et qui ne pouvait pas se résoudre aux vertus énergiques de la démocratie. De là, deux factions: l'une qui voulait outrer toute chose, qui poussait tout au-delà des bornes; qui, pour attaquer la superstition, cherchait à détruire Dieu même, et à verser des torrens de sang sous prétexte de venger la république; l'autre qui, faible et vicieuse, ne se sentait pas assez vertueuse pour être si terrible, et s'apitoyait lâchement sur tous les sacrifices nécessaires qu'exigeait l'établissement de la vertu. L'une de ces factions, disait Saint-Just, voulait CHANGER LA LIBERTÉ EN BACCHANTE, L'AUTRE EN PROSTITUÉE.

Robespierre et Saint-Just énuméraient les folies de quelques agens du gouvernement révolutionnaire, de deux ou trois procureurs de communes, qui avaient prétendu renouveler l'énergie de Marat, et ils faisaient ainsi allusion à toutes les folies d'Hébert et des siens. Ils signalaient ensuite les torts de faiblesse, de complaisance, de sensibilité, imputés aux nouveaux modérés; ils leur reprochaient de s'apitoyer sur des veuves de généraux, sur des intrigantes de l'ancienne noblesse, sur des aristocrates, de parler enfin sans cesse des sévérités de la république, bien inférieures aux cruautés des monarchies. «Vous avez, disait Saint-Just, cent mille détenus, et le tribunal révolutionnaire a condamné déjà trois cents coupables. Mais sous la monarchie vous aviez quatre cent mille prisonniers; on pendait par an quinze mille contrebandiers, on rouait trois mille hommes; et aujourd'hui même il y a en Europe quatre millions de prisonniers dont vous n'entendez pas les cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les ennemis de votre gouvernement! Nous nous accablons de reproches, et les rois, mille fois plus cruels que nous, dorment dans le crime.»

Robespierre et Saint-Just, conformément au système convenu, ajoutaient que ces deux factions, en apparence opposées, avaient un point d'appui commun, l'étranger, qui les faisait agir pour perdre la république.

On voit ce qu'il entrait à la fois de fanatisme, de politique et de haine dans le système du comité. Camille par des allusions, et même par des expressions directes, se trouvait attaqué lui et ses amis. Il répondait, dans son Vieux Cordelier, au système de la vertu par celui du bonheur. Il disait qu'il aimait la république parce qu'elle devait ajouter à la félicité générale, parce que le commerce, l'industrie, la civilisation, s'étaient développés avec plus d'éclat à Athènes, à Venise, à Florence, que dans toutes les monarchies; parce que la république pouvait seule réaliser le voeu menteur de la monarchie, la poule au pot. «Qu'importerait à Pitt, s'écriait Camille, que la France fût libre, si la liberté ne servait qu'à nous ramener à l'ignorance des vieux Gaulois, à leurs sayes, à leurs brayes, à leur guy de chêne, et à leurs maisons, qui n'étaient que des échoppes en terre glaise? Loin d'en gémir, il me semble que Pitt donnerait bien des guinées pour qu'une telle liberté s'établît chez nous. Mais ce qui rendrait furieux le gouvernement anglais, c'est si on disait de la France ce que disait Dicéarque de l'Attique: Nulle part au monde on ne peut vivre plus agréablement qu'à Athènes, soit qu'on ait de l'argent, soit qu'on n'en ait point. Ceux qui se sont mis à l'aise, par le commerce ou leur industrie, peuvent s'y procurer tous les agrémens imaginables; et quant à ceux qui cherchent à le devenir, il y a tant d'ateliers où ils gagnent de quoi se divertir aux ANTHESTÉRIES, et mettre encore quelque chose de côté, qu'il n'y a pas moyen de se plaindre de sa pauvreté, sans se faire à soi-même un reproche de sa paresse.

«Je crois donc que la liberté n'existe pas dans une égalité de privations, et que le plus bel éloge de la convention serait, si elle pouvait se rendre ce témoignage: j'ai trouvé la nation sans culottes, et je la laisse culottée.

«Charmante démocratie, ajoutait Camille, que celle d'Athènes! Solon n'y passa point pour un muscadin, il n'en fut pas moins regardé comme le modèle des législateurs, et proclamé par l'oracle le premier des sept sages, quoiqu'il ne fît aucune difficulté de confesser son penchant pour le vin, les femmes et la musique; et il a une possession de sagesse si bien établie, qu'aujourd'hui encore on ne prononce son nom dans la convention et aux Jacobins que comme celui du plus grand législateur. Combien cependant ont parmi nous une réputation d'aristocrates et de Sardanapales, qui n'ont pas publié une semblable profession de foi!

«Et ce divin Socrate, un jour rencontrant Alcibiade sombre et rêveur, apparemment parce qu'il était piqué d'une lettre d'Aspasie:—Qu'avez-vous? lui dit le plus grave des mentors; auriez-vous perdu votre bouclier à la bataille? avez-vous été vaincu dans le camp, à la course ou à la salle d'armes? quelqu'un a-t-il mieux chanté ou mieux joué de la lyre que vous à la table du général?—Ce trait peint les moeurs. Quels républicains aimables!»

Camille se plaignait ensuite de ce qu'aux moeurs d'Athènes on ne voulût pas ajouter la liberté de langage qui régnait dans cette république. Aristophane, disait-il, y représentait sur la scène les généraux, les orateurs, les philosophes et le peuple lui-même; et le peuple d'Athènes, tantôt joué sous les traits d'un vieillard, et tantôt sous ceux d'un jeune homme, loin de s'irriter, proclamait Aristophane vainqueur des jeux, et l'encourageait par des bravos et des couronnes. Beaucoup de ses comédies étaient dirigées contre les ultra-révolutionnaires de ce temps-là; les railleries en étaient cruelles. «Et si aujourd'hui, ajoutait Camille, on traduisait quelqu'une de ces pièces jouées 430 ans avant Jésus-Christ, sous l'archonte Sthénoclès, Hébert soutiendrait aux Cordeliers que la pièce ne peut être que d'hier, de l'invention de Fabre-d'Églantine, contre lui et Ronsin, et que c'est le traducteur qui est la cause de la disette.

«Cependant, reprenait Camille avec tristesse, je m'abuse quand je dis que les hommes sont changés; ils ont toujours été les mêmes; la liberté de parler n'a pas été plus impunie dans les républiques anciennes que dans les modernes. Socrate, accusé d'avoir mal parlé des dieux, but la ciguë; Cicéron, pour avoir attaqué Antoine, fut livré aux proscriptions.»

Ainsi ce malheureux jeune homme semblait prédire que la liberté ne lui serait pas plus pardonnée qu'à tant d'autres. Ces plaisanteries, cette éloquence, irritaient le comité. Tandis qu'il suivait de l'oeil Ronsin, Hébert, Vincent et tous les agitateurs, il concevait une haine funeste contre l'aimable écrivain qui se riait de ses systèmes; contre Danton, qui passait pour inspirer cet écrivain, contre tous les hommes enfin supposés amis ou partisans de ces deux chefs.

Pour ne pas dévier de la ligne, le comité présenta deux décrets à la suite des rapports de Robespierre et de Saint-Just, tendant, disait-il, à rendre le peuple heureux aux dépens de ses ennemis. Par ces décrets, le comité de sûreté générale était seul investi de la faculté d'examiner les réclamations des détenus, et de les élargir s'ils étaient reconnus patriotes. Tous ceux, au contraire, qui seraient reconnus ennemis de la révolution, resteraient enfermés jusqu'à la paix, et seraient bannis ensuite à perpétuité. Leurs biens, provisoirement séquestrés, devaient être partagés aux patriotes indigens, dont la liste serait dressée par les communes. C'était, comme on le voit, la loi agraire appliquée contre les suspects au profit des patriotes. Ces décrets, imaginés par Saint-Just, étaient destinés à répondre aux ultra-révolutionnaires, et à conserver au comité sa réputation d'énergie.

Pendant ce temps, les conjurés s'agitaient avec plus de violence que jamais. Rien ne prouve que leurs projets fussent bien arrêtés, ni qu'ils eussent mis Pache et la commune dans leur complot. Mais ils s'y prenaient comme avant le 31 mai; ils soulevaient les sociétés populaires, les cordeliers, les sections; ils répandaient des bruits menaçans, et cherchaient à profiter des troubles qu'excitait la disette, chaque jour plus grande et plus sentie.

Tout à coup on vit paraître, dans les halles et les marchés, des affiches, des pamphlets, annonçant que la convention était la cause de tous les maux du peuple, et qu'il fallait en arracher la faction dangereuse qui voulait renouveler les brissotins et leur funeste système. Quelques-uns même de ces écrits portaient que la convention tout entière devait être renouvelée, qu'on devait choisir un chef, et organiser le pouvoir exécutif, etc.... Toutes les idées, en un mot, qu'avaient roulées dans leur tête, Vincent, Ronsin, Hébert, remplissaient ces écrits, et semblaient trahir leur origine. En même temps, on vit les épauletiers, plus turbulens et plus fiers que jamais, menacer hautement d'aller égorger dans les prisons les ennemis que la convention corrompue s'obstinait à épargner. Ils disaient que beaucoup de patriotes se trouvaient injustement confondus dans les prisons avec les aristocrates, mais qu'on allait faire le triage de ces patriotes, et qu'on leur donnerait à la fois la liberté et des armes. Ronsin, en grand costume de général de l'armée révolutionnaire, avec une écharpe tricolore, une houppe rouge, et entouré de quelques-uns de ses officiers, parcourait les prisons, se faisait montrer les écrous, et formait des listes.

On était au 15 ventôse. La section Marat, présidée par Momoro, s'assemble, et, indignée, dit-elle, des machinations des ennemis du peuple, elle déclare en masse qu'elle est debout, qu'elle va voiler le tableau de la déclaration des droits, et qu'elle restera dans cet état jusqu'à ce que les subsistances et la liberté soient assurées au peuple, et que ses ennemis soient punis. Dans la même soirée, les cordeliers s'assemblent en tumulte; on fait chez eux le tableau des souffrances publiques; on raconte les persécutions qu'ont récemment essuyées les deux grands patriotes Vincent et Ronsin, lesquels, dit-on, étaient malades au Luxembourg, sans pouvoir obtenir un médecin qui les saignât. En conséquence, on déclare la patrie en danger, et on voile la déclaration des droits de l'homme. C'est ainsi que toutes les insurrections avaient commencé, par la déclaration que les lois étaient suspendues, et que le peuple rentrait dans l'exercice de sa souveraineté.

