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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XI

DISTRIBUTION DES PARTIS DEPUIS LE 31 MAI, DANS LA CONVENTION, DANS LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC ET LA COMMUNE.— DIVISIONS DANS LA MONTAGNE.— DISCRÉDIT DE DANTON.— POLITIQUE DE ROBESPIERRE.— ÉVÉNEMENS EN VENDÉE.— DÉFAITE DE WESTERMANN A CHATILLON, ET DU GÉNÉRAL LABAROLIÈRE A VIHIERS.— SIÈGE ET PRISE DE MAYENCE PAR LES PRUSSIENS ET LES AUTRICHIENS.— PRISE DE VALENCIENNES.— DANGERS EXTRÊMES DE LA RÉPUBLIQUE EN AOUT 1793.— ÉTAT FINANCIER.— DISCRÉDIT DES ASSIGNATS.— ÉTABLISSEMENT DU MAXIMUM.— DÉTRESSE PUBLIQUE.— AGIOTAGE.

 

Des triumvirs si fameux, il ne restait plus que Robespierre et Danton. Pour se faire une idée de leur influence, il faut voir comment s'étaient distribués les pouvoirs, et quelle marche avaient suivie les esprits depuis la suppression du côté droit.

Dès le jour même de son institution, la convention fut en réalité saisie de tous les pouvoirs. Elle ne voulut cependant pas les garder ostensiblement dans ses mains, afin d'éviter les apparences du despotisme; elle laissa donc exister hors de son sein un fantôme de pouvoir exécutif, et conserva des ministres. Mécontente de leur administration, dont l'énergie n'était pas proportionnée aux circonstances, elle établit, immédiatement après la défection de Dumouriez, un comité de salut public, qui entra en fonctions le 10 avril, et qui eut sur le gouvernement une inspection supérieure. Il pouvait suspendre l'exécution des mesures prises par les ministres, y suppléer quand il les jugeait insuffisantes, ou les révoquer lorsqu'il les croyait mauvaises. Il rédigeait les instructions des représentans envoyés en mission, et pouvait seul correspondre avec eux. Placé de cette manière au-dessus des ministres et des représentans, qui étaient eux-mêmes placés au-dessus des fonctionnaires de toute espèce, il avait sous sa main le gouvernement tout entier. Quoique, d'après son titre, cette autorité ne fût qu'une simple inspection, en réalité elle devenait l'action même, car un chef d'état n'exécute jamais rien lui-même, et se borne à tout faire faire sous ses yeux, à choisir les agens, à diriger les opérations. Or, par son seul droit d'inspection, le comité pouvait tout cela, et il l'accomplit. Il régla les opérations militaires, commanda les approvisionnemens, ordonna les mesures de sûreté, nomma les généraux et les agens de toute espèce, et les ministres tremblans se trouvaient trop heureux de se décharger de toute responsabilité en se réduisant au rôle de simples commis. Les membres qui composaient le comité de salut public étaient Barrère, Delmas, Bréard, Cambon, Robert Lindet, Danton, Guyton-Morveau, Mathieu et Ramel. Ils étaient reconnus pour des hommes habiles et laborieux, et quoiqu'ils fussent suspects d'un peu de modération, on ne les suspectait pas au point de les croire, comme les girondins, complices de l'étranger. En peu de temps, ils réunirent dans leurs mains toutes les affaires de l'état, et bien qu'ils n'eussent été nommés que pour un mois, on ne voulut pas les interrompre dans leurs travaux, et on les prorogea de mois en mois, du 10 avril au 10 mai, du 10 mai au 10 juin, du 10 juin au 10 juillet. Au-dessous de ce comité, le comité de sûreté générale exerçait la haute police, chose si importante en temps de défiance; mais, dans ses fonctions mêmes, il dépendait du comité de salut public, qui, chargé en général de tout ce qui intéressait le salut de l'état, devenait compétent pour rechercher les complots contre la république.

Ainsi, par ses décrets, la convention avait la volonté suprême; par ses représentans et son comité, elle avait l'exécution; de manière que, tout en ne voulant pas réunir les pouvoirs dans ses mains, elle y avait été invinciblement conduite par les circonstances, et par le besoin de faire exécuter, sous ses yeux et par ses propres membres, ce qu'elle croyait mal fait par des agens étrangers.

Cependant, quoique toute l'autorité s'exerçât dans son sein, elle ne participait aux opérations du gouvernement que par son approbation, et ne les discutait plus. Les grandes questions d'organisation sociale étaient résolues par la constitution, qui établissait la démocratie pure. La question de savoir si on emploierait, pour se sauver, les moyens les plus révolutionnaires, et si on s'abandonnerait à tout ce que la passion pourrait inspirer, était résolue par le 31 mai. Ainsi la constitution de l'état et la morale politique se trouvaient fixées. Il ne restait donc plus à examiner que des mesures administratives, financières et militaires. Or, les sujets de cette nature peuvent rarement être compris par une nombreuse assemblée, et sont livrés à l'arbitraire des hommes qui s'en occupent spécialement. La convention s'en remettait volontiers à cet égard aux comités qu'elle avait chargés des affaires. Elle n'avait à soupçonner ni leur probité, ni leurs lumières, ni leur zèle. Elle était donc réduite à se taire; et la dernière révolution, en lui ôtant le courage de discuter, lui en avait enlevé l'occasion. Elle n'était plus qu'un conseil d'état, où des comités, chefs des travaux, venaient rendre des comptes toujours applaudis, et proposer des décrets toujours adoptés. Les séances, devenues silencieuses, sombres, et assez courtes, ne se prolongeaient plus, comme auparavant, pendant les journées et les nuits.

Au-dessous de la convention, qui s'occupait des matières générales de gouvernement, la commune s'occupait du régime municipal, et y faisait une véritable révolution. Ne songeant plus, depuis le 31 mai, à conspirer et à se servir de la force locale de Paris contre la convention, elle s'occupait de la police, des subsistances, des marchés, des cultes, des spectacles, des filles publiques même, et rendait, sur tous ces objets de régime intérieur et privé, des arrêtés, qui devenaient bientôt modèles dans toute la France. Chaumette, procureur général de la commune, était, par ses réquisitoires toujours écoutés et applaudis par le peuple, le rapporteur de cette législature municipale. Cherchant sans cesse de nouvelles matières à régler, envahissant continuellement sur la liberté privée, ce législateur des halles et des marchés devenait chaque jour plus importun et plus redoutable. Pache, toujours impassible, laissait tout faire sous ses yeux, donnait son approbation aux mesures proposées, et abandonnait à Chaumette les honneurs de la tribune municipale.

La convention laissait agir librement ses comités, et la commune étant exclusivement occupée de ses attributions, la discussion sur les matières de gouvernement était restée aux jacobins; seuls, ils discutaient avec leur audace accoutumée les opérations du gouvernement, et la conduite de chacun de ses agens. Depuis longtemps, comme on l'a vu, ils avaient acquis une très grande importance par leur nombre, par l'illustration et le haut rang de la plupart de leurs membres, par le vaste cortège de leurs sociétés affiliées, enfin par leur ancienneté et leur longue influence sur la révolution. Mais depuis le 31 mai, ayant fait taire le côté droit de l'assemblée, et fait prédominer le système d'une énergie sans bornes, ils avaient acquis une puissance d'opinion immense, et avaient hérité de la parole abdiquée en quelque sorte par la convention. Ils poursuivaient les comités d'une surveillance continuelle, examinaient leur conduite ainsi que celle des représentans, des ministres, des généraux, avec cette fureur de personnalités qui leur était propre: ils exerçaient ainsi sur tous les agens une censure inexorable, souvent inique, mais toujours utile par la terreur qu'elle inspirait et le dévouement qu'elle imposait à tous. Les autres sociétés populaires avaient aussi leur liberté et leur influence, mais se soumettaient cependant à l'autorité des jacobins. Les cordeliers, par exemple, plus turbulens, plus prompts à agir, reconnaissaient néanmoins la supériorité de raison de leurs aînés, et se laissaient ramener par leurs conseils, quand il leur arrivait de devancer le moment d'une proposition, par excès d'impatience révolutionnaire. La pétition de Jacques Roux contre la constitution, rétractée par les cordeliers à la voix des jacobins, était une preuve de cette déférence.

Telle était, depuis le 31 mai, la distribution des pouvoirs et des influences: on voyait à la fois un comité gouvernant, une commune occupée de règlemens municipaux, et des jacobins exerçant sur le gouvernement une censure continuelle et rigoureuse.