Le lendemain 16, la section Marat et les cordeliers se présentent à la commune pour lui signifier leurs arrêtés, et pour l'entraîner aux mêmes démarches. Pache avait eu soin de ne pas s'y rendre. Le nommé Lubin présidait le conseil général. Il répond à la députation avec un embarras visible; il dit que dans le moment où la convention prend des mesures si énergiques contre les ennemis de la révolution, et pour secourir les patriotes indigens, il est étonnant qu'on donne un signal de détresse, et qu'on voile la déclaration des droits. Feignant ensuite de justifier le conseil général, comme s'il était accusé, Lubin ajoute que le conseil a fait tous ses efforts pour assurer les subsistances et en régler la distribution. Chaumette tient des discours tout aussi vagues. Il recommande la paix, requiert le rapport sur la culture des jardins de luxe, et sur l'approvisionnement de la capitale, qui, d'après les décrets, devait être approvisionnée comme une place de guerre.

Ainsi les chefs de la commune hésitaient, et le mouvement, quoique tumultueux, n'était pas assez fort pour les entraîner, et leur inspirer le courage de trahir le comité et la convention. Le désordre néanmoins était grand. L'insurrection commençait comme toutes celles qui avaient jadis réussi, et ne devait pas inspirer de moindres craintes. Par une rencontre fâcheuse, le comité de salut public était privé, dans le moment, de ses membres les plus influens: Billaud-Varennes, Jean-Bon-Saint-André, étaient absens pour affaires d'administration; Couthon et Robespierre étaient malades, et celui-ci ne pouvait pas venir gouverner ses fidèles jacobins. Il ne restait que Saint-Just et Collot-d'Herbois pour déjouer cette tentative. Ils se rendent tous les deux à la convention, où l'on s'assemblait en tumulte, et où l'on tremblait d'effroi. Sur leur proposition, on mande aussitôt Fouquier-Tinville; on le charge de rechercher sur-le-champ les distributeurs des écrits incendiaires répandus dans les marchés, les agitateurs qui troublent les sociétés populaires, tous les conspirateurs enfin qui menacent la tranquillité publique. On lui enjoint par décret de les arrêter sur-le-champ, et d'en faire sous trois jours son rapport à la convention.

C'était peu d'avoir un décret de la convention, car elle ne les avait jamais refusés contre les perturbateurs; et elle n'en avait pas laissé manquer les girondins contre la commune insurgée; mais il fallait assurer l'exécution de ces décrets en se rendant maîtres de l'opinion. Collot, qui avait une grande popularité aux Jacobins et aux Cordeliers par son éloquence de club, et surtout par une énergie de sentimens révolutionnaires bien connue, est chargé de cette journée, et se rend en hâte aux Jacobins. À peine sont-ils assemblés qu'il leur fait le tableau des factions qui menacent la liberté, et des complots qu'elles préparent: «Une nouvelle campagne va s'ouvrir, dit-il, les soins du comité qui ont si heureusement terminé la campagne dernière, allaient assurer à la république des victoires nouvelles. Comptant sur votre confiance et votre approbation, qu'il a toujours eu en vue de mériter, il se livrait à ses travaux; mais tout à coup nos ennemis ont voulu l'entraver dans sa marche; ils ont soulevé autour de lui les patriotes, pour les lui opposer et les faire égorger entre eux. On veut faire de nous des soldats de Cadmus; on veut nous immoler par la main les uns des autres. Mais non, nous ne serons point les soldats de Cadmus! grâce à votre bon esprit, nous resterons amis, et nous ne serons que les soldats de la liberté! Appuyé sur vous, le comité saura résister avec énergie, comprimer les agitateurs, les rejeter hors des rangs des patriotes, et, après ce sacrifice indispensable, poursuivre ses travaux et vos victoires. Le poste où vous nous avez placés est périlleux, ajoute Collot; mais aucun de nous ne tremble devant le danger. Le comité de sûreté générale accepte sa pénible mission de surveiller et de poursuivre tous les ennemis qui trament en secret contre la liberté; le comité de salut public ne néglige rien pour suffire à son immense tâche; mais tous deux ont besoin d'être soutenus par vous. Dans ces jours de danger, nous sommes peu nombreux. Billaud, Jean-Bon, sont absens; nos amis Couthon et Robespierre sont malades. Nous restons donc en petit nombre pour combattre les ennemis du bien public; il finit que vous nous souteniez ou que nous nous retirions.—Non, non, s'écrient les jacobins. Ne vous retirez pas; nous vous soutiendrons.» Des applaudissemens nombreux accompagnent ces paroles encourageantes. Collot poursuit et raconte alors ce qui s'est passé aux Cordeliers. «Il est, dit-il, des hommes qui n'ont jamais eu le courage de souffrir pendant quelques jours de détention, des hommes qui n'ont rien essuyé pendant la révolution, des hommes dont nous avions pris la défense quand nous les avons crus opprimés, et qui ont voulu amener une insurrection dans Paris, parce qu'ils avaient été détenus quelques instans. Une insurrection, parce que deux hommes ont souffert, parce qu'un médecin ne les a pas saignés pendant qu'ils étaient malades!... Anathème à ceux qui demandent une insurrection!...» Oui, oui, anathème! s'écrient tous les jacobins en masse. «Marat était cordelier, reprend Collot, Marat était jacobin; eh bien! lui aussi fut persécuté, beaucoup plus sans doute que ces hommes d'un jour; on le traîna devant le tribunal, où ne devaient comparaître que des aristocrates: provoqua-t-il une insurrection?... Non, l'insurrection sacrée, l'insurrection qui doit délivrer l'humanité de tous ceux qui l'oppriment, prend naissance dans des sentimens plus généreux que le petit sentiment où l'on veut nous entraîner; mais nous n'y tomberons pas. Le comité de salut public ne cédera pas aux intrigans; il prend des mesures fortes et vigoureuses; et, dût-il périr, il ne reculera pas devant une tâche aussi glorieuse.»

À peine Collot a-t-il achevé que Momoro veut prendre la parole pour justifier la section Marat et les cordeliers. Il convient qu'un voile a été jeté sur la déclaration des droits, mais il désavoue les autres faits; il nie le projet d'insurrection, et soutient que la section Marat et les cordeliers sont animés des meilleurs sentimens. Des conspirateurs qui se justifient sont perdus. Dès qu'ils ne peuvent pas avouer l'insurrection, et que le seul énoncé du but ne fait pas éclater un élan de l'opinion en leur faveur, ils ne peuvent plus rien. Momoro est écouté avec une désapprobation marquée; et Collot est chargé d'aller, au nom des jacobins, fraterniser avec les cordeliers, et ramener ces frères égarés par de perfides suggestions.

La nuit était fort avancée, Collot ne pouvait se rendre aux Cordeliers que le lendemain 17; mais le danger, quoique d'abord effrayant, n'était déjà plus redoutable. Il devenait évident que l'opinion n'était pas favorablement disposée pour les conjurés, si on peut leur donner ce nom. La commune avait reculé, les jacobins étaient restés au comité et à Robespierre, quoiqu'il fût absent et malade. Les cordeliers impétueux, mais faiblement dirigés, et surtout délaissés par la commune et les jacobins, ne pouvaient manquer de céder à la faconde de Collot-d'Herbois, et à l'honneur de voir dans leur sein un membre aussi fameux du gouvernement. Vincent avec sa frénésie, Hébert avec son sale journal dont il multipliait les numéros, Momoro avec ses arrêtés de la section Marat, ne pouvaient déterminer un mouvement décisif. Ronsin seul, avec ses épauletiers et des munitions assez considérables, aurait pu tenter un coup de main. Il en aurait eu l'audace, mais soit qu'il ne trouvât pas la même audace dans ses amis, soit qu'il ne comptât point assez sur sa troupe, il n'agit pas, et du 16 au 17, tout se borna en agitations et en menaces. Les épauletiers répandus dans les sociétés populaires y causèrent un grand tumulte, mais n'osèrent pas recourir aux armes.

Le 17 au soir, Collot se rendit aux Cordeliers, où il fut accueilli par de grands applaudissemens. Il leur dit que des ennemis secrets de la révolution cherchaient à égarer leur patriotisme; qu'on avait voulu déclarer la république en état de détresse, tandis que dans le moment la royauté et l'aristocratie étaient seules aux abois; qu'on avait cherché à diviser les cordeliers et les jacobins, mais qu'ils devaient composer au contraire une seule famille, unie de principes et d'intentions; que ce projet d'insurrection, ce voile jeté sur la déclaration des droits, réjouissaient les aristocrates, et que la veille ils avaient tous imité cet exemple, et voilé dans leurs salons la déclaration des droits; et qu'ainsi, pour ne pas combler de satisfaction l'ennemi commun, ils devaient se hâter de dévoiler le code sacré de la nature. Les cordeliers furent entraînés, quoiqu'il y eût parmi eux un grand nombre de commis de Bouchotte; ils se hâtèrent de faire acte de repentir; ils arrachèrent le crêpe jeté sur la déclaration des droits, et le remirent à Collot, en le chargeant d'assurer aux jacobins qu'ils marcheraient toujours dans la même voie.

Collot-d'Herbois courut annoncer aux jacobins leur victoire sur les cordeliers et sur les ultra-révolutionnaires. Les conjurés étaient donc abandonnés de toutes parts; il ne leur restait que la ressource d'un coup de main, qui, avons-nous dit, était presque impossible. Le comité de salut public résolut de prévenir tout mouvement de leur part, en faisant arrêter les principaux chefs, et en les envoyant sur-le-champ au tribunal révolutionnaire. Il enjoignit à Fouquier de rechercher les faits dont on pourrait composer une conspiration, et de préparer tout de suite un acte d'accusation. Saint-Just fut chargé en même temps de faire un rapport à la convention, contre les factions réunies qui menaçaient la tranquillité de l'état.

Le 23 ventôse (13 mars), Saint-Just présente son rapport. Suivant le système adopté, il montre toujours l'étranger faisant agir deux factions; l'une composée d'hommes séditieux, incendiaires, pillards, diffamateurs, athées, qui voulaient amener le bouleversement de la république par l'exagération; l'autre, composée de corrompus, d'agioteurs, de concussionnaires, qui, s'étant laissé séduire par l'appât des jouissances, voulaient énerver la république et la déshonorer. Il dit que l'une de ces deux factions avait pris l'initiative, qu'elle avait essayé de lever l'étendard de la révolte, mais qu'elle allait être arrêtée, et qu'il venait en conséquence demander un décret de mort contre tous ceux, en général, qui avaient médité la subversion des pouvoirs, machiné la corruption de l'esprit public et des moeurs républicaines, entravé l'arrivage des subsistances, et contribué de quelque manière au plan ourdi par l'étranger. Saint-Just ajoute ensuite que, dès cet instant, il fallait METTRE A L'ORDRE DU JOUR, LA JUSTICE, LA PROBITÉ, ET TOUTES LES VERTUS RÉPUBLICAINES.

Dans ce rapport, écrit avec une violence fanatique, toutes les factions étaient également menacées; mais il n'y avait de clairement dévoués aux coups du tribunal révolutionnaire que les conspirateurs ultra-révolutionnaires, tels que Ronsin, Vincent, Hébert, etc., et les corrompus Chabot, Bazire, Fabre, Julien, fabricateurs du faux décret. Une sinistre réticence était gardée envers ceux que Saint-Just appelait les indulgens et les modérés.

Dans la soirée du même jour, Robespierre se rend aux jacobins avec Couthon, et ils sont tous les deux couverts d'applaudissemens. On les entoure, on les félicite du rétablissement de leur santé, et on promet à Robespierre un dévouement sans bornes. Il demande pour le lendemain une séance extraordinaire, afin d'éclaircir le mystère de la conspiration découverte. La séance est résolue. L'empressement de la commune n'est pas moins grand. Sur la proposition de Chaumette lui-même, on fait demander le rapport que Saint-Just avait prononcé à la convention, et on envoie à l'imprimerie de la République en chercher un exemplaire pour en faire lecture. Tout se soumet avec docilité à l'autorité triomphante du comité de salut public. Dans cette nuit du 23 au 24, Fouquier-Tinville fait arrêter Hébert, Vincent, Ronsin, Momoro, Mazuel, l'un des officiers de Ronsin, enfin le banquier étranger Kock, agioteur et ultra-révolutionnaire, chez lequel Hébert, Ronsin et Vincent mangeaient fréquemment, et formaient tous leurs projets. De cette manière, le comité avait deux banquiers étrangers, pour persuader à tout le monde que les deux factions étaient mues par la coalition. Le baron de Batz devait servir à prouver ce fait contre Chabot, Julien, Fabre, contre tous les corrompus et les modérés; Kock devait servir à prouver la même chose contre Vincent, Ronsin, Hébert et les ultra-révolutionnaires.

Les dénoncés se laissèrent arrêter sans résistance, et furent envoyés le lendemain au Luxembourg. Les prisonniers accoururent avec joie pour voir arriver ces furieux qui les avaient tant effrayés en les menaçant d'un nouveau septembre. Ronsin montra beaucoup de fermeté et d'insouciance; le lâche Hébert était défait et abattu, Momoro consterné. Vincent avait des convulsions. Le bruit de ces arrestations se répandit aussitôt dans Paris, et y produisit une joie universelle. Malheureusement, on ajoutait que ce n'était point fini, et qu'on allait frapper les hommes de toutes les factions. La même chose fut répétée dans la séance extraordinaire des Jacobins. Après que chacun eut rapporté ce qu'il savait de la conspiration, de ses auteurs, de leurs projets, on ajouta que, du reste, toutes les trames seraient connues, et qu'un rapport serait fait sur des hommes autres que ceux qui étaient actuellement poursuivis.

Les bureaux de la guerre, l'armée révolutionnaire, les cordeliers, venaient d'être frappés dans la personne de Vincent, Ronsin, Hébert, Mazuel, Momoro et consorts. On voulait sévir aussi contre la commune. Il n'était bruit que de la dignité de grand-juge réservée à Pache; mais on le savait incapable de s'engager dans une conspiration, docile à l'autorité supérieure, respecté du peuple, et on ne voulut pas frapper un trop grand coup en l'adjoignant aux autres. On préféra faire arrêter Chaumette, qui n'était ni plus hardi ni plus dangereux que Pache, mais qui était, par vanité et engouement, l'auteur des plus imprudentes déterminations de la commune, et l'un des apôtres les plus zélés du culte de la Raison. On arrêta donc le malheureux Chaumette; on l'envoya au Luxembourg avec l'évêque Gobel, auteur de la grande scène d'abjuration, et avec Anacharsis Clootz, déjà exclu des Jacobins et de la convention pour son origine étrangère, sa noblesse, sa fortune, sa république universelle et son athéisme.

Lorsque Chaumette arriva au Luxembourg, les suspects accoururent au-devant de lui, et l'accablèrent de railleries. Le malheureux, avec un grand penchant à la déclamation, n'avait rien de l'audace de Ronsin, ni de la fureur de Vincent. Ses cheveux plats, ses regards tremblans lui donnaient les apparences d'un missionnaire; et il avait été véritablement celui du nouveau culte. Ceux-ci lui rappelaient ses réquisitoires contre les filles de joie, contre les aristocrates, contre la famine, contre les suspects. Un prisonnier lui dit en s'inclinant: «Philosophe Anaxagoras, je suis suspect, tu es suspect, nous sommes suspects.» Chaumette s'excusa avec un ton soumis et tremblant. Mais dès ce moment il n'osa plus sortir de sa cellule, ni se rendre dans la cour des prisonniers.

Le comité, après avoir fait arrêter ces malheureux, fit rédiger par le comité de sûreté générale l'acte d'accusation contre Chabot, Bazire, Delaunay, Julien de Toulouse et Fabre. Tous cinq furent mis en accusation, et déférés au tribunal révolutionnaire. Dans le même moment, on apprit qu'une émigrée, poursuivie par un comité révolutionnaire, avait trouvé asile chez Hérault-Séchelles. Déjà ce député si connu, qui joignait à une grande fortune une grande naissance, une belle figure, un esprit plein de politesse et de grâce, qui était l'ami de Danton, de Camille Desmoulins, de Proli, et qui souvent s'effrayait de se voir dans les rangs de ces révolutionnaires terribles, était devenu suspect, et on avait oublié qu'il était l'auteur principal de la constitution. Le comité se hâta de le faire arrêter, d'abord parce qu'il ne l'aimait pas, ensuite pour prouver qu'il frapperait sans aucun ménagement les modérés surpris en faute, et qu'il ne serait pas plus indulgent pour eux que pour les autres coupables. Ainsi, les coups du redoutable comité tombaient à la fois sur les hommes de tous les rangs, de toutes les opinions, de tous les mérites.

Le 1er germinal (20 mars), commença le procès d'une partie des conspirateurs. On réunit dans la même accusation Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, Mazuel, le banquier Kock, le jeune Lyonnais Leclerc, devenu chef de division dans les bureaux de Bouchotte, les nommés Ancar, Ducroquet, commissaires aux subsistances, et quelques autres membres de l'armée révolutionnaire et des bureaux de la guerre. Pour continuer la supposition de complicité entre là faction ultra-révolutionnaire et la faction de l'étranger, on confondit encore dans la même accusation Proli, Dubuisson, Pereyra, Desfieux, qui n'avaient jamais eu aucun rapport avec les autres accusés. Chaumette fut réservé pour figurer plus tard avec Gobel et les autres auteurs des scènes du culte de la Raison; enfin, si Clootz, qui aurait dû être associé à ces derniers, fut adjoint à Proli, c'est en sa qualité d'étranger. Les accusés étaient au nombre de dix-neuf. Ronsin et Clootz étaient les plus hardis et les plus fermes. «Ceci, dit Ronsin à ses co-accusés, est un procès politique; à quoi bon tous vos papiers et vos préparatifs de justification? Vous serez condamnés. Lorsqu'il fallait agir, vous avez parlé; sachez mourir. Pour moi, je jure que vous ne me verrez pas broncher, tâchez d'en faire autant.» Les misérables Hébert et Momoro se lamentaient, en disant que la liberté était perdue! «La liberté perdue, s'écria Ronsin, parce que quelques misérables individus vont périr! La liberté est immortelle; nos ennemis succomberont après nous, et la liberté leur survivra à tous.» Comme ils s'accusaient entre eux, Clootz les exhorta à ne pas aggraver leurs maux par des invectives mutuelles, et il leur cita cet apologue fameux:

Je rêvais cette nuit que de mal consumé,

Côte à côte d'un gueux on m'avait inhumé.

La citation eut son effet, et ils cessèrent de se reprocher leurs malheurs. Clootz, plein encore de ses opinions philosophiques jusqu'à l'échafaud, poursuivit les derniers restes de déisme qui pouvait demeurer en eux, et ne cessa de leur prêcher jusqu'au bout la nature et la raison, avec un zèle ardent et un inconcevable mépris de la mort. Ils furent amenés au tribunal, au milieu d'un concours immense de spectateurs. On a vu, par le récit de leur conduite, à quoi se réduisait leur conspiration. Clubistes du dernier rang, intrigans de bureaux, coupe-jarrets enrégimentés dans l'armée révolutionnaire, ils avaient l'exagération des inférieurs, des porteurs d'ordres, qui outrent toujours leur mandat. Ainsi, ils avaient voulu pousser le gouvernement révolutionnaire jusqu'à en faire une simple commission militaire, l'abolition des superstitions jusqu'à la persécution des cultes, les moeurs républicaines jusqu'à la grossièreté, la liberté de langage jusqu'à la bassesse la plus dégoûtante, enfin la défiance et la sévérité démocratiques à l'égard des hommes jusqu'à la diffamation la plus atroce. De mauvais propos contre la convention et le comité, des projets de gouvernement en paroles, des motions aux Cordeliers et dans les sections, de sales pamphlets, une visite de Ronsin dans les prisons, pour y rechercher s'il n'y avait pas de patriotes renfermés, comme lui venait de l'être, enfin quelques menaces, et l'essai d'un mouvement sous le prétexte de la disette, tels étaient leurs complots. Il n'y avait là que sottises et ordures de mauvais sujets. Mais une conspiration profondément ourdie et correspondant avec l'étranger était fort au-dessus de ces misérables. C'était une perfide supposition du comité, que l'infâme Fouquier-Tinville fut chargé de démontrer au tribunal, et que le tribunal eut ordre d'adopter.

Les mauvais propos que Vincent et Ronsin s'étaient permis contre Legendre, en dînant avec lui chez Pache, leurs propositions réitérées d'organiser le pouvoir exécutif, furent allégués comme attestant le projet d'anéantir la représentation nationale et le comité de salut public. Leurs repas chez le banquier Kock furent donnés comme la preuve de leur correspondance avec l'étranger. A cette preuve on en ajouta une autre. Des lettres écrites de Paris à Londres, et insérées dans les journaux anglais, annonçaient que, d'après l'agitation qui régnait, des mouvemens étaient présumables. Ces lettres, dit-on aux accusés, démontrent que l'étranger était dans votre confidence, puisqu'il prédisait d'avance vos complots. La disette, qu'ils avaient reprochée au gouvernement pour soulever le peuple, leur fut imputée à eux seuls; et Fouquier, rendant calomnie pour calomnie, leur soutint qu'ils étaient cause de cette disette, en faisant piller sur les routes les charrettes de légumes et de fruits. Les munitions rassemblées à Paris pour l'armée révolutionnaire leur furent reprochées comme des préparatifs de conspiration. La visite de Ronsin dans les prisons fut donnée comme preuve du projet d'armer les suspects, et de les déchaîner dans Paris. Enfin, les écrits répandus dans les halles, et le voile jeté sur la déclaration des droits, furent considérés comme un commencement d'exécution. Hébert fut couvert d'infamie. A peine lui reprocha-t-on ses actes politiques et son journal, on se contenta de lui prouver des vols de chemises et de mouchoirs.