Deux mois ne s'étaient pas écoulés sans que l'opinion s'exerçât sévèrement contre l'administration actuelle. Les esprits ne pouvaient pas s'arrêter au 31 mai; leur exigence devait aller au-delà, et il était naturel qu'ils demandassent toujours et plus d'énergie, et plus de célérité, et plus de résultats. Dans la réforme générale des comités, réclamée le 2 juin, on avait épargné le comité de salut public, rempli d'hommes laborieux, étrangers à tous les partis, et chargés de travaux qu'il était dangereux d'interrompre; mais on se souvenait qu'il avait hésité au 31 mai et au 2 juin, qu'il avait voulu négocier avec les départemens, et leur envoyer des otages, et on ne tarda pas à le trouver insuffisant pour les circonstances. Institué dans le moment le plus difficile, on lui imputait des défaites qui étaient le malheur de notre situation et non sa faute. Centre de toutes les opérations, il était encombré d'affaires, et on lui reprochait de s'ensevelir dans les papiers, de s'absorber dans les détails, d'être en un mot usé et incapable. Établi cependant au moment de la défection de Dumouriez, lorsque toutes les armées étaient désorganisées, lorsque la Vendée se levait et que l'Espagne commençait la guerre, il avait réorganisé l'armée du Nord et celle du Rhin, et il avait créé celles des Pyrénées et de la Vendée, qui n'existaient pas, et approvisionné cent vingt-six places ou forts; et quoiqu'il restât encore beaucoup à faire pour mettre nos forces sur le pied nécessaire, c'était beaucoup d'avoir exécuté de pareils travaux en si peu de temps et à travers les obstacles de l'insurrection départementale. Mais la défiance publique exigeait toujours plus qu'on ne faisait, plus qu'on ne pouvait faire, et c'est en cela même qu'on provoquait une énergie si grande et proportionnée au danger. Pour augmenter la force du comité, et remonter son énergie révolutionnaire, on avait adjoint à ses membres Saint-Just, Jean-Bon-Saint-André et Couthon. Néanmoins, on n'était pas satisfait encore, et on disait que les derniers venus étaient excellens sans doute, mais que leur influence était neutralisée par les autres.

L'opinion ne s'exerçait pas moins sévèrement contre les ministres. Celui de l'intérieur, Garat, d'abord assez bien vu à cause de sa neutralité entre les girondins et les jacobins, n'était plus qu'un modéré depuis le 2 juin. Chargé de préparer un écrit pour éclairer les départemens sur les derniers événemens, il avait fait une longue dissertation, où il expliquait et compensait tous les torts avec une impartialité très philosophique sans doute, mais peu appropriée aux dispositions du moment. Robespierre, auquel il communiqua cet écrit beaucoup trop sage, le repoussa. Les jacobins en furent bientôt instruits, et ils reprochèrent à Garat de n'avoir rien fait pour combattre le poison répandu par Roland. Il en était de même du ministre de la marine, d'Albarade, qu'on accusait de laisser dans les états-majors des escadres tous les anciens aristocrates. Il est vrai en effet qu'il en avait conservé beaucoup, et les événemens de Toulon le prouvèrent bientôt; mais les épurations étaient plus difficiles dans les armées de mer que dans celles de terre, parce que les connaissances spéciales qu'exigé la marine ne permettaient pas de remplacer les vieux officiers par de nouveaux, et de faire, en six mois, d'un paysan un soldat, un sous-officier, un général. Le ministre de la guerre, Bouchotte, s'était seul conservé en faveur, parce que, à l'exemple de Pache, son prédécesseur, il avait livré ses bureaux aux jacobins et aux cordeliers, et avait calmé leur défiance en les appelant eux-mêmes dans son administration. Presque tous les généraux étaient accusés, et particulièrement les nobles; mais deux surtout étaient devenus l'épouvantail du jour: Custine au Nord, et Biron à l'Ouest. Marat, comme on l'a vu, les avait dénoncés quelques jours avant sa mort; et depuis cette accusation, tous les esprits se demandaient pourquoi Custine restait au camp de César sans débloquer Valenciennes? pourquoi Biron, inactif dans la Basse-Vendée, avait laissé prendre Saumur et assiéger Nantes?

La même défiance régnait à l'intérieur: la calomnie errait sur toutes les têtes et s'égarait sur les meilleurs patriotes. Comme il n'y avait plus de côté droit auquel on pût tout attribuer, comme il n'y avait plus un Roland, un Brissot, un Guadet, à qui on pût, à chaque crainte, imputer une trahison, le reproche menaçait les républicains les plus décidés. Il régnait une fureur incroyable de soupçons et d'accusations. La vie révolutionnaire la plus longue et la mieux soutenue n'était plus une garantie, et on pouvait, en un jour, en une heure, être assimilé aux plus grands ennemis de la république. Les imaginations ne pouvaient pas se désenchanter si tôt de ce Danton, dont l'audace et l'éloquence avaient soutenu les courages, dans toutes les circonstances décisives; mais Danton portait dans la révolution la passion la plus violente pour le but, sans aucune haine contre les individus, et ce n'était pas assez. L'esprit d'une révolution se compose de passion pour le but, et de haine pour ceux qui font obstacle: Danton n'avait que l'un de ces deux sentimens. En fait de mesures révolutionnaires tendant à frapper les riches, à mettre en action les indifférens, et à développer les ressources de la nation, il n'avait rien ménagé, et avait imaginé les moyens les plus hardis et les plus violens; mais, tolérant et facile pour les individus, il ne voyait pas des ennemis dans tous; il y voyait des hommes divers de caractère, d'esprit, qu'il fallait ou gagner, ou accepter avec le degré de leur énergie. Il n'avait pas pris Dumouriez pour un perfide, mais pour un mécontent poussé à bout. Il n'avait pas vu dans les girondins les complices de Pitt, mais d'honnêtes gens incapables, et il aurait voulu qu'on les écartât sans les immoler. On disait même qu'il s'était offensé de la consigne donnée par Henriot le 2 juin. Il touchait la main à des généraux nobles, dînait avec des fournisseurs, s'entretenait familièrement avec les hommes de tous les partis, recherchait les plaisirs, et en avait beaucoup pris dans la Révolution. On savait tout cela, et on répandait sur son énergie et sa probité les bruits les plus équivoques. Un jour, on disait que Danton ne paraissait plus aux Jacobins; on parlait de sa paresse, de ses continuelles distractions, et on disait que la révolution n'avait pas été une carrière sans jouissances pour lui. Un autre jour, un jacobin disait à la tribune: «Danton m'a quitté pour aller toucher la main à un général.» Quelquefois on se plaignait des individus qu'il avait recommandés aux ministres. N'osant pas toujours l'attaquer lui-même, on attaquait ses amis. Le boucher Legendre, son collègue dans la députation de Paris, son lieutenant dans les rues et les faubourgs, et l'imitateur de son éloquence brute et sauvage, était traité de modéré par Hébert et les autres turbulens des Cordeliers. «Moi un modéré! s'écriait Legendre aux Jacobins, quand je me fais quelquefois des reproches d'exagération; quand on écrit de Bordeaux que j'ai assommé Guadet; quand on met dans tous les journaux que j'ai saisi Lanjuinais au collet, et que je l'ai traîné sur le pavé!» On traitait encore de modéré un autre ami de Danton patriote aussi connu et aussi éprouvé, Camille Desmoulins, l'écrivain à la fois le plus naïf, le plus comique et le plus éloquent de la révolution. Camille connaissait beaucoup le général Dillon, qui, placé par Dumouriez au poste des Islettes dans l'Argonne, y avait déployé tant de fermeté et de bravoure. Camille s'était convaincu par lui-même que Dillon n'était qu'un brave homme, sans opinion politique, mais doué d'un grand instinct guerrier, et ne demandant qu'à servir la république. Tout à coup, par l'effet de cette incroyable défiance qui régnait, on répand que Dillon va se mettre à la tête d'une conspiration pour rétablir Louis XVII sur le trône. Le comité de salut public le fait aussitôt arrêter. Camille, qui s'était convaincu par ses yeux qu'un tel bruit n'était qu'une fable, veut défendre Dillon devant la convention. Alors de toutes parts on lui dit: «Vous dînez avec les aristocrates.» Billaud-Varennes, en lui coupant la parole, s'écrie: «Qu'on ne laisse pas Camille se déshonorer.—On me coupe la parole, répond alors Camille, eh bien! à moi mon écritoire!» Et il écrit aussitôt un pamphlet intitulé Lettre à Dillon, plein de grâce et de raison, où il frappe dans tous les sens et sur toutes les têtes. Il dit au comité de salut public: «Vous avez usurpé tous les pouvoirs, amené toutes les affaires à vous, et vous n'en terminez aucune. Vous étiez trois chargés de la guerre; l'un est absent, l'autre malade, et le troisième n'y entend rien; vous laissez à la tête de nos armées les Custine, les Biron, les Menou, les Berthier, tous aristocrates, ou fayettistes, ou incapables.» Il dit à Cambon: «Je n'entends rien à ton système de finances, mais ton papier ressemble fort à celui de Law, et court aussi vite de mains en mains.» Il dit à Billaud-Varennes: «Tu en veux à Arthur Dillon, parce qu'étant commissaire à son armée, il te mena au feu;» à Saint-Just: «Tu te respectes, et portes ta tête comme un Saint-Sacrement;» à Bréard, à Delmas, à Barrère et autres: «Vous avez voulu donner votre démission le 2 juin, parce que vous ne pouviez pas considérer cette révolution de sang-froid, tant elle vous paraissait affreuse.» Il ajoute que Dillon n'est ni républicain, ni fédéraliste, ni aristocrate, qu'il est soldat, et qu'il ne demande qu'à servir; qu'il vaut en patriotisme le comité de salut public et tous les états-majors conservés à la tête des armées; que du moins il est grand militaire, qu'on est trop heureux d'en pouvoir conserver quelques-uns, et qu'il ne faut pas s'imaginer que tout sergent puisse être général. «Depuis, ajoute-t-il, qu'un officier inconnu, Dumouriez, a vaincu malgré lui à Jemmapes, et a pris possession de toute la Belgique et de Breda, comme un maréchal-des-logis avec de la craie, les succès de la république nous ont donné la même ivresse que les succès de son règne donnèrent à Louis XIV. Il prenait ses généraux dans son anti-chambre, et nous croyons pouvoir prendre les nôtres dans les rues; nous sommes même allés jusqu'à dire que nous avions trois millions de généraux.»