Mais laissons là ces honteuses discussions entre ces bas accusés et le bas accusateur dont se servait un gouvernement terrible pour consommer les sacrifices qu'il avait ordonnés. Retiré dans sa sphère élevée, ce gouvernement désignait les malheureux qui lui faisaient obstacle, et laissait à son procureur-général Fouquier le soin de satisfaire aux formes avec des mensonges. Si, dans cette vile tourbe de victimes sacrifiées au besoin de la tranquillité publique, quelques-unes méritent d'être mises à part, ce sont ces malheureux étrangers, Proli, Anacharsis Clootz, condamnés comme agens de la coalition. Proli, comme nous l'avons dit, connaissant la Belgique, sa patrie, avait blâmé la violence ignorante des jacobins dans ce pays; il avait admiré les talens de Dumouriez, et il en convint au tribunal. Sa connaissance des cours étrangères l'avait deux ou trois fois rendu utile à Lebrun, et il l'avoua encore. «Tu as blâmé, lui dit-on, le système révolutionnaire en Belgique, tu as admiré Dumouriez, tu as été l'ami de Lebrun, tu es donc l'agent de l'étranger.» Il n'y eut pas un autre fait allégué. Quant à Clootz, sa république universelle, son dogme de la raison, ses cent mille livres de rente, et quelques efforts tentés par lui pour sauver une émigrée, suffirent pour le convaincre. A peine le troisième jour des débats était-il commencé, que le jury se déclara suffisamment éclairé, et condamna pêle-mêle ces intrigans, ces brouillons et ces malheureux étrangers à la peine de mort. Un seul fut absous; ce fut le nommé Laboureau, qui, dans cette affaire, avait servi d'espion au comité de salut public. Le 4 germinal (24 mars), à quatre heures de l'après-midi, les condamnés furent conduits au lieu du supplice. La foule était aussi grande qu'à aucune des exécutions précédentes. On louait des places sur des charrettes, sur des tables disposées autour de l'échafaud. Ni Ronsin, ni Clootz ne bronchèrent, pour nous servir de leur terrible expression. Hébert, accablé de honte, découragé par le mépris, ne prenait aucun soin de surmonter sa lâcheté; il tombait à chaque instant en défaillance, et la populace, aussi vile que lui, suivait la fatale charrette, en répétant le cri des petits colporteurs: Il est bougrement en colère le Père Duchêne.

Ainsi furent sacrifiés ces misérables à l'indispensable nécessité d'établir un gouvernement ferme et vigoureux: et ici, le besoin d'ordre et d'obéissance n'était pas un de ces sophismes à l'aide desquels les gouvernement immolent leurs victimes. Toute l'Europe menaçait la France, tous les brouillons voulaient s'emparer de l'autorité, et compromettaient le salut commun par leurs luttes. Il était indispensable que quelques hommes plus énergiques s'emparassent de cette autorité disputée, l'occupassent à l'exclusion de tous, et pussent ainsi s'en servir pour résister à l'Europe. Si on éprouve un regret, c'est de voir employer le mensonge contre ces misérables, c'est de voir parmi eux un homme d'un ferme courage, Ronsin; un fou inoffensif, Clootz; un étranger, intrigant peut-être, mais point conspirateur, et plein de mérite, le malheureux Proli.

A peine les hébertistes avaient-ils subi leur supplice, que les indulgens montrèrent une grande joie, et dirent qu'ils n'avaient donc pas tort de dénoncer Hébert, Ronsin, Vincent, puisque le comité de salut public et le tribunal révolutionnaire venaient de les envoyer à la mort. «De quoi donc nous accuse-t-on? disaient-ils. Nous n'avons eu d'autre tort que de reprocher à ces factieux de vouloir bouleverser la république, détruire la convention nationale, supplanter le comité de salut public, joindre le danger des guerres religieuses à celui des guerres civiles, et amener une confusion générale. C'est là justement ce que leur ont reproché Saint-Just et Fouquier-Tinville en les envoyant à l'échafaud. En quoi pouvons-nous être des conspirateurs, des ennemis de la république?»

Rien n'était plus juste que ces réflexions, et le comité pensait exactement comme Danton, Camille Desmoulins, Philippeau, Fabre, sur le danger de cette turbulence anarchique. La preuve, c'est que Robespierre, depuis le 31 mai, n'avait cessé de défendre Danton et Camille, et d'accuser les anarchistes. Mais, nous l'avons dit, en frappant ces derniers, le comité s'exposait à passer pour modéré, et il fallait qu'il déployât d'autre part la plus grande rigueur, pour ne pas compromettre sa réputation révolutionnaire. Il fallait, tout en pensant comme Danton et Camille, qu'il censurât leurs opinions, qu'il les immolât dans ses discours, et parût ne pas les favoriser plus que les hébertistes eux-mêmes. Dans le rapport contre les deux factions, Saint-Just avait autant accusé l'une que l'autre, et avait gardé un silence menaçant à l'égard des indulgens. Aux Jacobins, Collot avait dit que ce n'était pas fini, et qu'on préparait un rapport contre d'autres individus que ceux qui étaient arrêtes. A ces menaces s'était jointe l'arrestation d'Hérault-Séchelles, ami de Danton, et l'un des hommes les plus estimés de ce temps-là. De tels faits n'annonçaient pas l'intention de faiblir, et néanmoins on disait encore de toutes parts que le comité allait revenir sur ses pas, qu'il allait adoucir le système révolutionnaire, et sévir contre les égorgeurs de toute espèce. Ceux qui désiraient ce retour à une politique plus clémente, les détenus, leurs familles, tous les citoyens paisibles en un mot, poursuivis sous le nom d'indifférens, se livrèrent à des espérances indiscrètes, et dirent hautement qu'enfin le régime des lois de sang allait finir. Ce fut bientôt l'opinion générale; elle se répandit dans les départemens, et surtout dans celui du Rhône, ou depuis quelques mois s'exerçaient de si affreuses vengeances, et où Ronsin avait causé un si grand effroi. On respira un moment à Lyon, on osa regarder en face les oppresseurs, et on sembla leur prédire que leurs cruautés allaient avoir un terme. A ces bruits, à ces espérances de la classe moyenne et paisible, les patriotes s'indignèrent. Les jacobins de Lyon écrivirent à ceux de Paris que l'aristocratie relevait la tête, que bientôt ils n'y pourraient plus tenir, et que si on ne leur donnait des forces et des encouragemens, ils seraient réduits à se donner la mort comme le patriote Gaillard, qui s'était poignardé lors de la première arrestation de Ronsin.

«J'ai vu, dit Robespierre aux Jacobins, des lettres de quelques-uns d'entre les patriotes lyonnais; ils expriment tous le même désespoir, et si l'on n'apporte le remède le plus prompt à leurs maux, ils ne trouveront de soulagement que dans la recette de Caton et de Gaillard. La faction perfide, qui, affectant un patriotisme extravagant, voulait immoler les patriotes, a été exterminée; mais peu importe à l'étranger, il lui en reste une autre. Si Hébert eût triomphé, la convention était renversée, la république tombait dans le chaos, et la tyrannie était satisfaite; mais avec les modérés, la convention perd son énergie, les crimes de l'aristocratie restent impunis, et les tyrans triomphent. L'étranger a donc autant d'espérance avec l'une qu'avec l'autre de ces factions, et il doit les soudoyer toutes sans s'attacher à aucune. Que lui importe qu'Hébert expire sur l'échafaud, s'il lui reste des traîtres d'une autre espèce, pour venir à bout de ses projets? Vous n'avez donc rien fait s'il vous reste une faction à détruire, et la convention est résolue à les immoler toutes jusqu'à la dernière.»

Ainsi le comité avait senti la nécessité de se laver du reproche de modération par un nouveau sacrifice. Robespierre avait défendu Danton, quand une faction audacieuse venait ainsi frapper à ses côtés un des patriotes les plus renommés. Alors la politique, un danger commun, tout l'engageait à défendre son vieux collègue; mais aujourd'hui cette faction hardie n'était plus. En défendant plus long-temps ce collègue dépopularisé, il se compromettait lui-même. D'ailleurs, la conduite de Danton devait réveiller bien des réflexions dans son âme jalouse. Que faisait Danton loin du comité? Entouré de Philippeau, de Camille Desmoulins, il semblait l'instigateur et le chef de cette nouvelle opposition qui poursuivait le gouvernement de censures et de railleries amères. Depuis quelque temps, assis vis-à-vis de cette tribune où venaient figurer les membres du comité, Danton avait quelque chose de menaçant et de méprisant à la fois. Son attitude, ses propos répétés de bouche en bouche, ses liaisons, tout prouvait qu'après s'être isolé du gouvernement, il s'en était fait le censeur, et qu'il se tenait en dehors, comme pour lui faire obstacle avec sa vaste renommée. Ce n'est pas tout: quoique dépopularisé, Danton avait néanmoins une réputation d'audace et de génie politique extraordinaire. Danton immolé, il ne restait plus un grand nom hors du comité; et, dans le comité, il n'y avait plus que des réputations secondaires, Saint-Just, Couthon, Collot-d'Herbois. En consentant à ce sacrifice, Robespierre du même coup détruisait un rival, rendait au gouvernement sa réputation d'énergie, et augmentait surtout son renom de vertu en frappant un homme accusé d'avoir recherché l'argent et les plaisirs. Il était en outre engagé à ce sacrifice par tous ses collègues, encore plus jaloux de Danton qu'il ne l'était lui-même. Couthon et Collot-d'Herbois n'ignoraient pas qu'ils étaient méprisés par ce célèbre tribun. Billaud, froid, bas et sanguinaire, trouvait chez lui quelque chose de grand et d'écrasant. Saint-Just, dogmatique, austère et orgueilleux, était antipathique avec un révolutionnaire agissant, généreux et facile, et il voyait que, Danton mort, il devenait le second personnage de la république. Tous enfin savaient que Danton, dans son projet de faire renouveler le comité, croyait ne devoir conserver que Robespierre. Ils entourèrent donc celui-ci, et n'eurent pas de grands efforts à faire pour lui arracher une détermination si agréable à son orgueil. On ne sait quelles explications amenèrent cette résolution, quel jour elle fut prise; mais tout à coup ils devinrent tous menaçans et mystérieux. Il ne fut plus question de leurs projets. À la convention, aux Jacobins, ils gardèrent un silence absolu. Mais des bruits sinistres se répandirent sourdement. On dit que Danton, Camille, Philippeau, Lacroix, allaient être immolés à l'autorité de leurs collègues. Des amis communs de Danton et de Robespierre, effrayés de ces bruits, et voyant qu'après un tel acte il n'y avait plus une seule tête qui dût être en sécurité, que Robespierre lui-même ne devait pas être tranquille, voulurent rapprocher Robespierre et Danton, et les engagèrent à s'expliquer. Robespierre, se renfermant dans un silence obstiné, refusa de répondre à ces ouvertures, et garda une réserve farouche. Comme on lui parlait de l'ancienne amitié qu'il avait témoignée à Danton, il répondit hypocritement qu'il ne pouvait rien, ni pour ni contre son collègue; que la justice était là pour défendre l'innocence; que pour lui, sa vie entière avait été un sacrifice continuel de ses affections à la patrie; et que si son ami était coupable, il le sacrifierait à regret, mais il le sacrifierait comme tous les autres à la république.

On vit bien que c'en était fait, que cet hypocrite rival ne voulait prendre aucun engagement envers Danton, et qu'il se réservait la liberté de le livrer à ses collègues. En effet, le bruit des prochaines arrestations acquit plus de consistance. Les amis de Danton l'entouraient, le pressaient de sortir de son espèce de sommeil, de secouer sa paresse, et de montrer enfin ce front révolutionnaire qui ne s'était jamais montré en vain dans l'orage. «Je le sais, disait Danton, ils veulent m'arrêter!... Mais non, ajoutait-il, ils n'oseront pas....» D'ailleurs, que pouvait-il faire? Fuir était impossible. Quel pays voudrait donner asile à ce révolutionnaire formidable? Devait-il autoriser par sa fuite toutes les calomnies de ses ennemis? et puis, il aimait son pays. «Emporte-t-on, s'écriait-il, sa patrie à la semelle de ses souliers?» D'autre part, demeurant en France, il lui restait peu de moyens à employer. Les cordeliers appartenaient aux ultra-révolutionnaires, les jacobins à Robespierre. La convention était tremblante. Sur quelle forcé s'appuyer?... Voilà ce que n'ont pas assez considéré ceux qui, ayant vu cet homme si puissant foudroyer le trône au 10 août, soulever le peuple contre les étrangers, n'ont pu concevoir qu'il soit tombé sans résistance. Le génie révolutionnaire ne consiste point à refaire une popularité perdue, à créer des forces qui n'existent pas, mais à diriger hardiment les affections d'un peuple quand on les possède. La générosité de Danton, son éloignement des affaires, lui avaient presque aliéné la faveur populaire, ou du moins ne lui en avaient pas laissé assez pour renverser l'autorité régnante. Dans cette conviction de son impuissance, il attendait, et répétait: Ils n'oseront pas. Il était permis, en effet, de croire que devant un si grand nom, de si grands services, ses adversaires hésiteraient. Puis il retombait dans sa paresse et dans cette insouciance des êtres forts qui attendent le danger sans se trop agiter pour s'y soustraire.

Le comité gardait toujours le plus grand silence, et des bruits sinistres continuaient de se répandre. Six jours s'étaient écoulés depuis la mort d'Hébert; c'était le 9 germinal. Tout à coup les hommes paisibles, qui avaient conçu des espérances indiscrètes en voyant succomber le parti des forcenés, disent que bientôt on sera délivré des deux saints, Marat et Chalier, et que l'on a trouvé dans leur vie de quoi les transformer, aussi vite qu'Hébert, de grands patriotes en scélérats. Ce bruit, qui tenait à l'idée d'un mouvement rétrograde, se propage avec une singulière rapidité, et on entend répéter de tous côtés que les bustes de Marat et de Chalier vont être brisés. Le maladroit Legendre dénonce ces propos à la convention et aux Jacobins, comme pour protester, au nom de ses amis les modérés, contre un projet pareil. «Soyez tranquilles, s'écrie Collot aux Jacobins, de tels propos seront démentis. Nous avons fait tomber la foudre sur les hommes infâmes qui trompaient le peuple, nous leur avons arraché le masque, mais ils ne sont pas les seuls!... Nous arracherons tous les masques possibles. Que les indulgens ne s'imaginent pas que c'est pour eux que nous avons combattu, que c'est pour eux que nous avons tenu ici des séances glorieuses. Bientôt nous saurons les détromper....»

Le lendemain, en effet, 10 germinal (31 mars), le comité de salut public appelle dans son sein le comité de sûreté générale, et, pour donner plus d'autorité à ses mesures, le comité de législation lui-même. Dès que tous les membres sont réunis, Saint-Just prend la parole, et, dans un de ces rapports violens et perfides qu'il savait si bien rédiger, il dénonce Danton, Desmoulins, Philippeau, Lacroix, et propose leur arrestation. Les membres des deux autres comités, consternés mais tremblans, n'osent pas résister, et croient éloigner le danger de leur personne en donnant leur adhésion. Le plus grand silence est commandé, et, dans la nuit du 10 au 11 germinal, Danton, Lacroix, Philippeau, Camille Desmoulins, sont arrêtés à l'improviste et conduits au Luxembourg.

Dès le matin, le bruit en était répandu dans Paris, et y avait causé une espèce de stupeur. Les membres de la convention se réunissent, et gardent un silence mêlé d'effroi. Le comité, qui toujours se faisait attendre, et avait déjà toute l'insolence du pouvoir, n'était point encore arrivé. Legendre, qui n'était pas assez important pour avoir été arrêté avec ses amis, s'empresse de prendre la parole: «Citoyens, dit-il, quatre membres de cette assemblée sont arrêtés de cette nuit; je sais que Danton en est un, j'ignore le nom des autres; mais, quels qu'ils soient, je demande qu'ils puissent être entendus à la barre. Citoyens, je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi-même, et je ne crois pas que personne ait rien à me reprocher; je n'attaquerai aucun membre des comités de salut public et de sûreté générale, mais j'ai le droit de craindre que des haines particulières et des passions individuelles n'arrachent à la liberté des hommes qui lui ont rendu les plus grands et plus utiles services. L'homme qui, en septembre 92, sauva la France par son énergie, mérite d'être entendu, et doit avoir la faculté de s'expliquer lorsqu'on l'accuse d'avoir trahi la patrie.»

Procurer à Danton la faculté de parler à la convention était le meilleur moyen de le sauver, et de démasquer ses adversaires. Beaucoup de membres, en effet, opinaient pour qu'il fût entendu; mais, dans ce moment, Robespierre, devançant le comité, arrive au milieu de la discussion, monte à la tribune, et, avec un ton colère et menaçant, parle en ces termes: «Au trouble depuis longtemps inconnu qui règne dans cette assemblée, à l'agitation qu'a produite le préopinant, on voit bien qu'il est question ici d'un grand intérêt, qu'il s'agit de savoir si quelques hommes l'emporteront aujourd'hui sur la patrie. Mais comment pouvez-vous oublier vos principes, jusqu'à vouloir accorder aujourd'hui à certains individus ce que vous avez naguère refusé à Chabot, Delaunay et Fabre-d'Églantine? Pourquoi cette différence en faveur de quelques hommes? Que m'importent à moi les éloges qu'on se donne à soi et à ses amis?... Une trop grande expérience nous a appris à nous défier de ces éloges. Il ne s'agit plus de savoir si un homme a commis tel ou tel acte patriotique, mais quelle a été toute sa carrière.

«Legendre paraît ignorer le nom de ceux qui sont arrêtés. Toute la convention les connaît. Son ami Lacroix est du nombre des détenus; pourquoi Legendre feint-il de l'ignorer? Parce qu'il sait bien qu'on ne peut, sans impudeur, défendre Lacroix. Il a parlé de Danton, parce qu'il croit qu'à ce nom sans doute est attaché un privilège.... Non, nous ne voulons pas de privilèges, nous ne voulons point d'idoles!...»

A ces derniers mots, des applaudissemens éclatent, et les lâches, tremblant en ce moment devant une idole, applaudissent néanmoins au renversement de celle qui n'est plus à craindre. Robespierre continue: «En quoi Danton est-il supérieur à Lafayette, à Dumouriez, à Brissot, à Fabre, à Chabot, à Hébert? Que ne dit-on de lui qu'on ne puisse dire d'eux? Cependant les avez-vous ménagés? On vous parle du despotisme des comités, comme si la confiance que le peuple vous a donnée, et que vous avez transmise à ces comités, n'était pas un sûr garant de leur patriotisme. On affecte des craintes; mais, je le dis, quiconque tremble en ce moment est coupable, car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique.»

Ici, nouveaux applaudissemens de ces mêmes lâches qui tremblent, et veulent prouver qu'ils n'ont pas peur. «Et moi aussi, ajoute Robespierre, on a voulu m'inspirer des terreurs. On a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton, le danger pouvait arriver jusqu'à moi. On m'a écrit. Les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsédé de leurs discours; ils ont cru que le souvenir d'une vieille liaison, qu'une foi ancienne dans de fausses vertus, me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien! je déclare que si les dangers de Danton devaient devenir les miens, cette considération ne m'arrêterait pas un instant. C'est ici qu'il nous faut à tous quelque courage et quelque grandeur d'âme. Les âmes vulgaires ou les hommes coupables craignent toujours de voir tomber leurs semblables, parce que, n'ayant plus devant eux une barrière de coupables, ils restent exposés au jour de la vérité; mais s'il existe des âmes vulgaires, il en est d'héroïques dans cette assemblée, et elles sauront braver toutes les fausses terreurs. D'ailleurs le nombre des coupables n'est pas grand; le crime n'a trouvé que peu de partisans parmi nous, et en frappant quelques têtes la patrie sera délivrée.»