On voit, à ce langage, à ces attaques croisées, que la confusion régnait dans la Montagne. Cette situation est ordinairement celle de tout parti qui vient de vaincre, qui va se diviser, mais dont les fractions ne sont pas encore clairement détachées. Il ne s'était pas formé encore de nouveau parti dans le parti vainqueur. L'accusation de modéré ou d'exagéré planait sur toutes les têtes, sans se fixer positivement sur aucune. Au milieu de ce désordre d'opinions, une réputation restait toujours inaccessible aux attaques, c'était celle de Robespierre. Il n'avait certainement jamais eu de l'indulgence pour les individus; il n'avait aimé aucun proscrit, ni frayé avec aucun général, avec aucun financier ou député. On ne pouvait l'accuser d'avoir pris aucun plaisir dans la révolution, car il vivait obscurément chez un menuisier, et entretenait, dit-on, avec une de ses filles un commerce tout à fait ignoré. Sévère, réservé, intègre, il était et passait pour incorruptible. On ne pouvait lui reprocher que l'orgueil, espèce de vice qui ne souille pas comme la corruption, mais qui fait de grands maux dans les discordes civiles, et qui devient terrible chez les hommes austères, chez les dévots religieux ou politiques, parce qu'étant leur seule passion, ils la satisfont sans distraction et sans pitié.

Robespierre était le seul individu qui pût réprimer certains mouvemens d'impatience révolutionnaire, sans qu'on imputât sa modération à des liaisons de plaisir ou d'intérêt. Sa résistance, quand il en opposait, n'était jamais attribuée qu'à de la raison. Il sentait cette position, et il commença alors, pour la première fois, à se faire un système. Jusque-là, tout entier à sa haine, il n'avait songé qu'à pousser la révolution sur les girondins; maintenant, voyant, dans un nouveau débordement des esprits, un danger pour les patriotes, il pensa qu'il fallait maintenir le respect pour la convention et le comité de salut public, parce que toute l'autorité résidait en eux, et ne pouvait passer en d'autres mains sans une confusion épouvantable.

D'ailleurs il était dans cette convention, il ne pouvait manquer d'être bientôt dans le comité de salut public, et, en les défendant, il soutenait à la fois une autorité indispensable, et une autorité dont il allait faire partie. Comme toute opinion se formait d'abord aux Jacobins, il songea à s'en emparer toujours davantage, à les rattacher autour de la convention et des comités, sauf à les déchaîner ensuite s'il le jugeait nécessaire. Toujours assidu, mais assidu chez eux seuls, il les flattait de sa présence; ne prenant plus que rarement la parole à la convention, où, comme nous l'avons dit, on ne parlait presque plus, il se faisait souvent entendre à leur tribune, et ne laissait jamais passer une proposition importante sans la discuter, la modifier ou la repousser. En cela, sa conduite était bien mieux calculée que celle de Danton. Rien ne blesse les hommes et ne favorise les bruits équivoques comme l'absence. Danton, négligent comme un génie ardent et passionné, était trop peu chez les jacobins. Quand il reparaissait, il était réduit à se justifier, à assurer qu'il serait toujours bon patriote, à dire que «si quelquefois il usait de certains ménagemens pour ramener des esprits faibles, mais excellens, on pouvait être assuré que son énergie n'en était pas diminuée; qu'il veillait toujours avec la même ardeur aux intérêts de la république, et qu'elle serait victorieuse.» Vaines et dangereuses excuses! Dès qu'on s'explique, dès qu'on se justifie, on est dominé par ceux auxquels on s'adresse. Robespierre, au contraire, toujours présent, toujours prêt à écarter les insinuations, n'était jamais réduit à se justifier, il prenait au contraire le ton accusateur; il gourmandait ses fidèles jacobins et il avait justement saisi le point où la passion qu'on inspire, étant bien prononcée, on ne fait que l'augmenter par des rigueurs.

On a vu de quelle manière il traita Jacques Roux, qui avait proposé une pétition contre l'acte constitutionnel; il en faisait de même dans toutes les circonstances où il s'agissait de la convention. Cette assemblée était épurée, disait-il; elle ne méritait que des respects; quiconque l'accusait était un mauvais citoyen. Le comité de salut public n'avait sans doute pas fait tout ce qu'il devait faire (car tout en les défendant, Robespierre ne manquait pas de censurer ceux qu'il défendait); mais ce comité était dans une meilleure voie; l'attaquer, c'était détruire le centre nécessaire de toutes les autorités, affaiblir l'énergie du gouvernement, et compromettre la république. Quand on voulait fatiguer le comité ou la convention de pétitions trop répétées, il s'y opposait en disant qu'on usait l'influence des jacobins, et qu'on faisait perdre le temps aux dépositaires du pouvoir. Un jour, on voulait que les séances du comité fussent publiques; il s'emporta contre cette proposition; il dit qu'il y avait des ennemis cachés, qui, sous le masque du patriotisme, faisaient les propositions les plus incendiaires, et il commença à soutenir que l'étranger payait deux espèces de conspirateurs en France; les exagérés, qui poussaient tout au désordre, et les modérés, qui voulaient tout paralyser par la mollesse.

Le comité de salut public avait été prorogé trois fois; le 10 juillet, il devait être prorogé une quatrième, ou renouvelé. Le 8, grande séance aux Jacobins. De toutes parts, on dit que les membres du comité doivent être changés, et qu'il ne faut pas les proroger de nouveau, comme on l'a fait trois mois de suite. «Sans doute, dit Bourdon, le comité a de bonnes intentions; je ne veux pas l'inculper; mais un malheur attaché à l'espèce humaine est de n'avoir d'énergie que quelques jours seulement. Les membres actuels du comité ont déjà passé cette époque; ils sont usés: changeons-les. Il nous faut aujourd'hui des hommes révolutionnaires, des hommes à qui nous puissions confier le sort de la république, et qui nous en répondent corps pour corps.»