Robespierre avait acquis de l'assurance, de l'habileté pour dire ce qu'il voulait, et jamais il n'avait su être aussi habile et aussi perfide. Parler du sacrifice qu'il faisait en abandonnant Danton, s'en faire un mérite, entrer en partage du danger s'il y en avait, et rassurer les lâches en parlant du petit nombre des coupables, était le comble de l'hypocrisie et de l'adresse. Aussi, tous ses collègues décident à l'unanimité que les quatre députés arrêtés dans la nuit ne seront pas entendus par la convention. Dans ce moment, Saint-Just arrive, et lit son rapport. C'est lui qu'on déchaînait contre les victimes, parce qu'à la subtilité nécessaire pour faire mentir les faits et leur donner une signification qu'ils n'avaient pas, il joignait une violence et une vigueur de style rares. Jamais il n'avait été ni plus horriblement éloquent, ni plus faux; car, quelque grande que fût sa haine, elle ne pouvait lui persuader tout ce qu'il avançait. Après avoir longuement calomnié Philippeau, Camille Desmoulins, Hérault-Séchelles, et accusé Lacroix, il arrive enfin à Danton, et imagine les faits les plus faux, ou dénature d'une manière atroce les faits connus. Selon lui, Danton, avide, paresseux, menteur, et même lâche, s'est vendu à Mirabeau, puis aux Lameth, et a rédigé avec Brissot la pétition qui amena la fusillade du Champ-de-Mars, non pas pour abolir la royauté, mais pour faire fusiller les meilleurs citoyens: puis il est allé impunément se délasser, et dévorer à Arcis-sur-Aube le fruit de ses perfidies. Il s'est caché au 10 août, et n'a reparu que pour se faire ministre; alors il s'est lié au parti d'Orléans, et a fait nommer d'Orléans et Fabre à la députation. Ligué avec Dumouriez, n'ayant pour les girondins qu'une haine affectée, et sachant toujours s'entendre avec eux, il était entièrement opposé au 31 mai, et avait voulu faire arrêter Henriot. Lorsque Dumouriez, d'Orléans, les girondins, ont été punis, il a traité avec le parti qui voulait rétablir Louis XVII. Prenant de l'argent, de toute main, de d'Orléans, des Bourbons, de l'étranger, dînant avec les banquiers et les aristocrates, mêlé dans toutes les intrigues, prodigue d'espérances envers tous les partis, vrai Catilina enfin, cupide débauché, paresseux, corrupteur des moeurs publiques, il est allé s'ensevelir une dernière fois à Arcis-sur-Aube, pour jouir de ses rapines. Il en est enfin revenu, et s'est entendu récemment avec tous les ennemis de l'état, avec Hébert et consorts, par le lien commun de l'étranger, pour attaquer le comité et les hommes que la convention avait investis de sa confiance.

A la suite de ce rapport inique, la convention décréta d'accusation Danton, Camille Desmoulins, Philippeau, Hérault-Séchelles et Lacroix.

Ces infortunés avaient été conduits au Luxembourg. Lacroix disait à Danton: «Nous arrêter! nous!... Je ne m'en serais jamais douté!—Tu ne t'en serais jamais douté? reprit Danton; je le savais, moi, on m'en avait averti.—Tu le savais, s'écria Lacroix, et tu n'as pas agi! voilà l'effet de ta paresse accoutumée; elle nous a perdus.—Je ne croyais pas, répondit Danton, qu'ils osassent jamais exécuter leur projet.»

Tous les prisonniers étaient accourus en foule au guichet, pour voir ce célèbre Danton, et cet intéressant Camille, qui avait fait reluire un peu d'espérance dans les cachots. Danton était, selon son usage, calme, fier et assez jovial; Camille, étonné et triste; Philippeau, ému et élevé par le danger. Hérault-Séchelles, qui les avait devancés au Luxembourg de quelques jours, accourut au-devant de ses amis, et les embrassa gaiement. «Quand les hommes, dit Danton, font des sottises, il faut savoir en rire.» Puis apercevant Thomas Payne, il lui dit: «Ce que tu as fait pour le bonheur et la liberté de ton pays, j'ai en vain essayé de le faire pour le mien; j'ai été moins heureux, mais non pas plus coupable.... On m'envoie à l'échafaud; eh bien! mes amis, il faut y aller gaiement....»

Le lendemain 12, l'acte d'accusation fut envoyé au Luxembourg, et les accusés furent transférés à la Conciergerie, pour aller de là au tribunal révolutionnaire. Camille devint furieux en lisant cet acte plein de mensonges odieux. Bientôt il se calma et dit avec affliction: «Je vais à l'échafaud pour avoir versé quelques larmes sur le sort de tant de malheureux. Mon seul regret, en mourant, est de n'avoir pu les servir.» Tous les détenus, quel que fût leur rang et leur opinion, lui portaient l'intérêt le plus vif, et faisaient pour lui des voeux ardens. Philippeau dit quelques mots de sa femme, et resta calme et serein. Hérault-Séchelles conserva cette grâce d'esprit et de manières qui le distinguait même entre les hommes de son rang; il embrassa son fidèle domestique, qui l'avait suivi au Luxembourg, et qui ne pouvait le suivre à la Conciergerie; il le consola et lui rendit le courage. On transféra, en même temps, Fabre, Chabot, Bazire, Delaunay, qu'on voulait juger conjointement avec Danton, pour souiller son procès par une apparence de complicité avec des faussaires. Fabre était malade et presque mourant. Chabot, qui du fond de sa prison n'avait cessé d'écrire à Robespierre, de l'implorer, de lui prodiguer les plus basses flatteries sans parvenir à le toucher, voyait sa mort assurée, et la honte non moins certaine pour lui que l'échafaud: il voulut alors s'empoisonner. Il avala du sublimé corrosif; mais la douleur lui ayant arraché des cris, il avoua sa tentative, accepta des soins, et fut transporté aussi malade que Fabre à la Conciergerie. Un sentiment un peu plus noble parut l'animer au milieu de ses tourmens, ce fut un vif regret d'avoir compromis son ami Bazire, qui n'avait pris aucune part au crime. «Bazire, s'écriait-il, mon pauvre Bazire, qu'as-tu fait?»

A la Conciergerie, les accusés inspirèrent la même curiosité qu'au Luxembourg. Ils occupaient le cachot des girondins. Danton parla avec la même énergie. «C'est à pareil jour, dit-il, que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes. Mon but était de prévenir un nouveau septembre, et non de déchaîner un fléau sur l'humanité.» Puis revenant à son mépris pour ses collègues qui l'assassinaient: «Ces frères Caïn, dit-il, n'entendent rien au gouvernement. Je laisse tout dans un désordre épouvantable....» Il employa alors, pour caractériser l'impuissance du paralytique Couthon et du lâche Robespierre, des expressions obscènes, mais originales, qui annonçaient encore une singulière gaieté d'esprit. Un seul instant il montra un léger regret d'avoir pris part à la révolution: «Il vaudrait mieux, dit-il, être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes.» Ce fut le seul mot de ce genre qu'il prononça.

Lacroix parut étonné en voyant dans les cachots le nombre et le malheureux état des prisonniers. «Quoi! lui dit-on, des charrettes chargées de victimes ne vous avaient pas appris, ce qui se passait dans Paris!» L'étonnement de Lacroix était sincère, et c'est une leçon pour les hommes qui, poursuivant un but politique, ne se figurent pas assez les souffrances individuelles des victimes, et semblent ne pas y croire parce qu'ils ne les voient pas.

Le lendemain 13 germinal, les accusés furent conduits au tribunal au nombre de quinze. On avait réuni ensemble les cinq chefs modérés, Danton, Hérault-Séchelles, Camille, Philippeau, Lacroix; les quatre accusés de faux, Chabot, Bazire, Delaunay, Fabre-d'Églantine; les deux beaux-frères de Chabot, Junius et Emmanuel Frey; le fournisseur d'Espagnac, le malheureux Westermann, accusé d'avoir partagé la corruption et les complots de Danton; enfin deux étrangers, amis des accusés, l'Espagnol Gusman, et le Danois Diederichs. Le but du comité, en faisant cet amalgame, était de confondre les modérés avec les corrompus et avec les étrangers, pour prouver toujours que la modération provenait à la fois du défaut de vertu républicaine et de la séduction de l'or de l'étranger. La foule accourue pour voir les accusés était immense. Un reste de l'intérêt qu'avait inspiré Danton s'était réveillé en sa présence. Fouquier-Tinville, les juges et les jurés, tous révolutionnaires subalternes tirés du néant par sa main puissante, étaient embarrassés en sa présence: son assurance, sa fierté, leur imposaient, et il semblait plutôt l'accusateur que l'accusé. Le président Hermann et Fouquier-Tinville, au lieu de tirer les jurés au sort, comme le voulait la loi, firent un choix, et prirent ce qu'ils appelaient les solides. On interrogea ensuite les accusés. Quand on adressa à Danton les questions d'usage sur son âge et son domicile, il répondit fièrement qu'il avait trente-quatre ans, et que bientôt son nom serait au Panthéon, et lui dans le néant. Camille répondit qu'il avait trente-trois ans, l'âge du sans-culotte Jésus-Christ lorsqu'il mourut. Bazire en avait vingt-neuf. Hérault-Séchelles, Philippeau, en avaient trente-quatre. Ainsi le talent, le courage, le patriotisme, la jeunesse, tout se trouvait encore réuni dans ce nouvel holocauste, comme dans celui des girondins.

Danton, Camille, Hérault-Séchelles et les autres, se plaignirent de voir leur cause confondue avec celle de plusieurs faussaires. Cependant on passa outre. On examina d'abord l'accusation dirigée contre Chabot, Bazire, Delaunay et Fabre d'Églantine. Chabot persista dans son système, et soutint qu'il n'avait pris part à la conspiration des agioteurs que pour la dévoiler. Il ne persuada personne, car il était étrange qu'en y entrant, il n'eût pas secrètement prévenu quelque membre des comités; qu'il l'eût dévoilée si tard, et qu'il eût gardé les fonds dans ses mains. Delaunay fut convaincu; Fabre, malgré son adroite défense, consistant à dire qu'en surchargeant de ratures la copie du décret, il avait cru ne raturer qu'un projet, fut convaincu par Cambon, dont la déposition franche et désintéressée était accablante. Il prouva, en effet, à Fabre que les projets de décrets n'étaient jamais signés, que la copie qu'il avait raturée l'était par tous les membres de la commission des cinq, et que par conséquent il n'avait pu croire ne raturer qu'un simple projet. Bazire, dont la complicité consistait dans la non-révélation, fut à peine écouté dans sa défense, et fut assimilé aux autres par le tribunal. On passa ensuite à d'Espagnac, que l'on accusait d'avoir corrompu Julien de Toulouse pour faire appuyer ses marchés, et d'avoir pris part à l'intrigue de la compagnie des Indes. Ici, des lettres prouvaient les faits, et tout l'esprit de d'Espagnac ne put rien contre cette preuve. On interrogea ensuite Hérault-Séchelles. Bazire était déclaré coupable comme ami de Chabot; Hérault le fut pour avoir été ami de Bazire, pour avoir eu quelque connaissance par lui de l'intrigue des agioteurs, pour avoir favorisé une émigrée, pour avoir été ami des modérés, et pour avoir fait supposer, par sa douceur, sa grâce, sa fortune et ses regrets mal déguisés, qu'il était modéré lui-même. Après Hérault vint le tour de Danton. Un silence profond régna dans l'assemblée quand il se leva pour prendre la parole. «Danton, lui dit le président, la convention vous accuse d'avoir conspiré avec Mirabeau, avec Dumouriez, avec d'Orléans, avec les girondins, avec l'étranger, et avec la faction qui veut rétablir Louis XVII.—Ma voix, répondit Danton avec son organe puissant, ma voix qui tant de fois s'est fait entendre pour la cause du peuple, n'aura pas de peine à repousser la calomnie. Que les lâches qui m'accusent paraissent, et je les couvrirai d'ignominie.... Que les comités se rendent ici, je ne répondrai que devant eux; il me les faut pour accusateurs et pour témoins.... Qu'ils paraissent.... Au reste, peu m'importe, vous et votre jugement.... Je vous l'ai dit: le néant sera bientôt mon asile. La vie m'est à charge, qu'on me l'arrache.... Il me tarde d'en être délivré.» En achevant ces paroles, Danton était indigné, son coeur était soulevé d'avoir à répondre à de pareils hommes. Sa demande de faire comparaître les comités, et sa volonté prononcée de ne répondre que devant eux, avaient intimidé le tribunal, et causé une grande agitation. Une telle confrontation, en effet, eût été cruelle pour eux; ils auraient été couverts de confusion, et la condamnation fût peut-être devenue impossible. «Danton, dit le président, l'audace est le propre du crime; le calme est celui de l'innocence.» A ce mot, Danton s'écrie: «L'audace individuelle est réprimable sans doute; mais cette audace nationale dont j'ai tant de fois donné l'exemple, que j'ai tant de fois mise au service de la liberté, est la plus méritoire de toutes les vertus. Cette audace est la mienne; c'est celle dont je fais ici usage pour la république contre les lâches qui m'accusent. Lorsque je me vois si bassement calomnié, puis-je me contenir? Ce n'est pas d'un révolutionnaire comme moi qu'il faut attendre une défense froide ... les hommes de ma trempe sont inappréciables dans les révolutions ... c'est sur leur front qu'est empreint le génie de la liberté.» En disant ces mots, Danton agitait sa tête et bravait le tribunal. Ses traits si redoutés produisaient une impression profonde. Le peuple, que la force touche, laissait échapper un murmure approbateur. «Moi, continuait Danton, moi accusé d'avoir conspiré avec Mirabeau, avec Dumouriez, avec d'Orléans; d'avoir rampé aux pieds de vils despotes! c'est moi que l'on somme de répondre à la justice inévitable, inflexible!... Et toi, lâche Saint-Just, tu répondras à la postérité de ton accusation contre le meilleur soutien de la liberté.... En parcourant cette liste d'horreurs, ajouta Danton en montrant l'acte d'accusation, je sens tout mon être frémir.» Le président lui recommande de nouveau d'être calme, et lui cite l'exemple de Marat, qui répondit avec respect au tribunal. Danton reprend et dit que, puisqu'on le veut, il va raconter sa vie. Alors il rappelle la peine qu'il eut à parvenir aux fonctions municipales, les efforts que firent les constituans pour l'en empêcher, la résistance qu'il opposa aux projets de Mirabeau, et surtout ce qu'il fit dans cette journée fameuse où, entourant la voiture royale d'un peuple immense, il empêcha le voyage à Saint-Cloud. Puis il rapporte sa conduite lorsqu'il amena le peuple au Champ-de-Mars, pour signer une pétition contre la royauté, et le motif de cette pétition fameuse; l'audace avec laquelle il proposa le premier le renversement du trône en 92; le courage avec lequel il proclama l'insurrection le 9 août au soir; la fermeté qu'il déploya pendant les douze heures de l'insurrection. Suffoqué ici d'indignation, en songeant au reproche qu'on lui fait de s'être caché au moment du 10 août: «Où sont, s'écrie-t-il, les hommes qui eurent besoin de presser Danton pour l'engager à se montrer dans cette journée? Où sont les êtres privilégiés dont il a emprunté l'énergie? Qu'on les fasse paraître, mes accusateurs!... j'ai toute la plénitude de ma tête lorsque je les demande ... je dévoilerai les trois plats coquins qui ont entouré et perdu Robespierre ... qu'ils se produisent ici, et je les plongerai dans le néant, dont ils n'auraient jamais dû sortir....» Le président veut interrompre de nouveau Danton, et agite sa sonnette. Danton en couvre le bruit avec sa voix terrible. «Est-ce que vous ne m'entendez pas? lui dit le président.—La voix d'un homme, reprend Danton, qui défend son honneur et sa vie, doit vaincre le bruit de ta sonnette.» Cependant il était fatigué d'indignation; sa voix était altérée; alors le président l'engage avec égard à prendre quelque repos, pour recommencer sa défense avec plus de calme et de tranquillité.

Danton se tait. On passe à Camille, dont on lit le Vieux Cordelier, et qui se révolte en vain contre l'interprétation donnée à ses écrits. On s'occupe ensuite de Lacroix dont on rappelle amèrement la conduite en Belgique, et qui, à l'exemple de Danton, demande la comparution de plusieurs membres de la convention, et insiste formellement pour l'obtenir.

Cette première séance causa une sensation générale. La foule qui entourait le Palais de Justice, et s'étendait jusque sur les ponts, parut singulièrement émue. Les juges étaient épouvantés; Vadier, Vouland, Amar, les membres les plus méchans du comité de sûreté générale, avaient assisté aux débats, cachés dans l'imprimerie attenant à la salle du tribunal, et communiquant avec cette salle par une petite lucarne. De là ils avaient vu avec effroi l'audace de Danton et les dispositions du public. Ils commençaient à douter que la condamnation fût possible. Hermann et Fouquier s'étaient rendus, immédiatement après l'audience, au comité de salut public, et lui avaient fait part de la demande des accusés qui voulaient faire paraître plusieurs membres de la convention. Le comité commençait à hésiter; Robespierre s'était retiré chez lui; Billaud et Saint-Just étaient seuls présens. Ils défendent à Fouquier de répondre, lui enjoignent de prolonger les débats, d'arriver à la fin des trois jours sans s'être expliqué, et de faire déclarer alors par les jurés qu'ils sont suffisamment instruits.

Pendant que ces choses se passaient au tribunal, au comité et dans Paris, l'émotion n'était pas moindre dans les prisons, où l'on portait un vif intérêt aux accusés, et où l'on ne voyait plus d'espérance pour personne, si de tels révolutionnaires étaient immolés. Il y avait au Luxembourg le malheureux Dillon, ami de Desmoulins et défendu par lui; il avait appris par Chaumette, qui, exposé au même danger, faisait cause commune avec les modérés, ce qui s'était passé au tribunal. Chaumette le tenait de sa femme. Dillon, dont la tête était vive, et qui, en vieux militaire, cherchait quelquefois dans le vin des distractions à ses peines, parla inconsidérément à un nommé Laflotte, enfermé dans la même prison; il lui dit qu'il était temps que les bons républicains levassent la tête contre de vils oppresseurs, que le peuple avait paru se réveiller, que Danton demandait à répondre devant les comités, que sa condamnation était loin d'être assurée, que la femme de Camille Desmoulins, en répandant des assignats, pourrait soulever le peuple, et que si lui parvenait à s'échapper, il réunirait assez d'hommes résolus pour sauver les républicains près d'être sacrifiés par le tribunal. Ce n'étaient là que de vains propos prononcés dans l'ivresse et la douleur. Cependant il paraît qu'il fut question aussi de faire passer mille écus et une lettre à la femme de Camille. Le lâche Laflotte, croyant obtenir la vie et la liberté en dénonçant un complot, courut faire au concierge du Luxembourg une déclaration, dans laquelle il supposa une conspiration près d'éclater au dedans et au dehors des prisons, pour enlever les accusés, et assassiner les membres des deux comités. On verra bientôt quel usage on fit de cette fatale déposition.

Le lendemain l'affluence était la même au tribunal. Danton et ses collègues, aussi fermes et aussi opiniâtres, demandent encore la comparution de plusieurs membres de la convention et des deux comités. Fouquier, pressé de répondre, dit qu'il ne s'oppose pas à ce qu'on appelle les témoins nécessaires. Mais il ne suffit pas, ajoutent les accusés, qu'il n'y mette aucun obstacle, il faut de plus qu'il les appelle lui-même. A cela Fouquier réplique qu'il appellera tous ceux qu'on désignera, excepté les membres de la convention, parce que c'est à l'assemblée qu'il appartient de décider si ses membres peuvent être cités. Les accusés se récrient de nouveau qu'on leur refuse les moyens de se défendre. Le tumulte est à son comble. Le président interroge encore quelques accusés, Westermann, les deux Frey, Gusman, et se hâte de lever la séance.

Fouquier écrivit sur-le-champ une lettre au comité pour lui faire part de ce qui s'était passé, et pour obtenir un moyen de répondre aux demandes des accusés. La situation était difficile, et tout le monde commençait à hésiter. Robespierre affectait de ne pas donner son avis. Saint-Just seul, plus opiniâtre et plus hardi, pensait qu'on ne devait pas reculer, qu'il fallait fermer la bouche aux accusés, et les envoyer à la mort. Dans ce moment, il venait de recevoir la déposition du prisonnier Laflotte, adressée à la police par le guichetier du Luxembourg. Saint-Just y voit le germe d'une conspiration tramée par les accusés, et le prétexte d'un décret qui terminera la lutte du tribunal avec eux. Le lendemain matin, en effet, il se présente à la convention, lui dit qu'un grand danger menace la patrie, mais que c'est le dernier, et qu'en le bravant avec courage elle l'aura bientôt surmonté. «Les accusés, dit-il, présens au tribunal révolutionnaire, sont en pleine révolte; ils menacent le tribunal; ils poussent l'insolence jusqu'à jeter au nez des juges des boules de mie de pain; ils excitent le peuple, et peuvent même l'égarer. Ce n'est d'ailleurs pas tout; ils ont préparé une conspiration dans les prisons; la femme de Camille a reçu de l'argent pour provoquer une insurrection; le général Dillon doit sortir du Luxembourg, se mettre à la tête de quelques conspirateurs, égorger les deux comités, et élargir les coupables.» A ce récit hypocrite et faux, les complaisans se récrient que c'est horrible, et la convention vote à l'unanimité le décret proposé par Saint-Just. En vertu de ce décret, le tribunal doit continuer, sans désemparer, le procès de Danton et de ses complices; et il est autorisé à mettre hors des débats les accusés qui manqueraient de respect à la justice, ou qui voudraient provoquer du trouble. Une copie du décret est expédiée sur-le-champ. Vouland et Vadier viennent l'apporter au tribunal, où la troisième séance était commencée, et où l'audace redoublée des accusés jetait Fouquier dans le plus grand embarras.