L'ardent Chabot succède à Bourdon. «Le comité, dit-il, doit être renouvelé, et il ne faut pas souffrir une nouvelle prorogation. Lui adjoindre quelques membres de plus, reconnus bons patriotes, ne suffirait pas, car on en a la preuve dans ce qui est arrivé. Couthon, Saint-Just, Jean-Bon-Saint-André, adjoints récemment, sont annulés par leurs collègues. Il ne faut pas non plus qu'on renouvelle le comité au scrutin secret, car le nouveau ne vaudrait pas mieux que l'ancien, qui ne vaut rien du tout. J'ai entendu Mathieu, poursuit Chabot, tenir les discours les plus inciviques à la société des femmes révolutionnaires. Ramel a écrit à Toulouse que les propriétaires pouvaient seuls sauver la chose publique, et qu'il fallait se garder de remettre les armes aux mains des sans-culottes. Cambon est un fou qui voit tous les objets trop gros; et s'en effraie cent pas à l'avance. Guyton-Morveau est un honnête homme, un quaker qui tremble toujours. Delmas, qui avait la partie des nominations, n'a fait que de mauvais choix, et a rempli l'armée de contre-révolutionnaires; enfin ce comité était l'ami de Lebrun, et il est ennemi de Bouchotte.»

Robespierre s'empresse de répondre à Chabot. «A chaque phrase, à chaque mot, dit-il, du discours de Chabot, je sens respirer le patriotisme le plus pur; mais j'y vois aussi le patriotisme trop exalté qui s'indigne que tout ne tourne pas au gré de ses désirs, qui s'irrite de ce que le comité de salut public n'est pas parvenu dans ses opérations à une perfection impossible, et que Chabot ne trouvera nulle part.

«Je le crois comme lui, ce comité n'est pas composé d'hommes également éclairés, également vertueux; mais quel corps trouvera-t-il composé de cette manière? Empêchera-t-il les hommes d'être sujets à l'erreur? N'a-t-il pas vu la convention, depuis qu'elle a vomi de son sein les traîtres qui la déshonoraient, reprendre une nouvelle énergie, une grandeur qui lui avait été étrangère jusqu'à ce jour, un caractère plus auguste dans sa représentation? Cet exemple ne suffit-il pas pour prouver qu'il n'est pas toujours nécessaire de détruire, et qu'il est plus prudent quelquefois de s'en tenir à réformer?

«Oui, sans doute, il est dans le comité de salut public des hommes capables de remonter la machine et de donner une nouvelle force à ses moyens. Il ne faut que les y encourager. Qui oubliera les services que ce comité a rendus à la chose publique, les nombreux complots qu'il a découverts, les heureux aperçus que nous lui devons, les vues sages et profondes qu'il nous a développées!

«L'assemblée n'a point créé un comité de salut public pour l'influencer elle-même, ni pour diriger ses décrets; mais ce comité lui a été utile pour démêler, dans les mesures proposées, ce qui était bon d'avec ce qui, présenté sous une forme séduisante, pouvait entraîner les conséquences les plus dangereuses; mais il a donné les premières impulsions à plusieurs déterminations essentielles qui ont sauvé peut-être la patrie; mais il lui a sauvé les inconvéniens d'un travail pénible, souvent infructueux, en lui présentant les résultats, déjà heureusement trouvés, d'un travail quelle ne connaissait qu'à peine, et qui ne lui était pas assez familier.

«Tout cela suffit pour prouver que le comité de salut public n'a pas été d'un si petit secours qu'on voudrait avoir l'air de le croire. Il a fait des fautes sans doute; est-ce à moi de les dissimuler? Pencherais-je vers l'indulgence, moi qui crois qu'on n'a point assez fait pour la patrie quand on n'a pas tout fait? Oui, il a fait des fautes, et je veux les lui reprocher avec vous; mais il serait impolitique en ce moment d'appeler la défaveur du peuple sur un comité qui a besoin d'être investi de toute sa confiance, qui est chargé de grands intérêts, et dont la patrie attend de grands secours; et quoiqu'il n'ait pas l'agrément des citoyennes républicaines révolutionnaires, je ne le crois pas moins propre à ses importantes opérations.»

Toute discussion fut fermée après les réflexions de Robespierre. Le surlendemain, le comité fut renouvelé et réduit à neuf individus, comme dans l'origine. Ses nouveaux membres étaient Barrère, Jean-Bon-Saint-André, Gasparin, Couthon, Hérault-Séchelles, Saint-Just, Thuriot, Robert Lindet, Prieur de la Marne. Tous les membres accusés de faiblesse étaient congédiés, excepté Barrère, à qui sa grande facilité à rédiger des rapports, et à se plier aux circonstances, avait fait pardonner le passé. Robespierre n'y était pas encore, mais avec quelques jours de plus, avec un peu plus de danger sur les frontières, et de terreur dans la convention, il allait y arriver.

Robespierre eut encore plusieurs autres occasions d'employer sa nouvelle politique. La marine commençant à donner des inquiétudes, on ne cessait de se plaindre du ministre d'Albarade, de son prédécesseur Monge, de l'état déplorable de nos escadres, qui, revenues de Sardaigne dans les chantiers de Toulon, ne se réparaient pas, et qui étaient commandées par de vieux officiers presque tous aristocrates. On se plaignait même de quelques individus nouvellement agrégés au bureau de la marine. On accusait beaucoup entre autres un nommé Peyron, envoyé pour réorganiser l'armée à Toulon. Il n'avait pas fait, disait-on, ce qu'il aurait dû faire: on en rendait le ministre responsable, et le ministre rejetait la responsabilité sur un grand patriote, qui lui avait recommandé Peyron. On désignait avec affectation ce patriote célèbre sans oser le nommer. «Son nom! s'écrient plusieurs voix.—Eh bien! reprend le dénonciateur, ce patriote célèbre, c'est Danton!» A ces mots, des murmures éclatent. Robespierre accourt: «Je demande, dit-il, que la farce cesse et que la séance commence…. On accuse d'Albarade; je ne le connais que par la voix publique, qui le proclame un ministre patriote; mais que lui reproche-t-on ici? une erreur. Quel homme n'en est pas capable? Un choix qu'il a fait n'a pas répondu à l'attente générale! Bouchotte et Pache aussi ont fait des choix défectueux, et cependant ce sont deux vrais républicains, deux sincères amis de la patrie. Un homme est en place, il suffit, on le calomnie. Eh! quand cesserons-nous d'ajouter foi aux contes ridicules ou perfides dont on nous accable de toutes parts?

«Je me suis aperçu qu'on avait joint à cette dénonciation assez générale du ministre une dénonciation particulière contre Danton. Serait-ce lui qu'on voudrait nous rendre suspect? Mais si, au lieu de décourager les patriotes en leur cherchant avec tant de soin des crimes où il existe à peine une erreur légère, on s'occupait un peu des moyens de leur faciliter leurs opérations, de rendre leur travail plus clair et moins épineux, cela serait plus honnête, et la patrie en profiterait. On a dénoncé Bouchotte, on a dénoncé Pache, car il était écrit que les meilleurs patriotes seraient dénoncés. Il est bien temps de mettre fin à ces scènes ridicules et affligeantes; je voudrais que la société des jacobins s'en tînt à une série de matières qu'elle traiterait avec fruit; qu'elle restreignît le grand nombre de celles qui s'agitent dans son sein, et qui, pour la plupart, sont aussi futiles que dangereuses.»

Ainsi, Robespierre, voyant le danger d'un nouveau débordement des esprits, qui aurait anéanti tout gouvernement, s'efforçait de rattacher les jacobins autour de la convention, des comités et des vieux patriotes. Tout était profit pour lui dans cette politique louable et utile. En préparant la puissance des comités, il préparait la sienne propre; en défendant les patriotes de même date et de même énergie que lui, il se garantissait, et empêchait l'opinion de faire des victimes à ses côtés; il plaçait fort au-dessous de lui ceux dont il devenait le protecteur; enfin il se faisait, par sa sévérité même, adorer des jacobins, et se donnait une haute réputation de sagesse. En cela, Robespierre ne mettait d'autre ambition que celle de tous les chefs révolutionnaires, qui jusque-là avaient voulu arrêter la révolution au point où ils s'arrêtaient eux-mêmes; et cette politique, qui les avait tous dépopularisés, ne devait pas le dépopulariser lui, parce que la révolution approchait du terme de ses dangers et de ses excès.

Les députés détenus avaient été mis en accusation immédiatement après la mort de Marat, et on préparait leur jugement. On disait déjà qu'il fallait faire tomber les têtes des Bourbons qui restaient encore, quoique ces têtes fussent celles de deux femmes, l'une épouse, l'autre soeur du dernier roi; et celle de ce duc d'Orléans, si fidèle à la révolution, et aujourd'hui prisonnier à Marseille, pour prix de ses services.