Le troisième jour, en effet, les accusés avaient résolu de renouveler leurs sommations. Tous à la fois se lèvent, et pressent Fouquier de faire comparaître les témoins qu'ils ont demandés. Ils exigent plus encore; ils veulent que la convention nomme une commission pour recevoir les dénonciations qu'ils ont à faire contre le projet de dictature qui se manifeste chez les comités. Fouquier, embarrassé, ne sait plus quelle réponse leur faire. Dans le moment, un huissier vient l'appeler. Il passe dans la salle voisine, et trouve Amar et Vouland, qui, tout essoufflés encore, lui disent: «Nous tenons les scélérats, voilà de quoi vous tirer d'embarras;» et ils lui remettent le décret que Saint-Just venait de faire rendre. Fouquier s'en saisit avec joie, rentre à l'audience, demande la parole, et lit le décret affreux. Danton, indigné, se lève alors: «Je prends, dit-il, l'auditoire à témoin que nous n'avons pas insulté le tribunal.—C'est vrai! disent plusieurs voix dans la salle.» Le public entier est étonné, indigné même du déni de justice commis envers les accusés. L'émotion est générale; le tribunal est intimidé. «Un jour, ajoute Danton, la vérité sera connue.... Je vois de grands malheurs fondre sur la France.... Voilà la dictature; elle se montre à découvert et sans voile....» Camille, en entendant parler du Luxembourg, de Dillon, de sa femme, s'écrie avec désespoir: «Les scélérats! non contens de m'égorger, moi, ils veulent égorger ma femme!» Danton aperçoit dans le fond de la salle et dans le corridor, Amar et Vouland, qui se cachaient pour juger de l'effet du décret. Il les montre du poing: «Voyez, s'écrie-t-il, ces lâches assassins; ils nous poursuivent, ils ne nous quitteront pas jusqu'à la mort!» Vadier et Vouland, effrayés, disparaissent. Le tribunal, pour toute réponse, lève la séance.

Le lendemain était le quatrième jour, et le jury avait la faculté de clôturer les débats, en se déclarant suffisamment instruit. En conséquence, sans donner aux accusés le temps de se défendre le jury demande la clôture des débats. Camille entre en fureur, déclare aux jurés qu'ils sont des assassins, et prend le peuple à témoin de cette iniquité. On l'entraîne alors avec ses compagnons d'infortune hors de la salle. Il résiste, et on l'emporte de force. Pendant ce temps, Vadier, Vouland, parlent vivement aux jurés, qui, du reste, n'avaient pas besoin d'être excités. Le président Hermann et Fouquier les suivent dans leur salle. Hermann a l'audace de leur dire qu'on a intercepté une lettre écrite à l'étranger, qui prouve la complicité de Danton avec la coalition. Trois ou quatre jurés seulement osent appuyer les accusés, mais la majorité l'emporte. Le président du jury, le nommé Trinchard, rentre plein d'une joie féroce, et prononce de l'air d'un furieux la condamnation inique.

On ne voulut pas s'exposer à une nouvelle explosion des condamnés, en les faisant remonter de la prison à la salle du tribunal pour entendre leur sentence; un greffier descendit la leur lire. Ils le renvoyèrent sans vouloir le laisser achever, et en s'écriant qu'on pouvait les conduire à la mort. Une fois la condamnation prononcée, Danton, qui avait été soulevé d'indignation, redevint calme et fut rendu à tout son mépris pour ses adversaires. Camille, bientôt apaisé, versa quelques larmes sur son épouse; et, grâce à son heureuse imprévoyance, n'imagina pas qu'elle fût menacée de la mort, ce qui aurait rendu ses derniers momens insupportables. Hérault fut gai comme à l'ordinaire. Tous les accusés furent fermes, et Westermann se montra digne de sa bravoure si célèbre.

Ils furent exécutés le 16 germinal (5 avril). La troupe infâme, payée pour outrager les victimes, suivait les charrettes. Camille, à cette vue, éprouvant un mouvement d'indignation, voulut parler à la multitude, et il vomit contre le lâche et hypocrite Robespierre les plus véhémentes imprécations. Les misérables envoyés pour l'outrager lui répondirent par des injures. Dans son action violente, il avait déchiré sa chemise et avait les épaules nues. Danton, promenant sur cette troupe un regard calme et plein de mépris, dit à Camille: «Reste donc tranquille, et laisse là cette vile canaille.» Arrivé au pied de l'échafaud, Danton allait embrasser Hérault-Séchelles, qui lui tendait les bras: l'exécuteur s'y opposant, il lui adressa, avec un sourire, ces expressions terribles: «Tu peux donc être plus cruel que la mort! Va, tu n'empêcheras pas que dans un moment nos têtes s'embrassent dans le fond du panier.»

Telle fut la fin de ce Danton qui avait jeté un si grand éclat dans la révolution, et qui lui avait été si utile. Audacieux, ardent, avide d'émotions et de plaisirs, il s'était précipité dans la carrière des troubles, et il dut briller surtout les jours de terreur. Prompt et positif, n'étant étonné ni par la difficulté ni par la nouveauté d'une situation extraordinaire, il savait juger les moyens nécessaires, et n'avait peur ni scrupule d'aucun. Il pensa qu'il devenait urgent de terminer les luttes de la monarchie et de la révolution, et il fit le 10 août. En présence des Prussiens, il pensa qu'il fallait contenir la France et l'engager dans le système de la révolution; il ordonna, dit-on, les journées horribles de septembre, et tout en les ordonnant, il sauva une foule de victimes. Au commencement de la grande année 1793, la convention était étonnée à la vue de l'Europe armée; il prononça, en les comprenant dans toute leur profondeur, ces paroles remarquables: «Une nation en révolution est plus près de conquérir ses voisins que d'en être conquise.» Il jugea que vingt-cinq millions d'hommes qu'on oserait mouvoir n'auraient rien à craindre de quelques centaines de mille hommes armés par les trônes. Il proposa de soulever le peuple, de faire payer les riches; il imagina enfin toutes les mesures révolutionnaires qui ont laissé un si terrible souvenir, mais qui ont sauvé la France. Cet homme, si puissant dans l'action, retombait pendant l'intervalle des dangers dans l'indolence et les plaisirs qu'il avait toujours aimés. Il recherchait même les jouissances les plus innocentes, celles que procurent les champs, une épouse adorée et des amis. Alors il oubliait les vaincus, ne pouvait plus les haïr, savait même leur rendre justice, les plaindre et les défendre. Mais pendant ces intervalles de repos, nécessaires à son âme ardente, ses rivaux gagnaient peu à peu, par leur persévérance, la renommée et l'influence qu'il avait acquises en un seul jour de péril. Les fanatiques lui reprochaient son amollissement et sa bonté, et oubliaient qu'en fait de cruautés politiques il les avait égalés tous dans les journées de septembre. Tandis qu'il se confiait en sa renommée, tandis qu'il différait par paresse, et qu'il roulait dans sa tête de nobles projets, pour ramener les lois douces, pour borner le règne de la violence aux jours de danger, pour séparer les exterminateurs irrévocablement engagés dans le sang, des hommes qui n'avaient cédé qu'aux circonstances, pour organiser enfin la France et la réconcilier avec l'Europe, il fut surpris par ses collègues auxquels il avait abandonné le gouvernement. Ceux-ci, en frappant un coup sur les ultra-révolutionnaires, devaient, pour ne point paraître rétrograder, frapper un coup sur les modérés. La politique demandait des victimes; l'envie les choisit, et immola l'homme le plus célèbre et le plus redouté du temps. Danton succomba avec sa renommée et ses services, devant le gouvernement formidable qu'il avait contribué à organiser: mais du moins, par son audace, il rendit un moment sa chute douteuse.

Danton avait un esprit inculte, mais grand, profond, et surtout simple et solide. Il ne savait s'en servir que pour ses besoins, et jamais pour briller; aussi parlait-il peu, et dédaignait d'écrire. Suivant un contemporain, il n'avait aucune prétention, pas même celle de deviner ce qu'il ignorait, prétention si commune aux hommes de sa trempe. Il écoutait Fabre-d'Églantine, et faisait parler sans cesse son jeune et intéressant ami, Camille Desmoulins, dont l'esprit faisait ses délices, et qu'il eut la douleur d'entraîner dans sa chute. Il mourut avec sa force ordinaire, et la communiqua à son jeune ami. Comme Mirabeau, il expira fier de lui-même, et croyant ses fautes et sa vie assez couvertes par ses grands services et ses derniers projets.

Les chefs des deux partis venaient d'être immolés. On leur adjoignit bientôt les restes de ces partis, et on mêla et jugea ensemble les hommes les plus opposés, pour accréditer davantage l'opinion qu'ils étaient complices d'un même complot. Chaumette et Gobel comparurent à côté d'Arthur Dillon et de Simon. Les Grammont père et fils, les Lapallu et autres membres de l'armée révolutionnaire, figurèrent à côté du général Beysser; enfin la femme d'Hébert, ancienne religieuse, comparut à côté de la jeune épouse de Camille Desmoulins, âgée à peine de vingt-trois ans, éclatante de beauté, de grâce et de jeunesse. Chaumette qu'on a vu si soumis et si docile, fut accusé d'avoir conspiré à la commune contre le gouvernement, d'avoir affamé le peuple, et cherché à le soulever par ses réquisitoires extravagans. Gobel fut regardé comme complice de Clootz et de Chaumette. Arthur Dillon avait voulu, dit-on, ouvrir les prisons de Paris, puis égorger la convention et le tribunal pour sauver ses amis. Les membres de l'armée révolutionnaire furent condamnés comme agens de Ronsin. Le général Beysser, qui avait si puissamment contribué à sauver Nantes, à côté de Canclaux, et qui était suspect de fédéralisme, fut considéré comme complice des ultra-révolutionnaires. On sait quel rapprochement il pouvait exister entre l'état-major de Nantes et celui de Saumur. La femme Hébert fut condamnée comme complice de son mari. Assise sur le même banc que la femme de Camille, elle lui disait: «Vous êtes heureuse, vous; aucune charge ne s'élève contre vous. Vous serez sauvée.» En effet, tout ce qu'on pouvait reprocher à cette jeune femme, c'était d'avoir aimé son époux avec passion, d'avoir sans cesse erré avec ses enfans autour de la prison pour voir leur père et le leur montrer. Néanmoins, toutes deux furent condamnées, et les épouses d'Hébert et de Camille périrent comme coupables d'une même conjuration. L'infortunée Desmoulins mourut avec un courage digne de son mari et de sa vertu. Depuis Charlotte Corday et madame Roland, aucune victime n'avait inspiré un intérêt plus tendre et des regrets plus douloureux.

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XIX.

RÉSULTATS DES DERNIÈRES EXÉCUTIONS CONTRE LES PARTIS ENNEMIS DU GOUVERNEMENT.— DÉCRET CONTRE LES EX-NOBLES.— LES MINISTÈRES SONT ABOLIS ET REMPLACÉS PAR DES COMMISSIONS.— EFFORTS DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC POUR CONCENTRER TOUS LES POUVOIRS DANS SA MAIN.— ABOLITION DES SOCIÉTÉS POPULAIRES, EXCEPTÉ CELLE DES JACOBINS.— DISTRIBUTION DU POUVOIR ET DE L'ADMINISTRATION ENTRE LES MEMBRES DU COMITÉ.— LA CONVENTION, D'APRÈS LE RAPPORT DE ROBESPIERRE, DÉCLARE, AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS, LA RECONNAISSANCE DE L'ÊTRE SUPRÊME ET DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.