On avait ordonné une fête pour l'acceptation de la constitution. Toutes les assemblées primaires devaient envoyer des députés qui viendraient exprimer leur voeu, et se réuniraient au champ de la fédération dans une fête solennelle. La date n'en était plus fixée au 14 juillet, mais au 10 août, car la prise des Tuileries avait amené la république, tandis que la prise de la Bastille, laissant subsister la monarchie, n'avait aboli que la féodalité. Aussi les républicains et les royalistes constitutionnels se distinguaient-ils, en ce que les uns célébraient le 10 août, et les autres le 14 juillet.

Le fédéralisme expirait, et l'acceptation de la constitution était générale. Bordeaux gardait toujours la plus grande réserve, ne faisait aucun acte décisif ni de soumission ni d'hostilité, mais acceptait la constitution. Lyon poursuivait les procédures évoquées au tribunal révolutionnaire; mais, rebelle en ce point seul, il se soumettait quant aux autres, et adhérait aussi à la constitution. Marseille seule refusait son adhésion. Mais sa petite armée, déjà séparée de celle du Languedoc, venait, dans les derniers jours de juillet, d'être chassée d'Avignon, et de repasser la Durance. Ainsi le fédéralisme était vaincu, et la constitution triomphante. Mais le danger s'aggravait sur les frontières; il devenait imminent dans la Vendée, sur le Rhin et dans le Nord: de nouvelles victoires dédommageaient les Vendéens de leur échec devant Nantes; et Mayence, Valenciennes, étaient pressées plus vivement que jamais par l'ennemi.

Nous avons interrompu notre récit des événemens militaires au moment où les Vendéens, repoussés de Nantes, rentrèrent dans leur pays, et nous avons vu Biron arriver à Angers, après la délivrance de Nantes, et convenir d'un plan avec le général Canclaux. Pendant ce temps, Westermann s'était rendu à Niort avec la légion germanique, et avait obtenu de Biron la permission de s'avancer dans l'intérieur du pays. Westermann était ce même Alsacien qui s'était distingué au 10 août, et avait décidé le succès de cette journée; qui, ensuite, avait servi glorieusement sous Dumouriez, s'était lié avec lui et avec Danton, et fut enfin dénoncé par Marat, qu'il avait bâtonné, dit-on, pour diverses injures. Il était du nombre de ces patriotes dont on reconnaissait les grands services, mais auxquels on commençait à reprocher les plaisirs qu'ils avaient pris dans la révolution, et dont on se dégoûtait déjà, parce qu'ils exigeaient de la discipline dans les armées, des connaissances dans les officiers, et ne voulaient pas exclure tout général noble, ni qualifier de traître tout général battu. Westermann avait formé une légion dite germanique, de quatre ou cinq mille hommes, renfermant infanterie, cavalerie et artillerie. A la tête de cette petite armée, dont il s'était rendu maître, et où il maintenait une discipline sévère, il avait déployé la plus grande audace et fait des exploits brillans. Transporté dans la Vendée avec sa légion, il l'avait réorganisée de nouveau, et en avait chassé les lâches qui étaient allés le dénoncer. Il témoignait un mépris très haut pour ces bataillons informes qui pillaient et désolaient le pays; il affichait les mêmes sentimens que Biron, et était rangé avec lui parmi les aristocrates militaires. Le ministre de la guerre Bouchotte avait, comme on l'a vu, répandu ses agens jacobins et cordeliers dans la Vendée. Là, ils rivalisaient avec les représentans et les généraux, autorisaient les pillages et les vexations sous le titre de réquisitions de guerre, et l'indiscipline sous prétexte de défendre le soldat contre le despotisme des officiers. Le premier commis de la guerre, sous Bouchotte, était Vincent, jeune cordelier frénétique, l'esprit le plus dangereux et le plus turbulent de cette époque; il gouvernait Bouchotte, faisait tous les choix, et poursuivait les généraux avec une rigueur extrême. Ronsin, cet ordonnateur envoyé à Dumouriez, lorsque ses marchés furent annulés, était l'ami de Vincent et de Bouchotte, et le chef de leurs agens dans la Vendée, sous le titre d'adjoint-ministre. Sous lui se trouvaient les nommés Momoro, imprimeur, Grammont, comédien, et plusieurs autres qui agissaient dans le même sens et avec la même violence. Westermann, déjà peu d'accord avec eux, se les aliéna tout à fait par un acte d'énergie. Le nommé Rossignol, ancien ouvrier orfèvre, qui s'était fait remarquer au 20 juin et au 10 août, et qui commandait l'un des bataillons de la formation d'Orléans, était du nombre de ces nouveaux officiers favorisés par le ministère cordelier. Étant un jour à boire avec des soldats de Westermann, il disait que les soldats ne devaient pas être les esclaves des officiers, que Biron était un ci-devant, un traître, et que l'on devait chasser les bourgeois des maisons pour y loger les troupes. Westermann le fit arrêter, et le livra aux tribunaux militaires. Ronsin se hâta de le réclamer, et envoya tout de suite à Paris une dénonciation contre Westermann.

Westermann, sans s'inquiéter de cet événement, se mit en marche avec sa légion pour pénétrer jusqu'au coeur même de la Vendée. Partant du côté oppose à la Loire, c'est-à-dire du midi du théâtre de la guerre, il s'empara d'abord de Parthenay, puis entra dans Amaillou, et mit le feu dans ce dernier bourg, pour user de représailles envers M. de Lescure. Celui-ci, en effet, en entrant à Parthenay, avait exercé des rigueurs contre les habitans, qui étaient accusés d'esprit révolutionnaire. Westermann fit enlever tous les habitans d'Amaillou, et les envoya à ceux de Parthenay, comme dédommagement; il brûla ensuite le château de Clisson, appartenant à Lescure, et répandit partout la terreur par sa marche rapide et le bruit exagéré de ses exécutions militaires. Westermann n'était pas cruel, mais il commença ces désastreuses représailles qui ruinèrent les pays neutres, accusés par chaque parti d'avoir favorisé le parti contraire. Tout avait fui jusqu'à Châtillon, où s'étaient réunies les familles des chefs vendéens et les débris de leurs armées. Le 3 juillet, Westermann, ne craignant pas de se hasarder au centre du pays insurgé, entra dans Châtillon, et en chassa le conseil supérieur et l'état-major, qui y siégeaient comme dans leur capitale. Le bruit de cet exploit audacieux se répandit au loin; mais la position de Westermann était hasardée. Les chefs vendéens s'étaient repliés, avaient sonné le tocsin, rassemblé une armée considérable, et se disposaient à surprendre Westermann du côté où il s'y attendait le moins. Il avait placé sur un moulin et hors de Châtillon un poste qui commandait tous les environs. Les Vendéens, s'avançant à la dérobée, suivant leur tactique ordinaire, entourent ce poste et se mettent à l'assaillir de toutes parts. Westermann, averti un peu tard, s'empresse de le faire soutenir, mais les détachemens qu'il envoie sont repoussés et ramenés dans Châtillon. L'alarme se répand alors dans l'armée républicaine; elle abandonne Châtillon en désordre; et Westermann lui-même, après avoir fait des prodiges de bravoure, est emporté dans la fuite, et obligé de se sauver à la hâte, en laissant derrière lui un grand nombre d'hommes morts ou prisonniers. Cet échec causa autant de découragement dans les esprits, que la témérité et le succès de l'expédition avaient causé de présomption et d'espérance.

Pendant que ces choses se passaient à Châtillon, Biron venait de convenir d'un plan avec Canclaux. Ils devaient descendre tous deux jusqu'à Nantes, balayer la rive gauche de la Loire, tourner ensuite vers Machecoul, donner la main à Boulard, qui partirait des Sables, et, après avoir ainsi séparé les Vendéens de la mer, marcher vers la Haute-Vendée pour soumettre tout le pays. Les représentans ne voulurent pas de ce plan; ils prétendirent qu'il fallait partir du point même où l'on était, pour pénétrer dans le pays, marcher en conséquence sur les ponts de Cé avec les troupes réunies à Angers, et se faire appuyer vis-à-vis par une colonne qui s'avancerait de Niort. Biron, se voyant contrarié, donna sa démission. Mais, dans ce moment même, on apprit la déroute de Châtillon, et on imputa tout à Biron. On lui reprocha d'avoir laissé assiéger Nantes, et de n'avoir pas secondé Westermann. Sur la dénonciation de Ronsin et de ses agens, il fut mandé à la barre: Westermann fut mis en jugement, et Rossignol élargi sur-le-champ. Tel était le sort des généraux dans la Vendée au milieu des agens jacobins.

Le général Labarolière prit le commandement des troupes laissées à Angers par Biron, et se disposa, selon le voeu des représentans, à s'avancer dans le pays par les ponts de Cé. Après avoir laissé quatorze cents hommes à Saumur, et quinze cents aux ponts de Cé, il se porta vers Brissac, où il plaça un poste pour assurer ses communications. Cette armée indisciplinée commit les plus affreuses dévastations sur un pays dévoué à la république. Le 15 juillet, elle fut attaquée au camp de Fline par vingt mille Vendéens. L'avant-garde, composée de troupes régulières, résista avec vigueur. Cependant le corps de bataille allait céder, lorsque les Vendéens, plus prompts à lâcher le pied, se retirèrent en désordre. Les nouveaux bataillons montrèrent alors un peu plus d'ardeur; et, pour les encourager, on leur donna des éloges qui n'étaient mérités que par l'avant-garde. Le 17, on s'avança près de Vihiers; et une nouvelle attaque, reçue et soutenue avec la même vigueur par l'avant-garde, avec la même hésitation par la masse de l'armée, fut repoussée de nouveau. On arriva dans le jour à Vihiers même. Plusieurs généraux, pensant que ces bataillons d'Orléans étaient trop mal organisés pour tenir la campagne, et qu'on ne pouvait pas avec une telle armée rester au milieu du pays, étaient d'avis de se retirer. Labarolière décida qu'il fallait attendre à Vihiers, et se défendre si on y était attaqué. Le 18, à une heure après midi, les Vendéens se présentent; l'avant-garde républicaine se conduit avec la même valeur; mais le reste de l'armée chancelle à la vue de l'ennemi, et se replie malgré les efforts des généraux. Les bataillons de Paris, aimant mieux crier à la trahison que se battre, se retirent en désordre. La confusion devient générale. Santerre, qui s'était jeté dans la mêlée avec le plus grand courage, manque d'être pris. Le représentant Bourbotte court le même danger; et l'armée fuit si vite, qu'elle est en quelques heures à Saumur. La division de Niort, qui allait se mettre en mouvement, s'arrêta; et le 20, il fut décidé qu'elle attendrait la réorganisation de la colonne de Saumur. Comme il fallait que quelqu'un répondît de la défaite, Ronsin et ses agens dénoncèrent le chef d'état-major Berthier et le général Menou, qui passaient tous deux pour être aristocrates, parce qu'ils recommandaient la discipline. Berthier et Menou furent aussitôt mandés à Paris, comme l'avaient été Biron et Westermann.

Tel avait été jusqu'à cette époque l'état de cette guerre. Les Vendéens se levant tout à coup en avril et en mai, avaient pris Thouars, Loudun, Doué, Saumur, grâce à la mauvaise qualité des troupes composées de nouvelles recrues. Descendus jusqu'à Nantes en juin, ils avaient été repoussés de Nantes par Canclaux, des Sables par Boulard, deux généraux qui avaient su introduire parmi leurs soldats l'ordre et la discipline. Westermann, agissant avec audace, et ayant quelques bonnes troupes, avait pénétré jusqu'à Châtillon vers les premiers jours de juin; mais, trahi par les habitans, surpris par les insurgés, il avait essuyé une déroute; enfin la colonne de Tours, voulant s'avancer dans le pays avec les bataillons d'Orléans, avait éprouvé le sort ordinaire aux armées désorganisées. A la fin de juillet, les Vendéens dominaient donc dans toute l'étendue de leur territoire. Quant au brave et malheureux Biron, accusé de n'être pas à Nantes, tandis qu'il visitait la Basse-Vendée, de n'être pas auprès de Westermann, tandis qu'il arrêtait un plan avec Canclaux, contrarié, interrompu dans toutes ses opérations, il venait d'être enlevé à l'armée sans avoir eu le temps d'agir, et il n'y avait paru que pour y être continuellement accusé. Canclaux restait à Nantes; mais le brave Boulard ne commandait plus aux Sables, et les deux bataillons de la Gironde venaient de se retirer. Tel est donc le tableau de la Vendée en juillet: déroute de toutes les colonnes dans le haut pays; plaintes, dénonciations des agens ministériels contre les généraux prétendus aristocrates, et plaintes des généraux contre les désorganisateurs envoyés par le ministère et les jacobins.

A l'Est et au Nord, les sièges de Mayence et de Valenciennes faisaient des progrès alarmans.

Mayence, placée sur la rive gauche du Rhin, du côté de la France, et vis-à-vis l'embouchure du Mein, forme un grand arc de cercle dont le Rhin peut être considéré comme la corde. Un faubourg considérable, celui de Cassel, jeté sur l'autre rive, communique avec la place par un pont de bateaux. L'île de Petersau, située au-dessous de Mayence, remonte dans le fleuve, et sa pointe s'avance assez haut pour battre le pont de bateaux, et prendre les défenses de la place à revers. Du côté du fleuve, Mayence n'est protégée que par une muraille en briques; mais du côté de la terre, elle est extrêmement fortifiée. En partant de la rive, à la hauteur de la pointe de Petersau, elle est défendue par une enceinte et par un fossé, dans lequel le ruisseau de Zalbach coule pour se rendre dans le Rhin. A l'extrémité de ce fossé, le fort de Haupstein prend le fossé en long, et joint la protection de ses feux à celle des eaux. A partir de ce point, l'enceinte continue et va rejoindre le cours supérieur du Rhin; mais le fossé se trouve interrompu, et il est remplacé par une double enceinte parallèle à la première. Ainsi, de ce côté, deux rangs de murailles exigent un double siège. La citadelle, liée à la double enceinte, vient encore en augmenter la force.

Telle était Mayence en 1793, avant même que les fortifications en eussent été perfectionnées. La garnison s'élevait à vingt mille hommes, parce que le général Schaal, qui devait se retirer avec une division, avait été rejeté dans la place et n'avait pu rejoindre l'armée de Custine. Les vivres n'étaient pas proportionnés à cette garnison. Dans l'incertitude de savoir si on garderait ou non Mayence, on s'était peu hâté de l'approvisionner. Custine en avait enfin donné l'ordre. Les juifs s'étaient présentés, mais ils offraient un marché astucieux; ils voulaient que tous les convois arrêtés en route par l'ennemi leur fussent payés. Rewbell et Merlin refusèrent ce marché, de crainte que les juifs ne fissent eux-mêmes enlever les convois. Néanmoins les grains ne manquaient pas; mais on prévoyait que si les moulins placés sur le fleuve étaient détruits, la mouture deviendrait impossible. La viande était en petite quantité, et les fourrages surtout étaient absolument insuffisans pour les trois mille chevaux de la garnison. L'artillerie se composait de cent trente pièces en bronze, et de soixante en fer, qu'on avait trouvées, et qui étaient fort mauvaises; les Français en avaient apporté quatre-vingts en bon état. Les pièces de rempart existaient donc en assez grand nombre, mais la poudre n'était pas en quantité suffisante. Le savant et héroïque Meunier, qui avait exécuté les travaux de Cherbourg, fut chargé de défendre Cassel et les postes de la rive droite; Doyré dirigeait les travaux dans le corps de la place; Aubert-Dubayet et Kléber commandaient les troupes; les représentans Merlin et Rewbell. animaient la garnison de leur présence. Elle campait dans l'intervalle des deux enceintes, et occupait au loin des postes très avancés. Elle était animée du meilleur esprit, avait grande confiance dans la place, dans ses chefs, dans ses forces; et de plus, elle savait qu'elle avait à défendre un point très important pour le salut de la France.

Le général Schoenfeld, campé sur la rive droite, cernait Cassel avec dix mille Hessois: Les Autrichiens et les Prussiens réunis faisaient la grande attaque de Mayence. Les Autrichiens occupaient la droite des assiégeans. En face de la double enceinte, les Prussiens formaient le centre de Marienbourg; là, se trouvait le quartier-général du roi de Prusse. La gauche, composée encore de Prussiens, campait en face du Haupstein, et du fossé inondé par les eaux du ruisseau de Zalbach. Cinquante mille hommes à peu près composaient cette armée de siège. Le vieux Kalkreuth la dirigeait. Brunswick commandait le corps d'observation du côté des Vosges, où il s'entendait avec Wurmser pour protéger cette grande opération. La grosse artillerie de siège manquant, on négocia avec les états de Hollande, qui vidèrent encore une partie de leurs arsenaux pour aider les progrès de leurs voisins les plus redoutables.

L'investissement commença en avril. En attendant les convois d'artillerie, l'offensive appartint à la garnison, qui ne cessa de faire les sorties les plus vigoureuses. Le 11 avril, et quelques jours après l'investissement, nos généraux résolurent d'essayer une surprise contre les dix mille Hessois, qui s'étaient trop étendus sur la rive droite. Le 11, dans la nuit, ils sortirent de Cassel sur trois colonnes. Meunier marcha devant lui sur Hochein; les deux autres colonnes descendirent la rive droite vers Biberik; mais un coup de fusil, parti à l'improviste dans la colonne du général Schaal, répandit la confusion. Les troupes, toutes neuves encore, n'avaient pas l'aplomb qu'elles acquirent bientôt sous leurs généraux. Il fallut se retirer. Kléber, avec sa colonne, protégea la retraite de la manière la plus imposante. Cette sortie valut aux assiégés quarante boeufs ou vaches, qui furent salés.

Le 16, les généraux ennemis voulaient faire enlever le poste de Weissenau qui, placé près du Rhin et à la droite de leur attaque, les inquiétait beaucoup. Les Français, malgré l'incendie du village, se retranchèrent dans un cimetière; le représentant Merlin s'y plaça avec eux, et, par des prodiges de valeur, ils conservèrent le poste.

Le 26, les Prussiens dépêchèrent un faux parlementaire, qui se disait envoyé par le général de l'armée du Rhin pour engager la garnison à se rendre. Les généraux, les représentans, les soldats déjà attachés à la place, et convaincus qu'ils rendaient un grand service en arrêtant l'armée du Rhin sur la frontière, repoussèrent toute proposition. Le 3 mai, le roi de Prusse voulut faire prendre un poste de la rive droite vis-à-vis Cassel, celui de Kosteim. Meunier le défendait. L'attaque, tentée le 3 mai avec une grande opiniâtreté, et recommencée le 8, fut repoussée avec une perte considérable pour les assiégeans. Meunier, de son côté, essaya l'attaque des îles placés à l'embouchure du Mein; il les prit, les perdit ensuite, et déploya à chaque occasion la plus grande audace.

Le 30 mai, les Français résolurent une sortie générale sur Marienbourg, où était le roi Frédéric-Guillaume. Favorisés par la nuit, six mille hommes pénétrèrent à travers la ligne ennemie, s'emparèrent des retranchemens, et arrivèrent jusqu'au quartier-général. Cependant l'alarme répandue leur mit toute l'armée sur les bras; ils rentrèrent après avoir perdu beaucoup de leurs braves. Le lendemain, le roi de Prusse, courroucé, fit couvrir la place de feux. Ce même jour, Meunier faisait une nouvelle tentative sur l'une des îles du Mein. Blessé au genou, il expira, moins de sa blessure que de l'irritation qu'il éprouvait d'être obligé de quitter les travaux du siège. Toute la garnison assista à ses funérailles; le roi de Prusse fit suspendre le feu pendant qu'on rendait les derniers honneurs à ce héros, et le fit saluer d'une salve d'artillerie. Le corps fut déposé à la pointe du bastion de Cassel, qu'il avait fait élever.

Les grands convois étaient arrivés de Hollande. Il était temps de commencer les travaux du siège. Un officier prussien conseillait de s'emparer de l'île de Petersau, dont la pointe remontait entre Cassel et Mayence, d'y établir des batteries, de détruire le pont de bateaux et les moulins, et de donner l'assaut à Cassel, une fois qu'on l'aurait isolé et privé des secours de la place. Il proposait ensuite de se diriger vers le fossé où coulait la Zalbach, de s'y jeter sous la protection des batteries de Petersau qui enfileraient ce fossé, et de tenter un assaut sur ce front qui n'était formé que d'une seule enceinte. Le projet était hardi et périlleux, car il fallait débarquer à Petersau, puis se jeter dans un fossé au milieu des eaux et sous le feu du Haupstein; mais aussi les résultats devaient être très prompts. On aima mieux ouvrir la tranchée du côté de la double enceinte, et vis-à-vis la citadelle, sauf à faire un double siège.

Le 16 juin, une première parallèle fut tracée à huit cents pas de la première enceinte. Les assiégés mirent le désordre dans les travaux; il fallut reculer. Le 18, une autre parallèle fut tracée beaucoup plus loin, c'est-à-dire à quinze cents pas, et cette distance excita les sarcasmes de ceux qui avaient proposé l'attaque hardie par l'île de Petersau. Du 24 au 25, on se rapprocha; on s'établit à huit cents pas, et on éleva des batteries. Les assiégés interrompirent encore les travaux et enclouèrent les canons; mais ils furent enfin repoussés et accablés de feux continuels. Le 18 et le 19, deux cents pièces étaient dirigées sur la place, et la couvraient de projectiles de toute espèce. Des batteries flottantes, placées sur le Rhin, incendiaient l'intérieur de la ville par le côté le plus ouvert, et lui causaient un dommage considérable.

Cependant la dernière parallèle n'était pas encore ouverte, la première enceinte n'était pas encore franchie, et la garnison pleine d'ardeur ne songeait point à se rendre. Pour se délivrer des batteries flottantes, de braves Français se jetaient à la nage, et allaient couper les câbles des bateaux ennemis. On en vit un amener à la nage un bateau chargé de quatre-vingts soldats, qui furent faits prisonniers.

Mais la détresse était au comble. Les moulins avaient été incendiés, et il avait fallu recourir, pour moudre le grain, à des moulins à bras. Encore les ouvriers ne voulaient-ils pas y travailler, parce que l'ennemi, averti, ne manquait pas d'accabler d'obus le lieu où ils étaient placés. D'ailleurs on manquait presque tout à fait de blé; depuis long-temps on n'avait plus que de la chair de cheval; les soldats mangeaient des rats, et allaient sur les bords du Rhin pêcher les chevaux morts que le fleuve entraînait. Cette nourriture devint funeste à plusieurs d'entre eux; il fallut la leur défendre, et les empêcher même de la rechercher, en plaçant des gardes au bord du Rhin. Un chat valait six francs; la chair de cheval Mort quarante-cinq sous la livre. Les officiers ne se traitaient pas mieux que les soldats, et Aubert-Dubayet, invitant à dîner son état-major, lui fit servir comme régal, un chat flanqué de douze souris. Ce qu'il y avait de plus douloureux pour cette malheureuse garnison, c'était la privation absolue de toute nouvelle. Les communications étaient si bien interceptées, que depuis trois mois elle ignorait absolument ce qui se passait en France. Elle avait essayé de faire connaître sa détresse, tantôt par une dame qui allait voyager en Suisse, tantôt par un prêtre qui avait pris le chemin des Pays-Bas, tantôt enfin par un espion qui devait traverser le camp ennemi. Mais aucune de ces dépêches n'était parvenue. Espérant que peut-être on songerait à leur envoyer des nouvelles du Haut-Rhin, au moyen de bouteilles jetées dans le fleuve, les assiégés y placèrent des filets. Ils les levaient chaque jour, mais ils n'y trouvaient jamais rien. Les Prussiens, qui avaient pratiqué toute espèce de ruses, avaient fait imprimer à Francfort de faux Moniteurs, portant que Dumouriez avait renversé la convention, et que Louis XVII régnait avec une régence. Les Prussiens placés aux avant-postes transmettaient ces faux Moniteurs aux soldats de la garnison; et cette lecture répandait les plus grandes inquiétudes, et ajoutait aux souffrances qu'on endurait déjà, la douleur de défendre peut-être une cause perdue. Cependant on attendait en se disant: L'armée du Rhin va bientôt arriver. Quelquefois on disait: Elle arrive. Pendant une nuit, on entend une canonnade vigoureuse très loin de la place. On s'éveille avec joie, on court aux armes, et on s'apprête à marcher vers le canon français, et à mettre l'ennemi entre deux feux. Vain espoir! le bruit cesse, et l'armée libératrice ne paraît pas. Enfin la détresse était devenue si insupportable, que deux mille habitans demandèrent à sortir. Aubert-Dubayet le leur permit; mais ils ne furent pas reçus par les assiégeans; restèrent entre deux feux et périrent en partie sous les murs de la place. Le matin, on vit les soldats rapporter dans leurs manteaux des enfans blessés.

Pendant ce temps, l'armée du Rhin et de la Moselle ne s'avançait pas. Custine l'avait commandée jusqu'au mois de juin. Encore tout abattu de sa retraite, il n'avait cessé d'hésiter pendant les mois d'avril et de mai. Il disait qu'il n'était pas assez fort; qu'il avait besoin de beaucoup de cavalerie pour soutenir, dans les plaines du Palatinat, les efforts de la cavalerie ennemie; qu'il n'avait point de fourrages pour nourrir ses chevaux; qu'il lui fallait attendre que les seigles fussent assez avancés pour en faire du fourrage, et qu'alors il marcherait au secours de Mayence. Beauharnais, son successeur, hésitant comme lui, perdit l'occasion de sauver la place. La ligne des Vosges, comme on sait, longe le Rhin, et vient finir non loin de Mayence. En occupant les deux versans de la chaîne et ses principaux passages, on a un avantage immense, parce qu'on peut se porter ou tout d'un côté ou tout d'un autre, et accabler l'ennemi de ses masses réunies. Telle était la position des Français. L'armée du Rhin occupait le revers oriental, et celle de la Moselle le revers occidental; Brunswick et Wurmser étaient disséminés, à la terminaison de la chaîne, sur un cordon fort étendu. Disposant des passages, les deux armées françaises pouvaient se réunir sur l'un ou l'autre des versans, accabler ou Brunswick ou Wurmser, venir prendre les assiégeans par derrière et sauver Mayence. Beauharnais, brave, mais peu entreprenant, ne fit que des mouvemens incertains, et ne secourut pas la garnison.

Les représentans et les généraux enfermés dans Mayence, pensant qu'il ne fallait pas pousser les choses au pire; que si on attendait huit jours de plus, on pourrait manquer de tout, et être obligé de rendre la garnison prisonnière; qu'au contraire, en capitulant, on obtiendrait la libre sortie avec les honneurs de la guerre, et que l'on conserverait vingt mille hommes, devenus les plus braves soldats du monde sous Kléber et Dubayet, décidèrent qu'il fallait rendre la place. Sans doute, avec quelques jours de plus, Beauharnais pouvait la sauver, mais, après avoir attendu si long-temps, il était permis de ne plus penser à un secours et les raisons de se rendre étaient déterminantes. Le roi de Prusse fut facile sur les conditions; il accorda la sortie avec armes et bagages, et n'imposa qu'une condition, c'est que la garnison ne servirait pas d'une année contre les coalisés. Mais il restait assez d'ennemis à l'intérieur pour utiliser ces admirables soldats, nommés depuis les Mayençais. Ils étaient tellement attachés à leur poste, qu'ils ne voulaient pas obéir à leurs généraux lorsqu'il fallut sortir de la place: singulier exemple de l'esprit de corps qui s'établit sur un point, et de l'attachement qui se forme pour un lieu qu'on a défendu quelques mois! Cependant la garnison céda; et, tandis qu'elle défilait, le roi de Prusse, plein d'admiration pour sa valeur, appelait par leur nom les officiers qui s'étaient distingués pendant le siège, et les complimentait avec une courtoisie chevaleresque. L'évacuation eut lieu le 25 juillet. On a vu les Autrichiens bloquant la place de Condé et faisant le siège régulier de Valenciennes. Ces opérations, conduites simultanément avec celles du Rhin, approchaient de leur terme. Le prince de Cobourg, à la tête du corps d'observation, faisait face au camp de César; le duc d'York commandait le corps de siège. L'attaque, d'abord projetée sur la citadelle, fut ensuite dirigée entre le faubourg de Marly et la porte de Mons. Ce front présentait beaucoup plus de développement, mais il était moins défendu, et fut préféré comme plus accessible. On se proposa de battre les ouvrages pendant le jour, et d'incendier la ville pendant la nuit, afin d'augmenter la désolation des habitans et de les ébranler plus tôt. La place fut sommée le 14 juin. Le général Ferrand et les représentans Cochon et Briest répondirent avec la plus grande dignité. Ils avaient réuni une garnison de sept mille hommes, inspiré de très bonnes dispositions aux habitans, dont ils organisèrent une partie en compagnies de canonniers, qui rendirent les plus grands services.

Deux parallèles furent successivement ouvertes dans les nuits des 14 et 19 juin, et armées de batteries formidables. Elles causèrent dans la place des ravages affreux. Les habitans et la garnison répondirent à la vigueur de l'attaque, et détruisirent plusieurs fois tous les travaux des assiégeans. Le 25 juin surtout fut terrible. L'ennemi incendia la place jusqu'à midi, sans qu'elle répondît de son côté; mais à cette heure un feu terrible, parti des remparts, plongea dans les tranchées, y mit la confusion, et y reporta la terreur et la mort qui avaient régné dans la ville. Le 28 juin, une troisième parallèle fut tracée, et le courage des habitans commença à s'ébranler. Déjà une partie de cette ville opulente était incendiée. Les enfans, les vieillards et les femmes avaient été mis dans des souterrains. La reddition de Condé, qui venait d'être pris par famine, augmentait encore le découragement des assiégés. Des émissaires avaient été envoyés pour les travailler. Des rassemblemens commencèrent à se former et à demander une capitulation. La municipalité partageait les dispositions des habitans, et s'entendait secrètement avec eux. Les représentans et le général Ferrand répondirent avec la plus grande vigueur aux demandes qui leur furent adressées; et avec le secours de la garnison, dont le courage était parvenu au plus haut degré d'exaltation, ils dissipèrent les rassemblemens.

Le 25 juillet, les assiégeans préparèrent leurs mines et se disposèrent à l'assaut du chemin couvert. Par bonheur pour eux, trois globes de compression éclatèrent au moment même où les mines de la garnison allaient jouer et détruire leurs ouvrages. Ils s'élancèrent alors sur trois colonnes, franchirent les palissades, et pénétrèrent dans le chemin couvert. La garnison effrayée se retirait, abandonnant déjà ses batteries; mais le général Ferrand la ramena sur les remparts. L'artillerie, qui avait fait des prodiges pendant tout le siège, causa encore de grands dommages aux assiégeans, et les arrêta presque aux portes de la place. Le lendemain 26, le duc d'York, somma le général Ferrand de se rendre; il annonça qu'après la journée écoulée, il n'écouterait plus aucune proposition, et que la garnison et les habitans seraient passés au fil de l'épée. A cette menace, les attroupemens devinrent considérables; une multitude, où se trouvaient en grand nombre des hommes armés de pistolets et de poignards, entoura la municipalité. Douze individus prirent la parole pour tous, et firent la réquisition formelle de rendre la place. Le conseil de guerre se tenait au milieu du tumulte; aucun des membres ne pouvait en sortir, et ils étaient tous consignés jusqu'à ce qu'ils eussent décidé la reddition. Deux brèches, des habitans mal disposés, un assiégeant vigoureux, ne permettaient plus de résister. La place fut rendue le 28 juillet. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre, fut contrainte de déposer les armes, mais put rentrer en France, avec la seule condition de ne pas servir d'un an contre les coalisés. C'était encore sept mille braves soldats, qui pouvaient rendre de grands services contre les ennemis de l'intérieur. Valenciennes avait essuyé quarante-un jours de bombardement, et avait été accablée de quatre-vingt-quatre mille boulets, de vingt mille obus, et de quarante-huit mille bombes. Le général et la garnison avaient fait leur devoir, et l'artillerie s'était couverte de gloire.

Dans ce même moment, la guerre du fédéralisme se réduisait à ces deux calamités réelles: la révolte de Lyon d'une part; celle de Marseille et de Toulon de l'autre.

Lyon consentait bien à reconnaître la convention, mais refusait d'obtempérer à deux décrets, celui qui évoquait à Paris les procédures commencées contre les patriotes, et celui qui destituait les autorités et ordonnait la formation d'une nouvelle municipalité provisoire. Les aristocrates cachés dans Lyon effrayaient cette ville du retour de l'ancienne municipalité montagnarde, et, par la crainte de dangers incertains, l'entraînaient dans les dangers réels d'une révolte ouverte. Le 15 juillet, les Lyonnais firent mettre à mort les deux patriotes Chalier et Riard, et dès ce jour ils furent déclarés en état de rébellion. Les deux girondins Chasset et Biroteau, voyant surgir le royalisme, se retirèrent. Cependant le président de la commission populaire, qui était dévoué aux émigrés, ayant été remplacé, les déterminations étaient devenues un peu moins hostiles. On reconnaissait la constitution, et on offrait de se soumettre, mais toujours à condition de ne pas exécuter les deux principaux décrets. Dans cet intervalle, les chefs fondaient des canons, accaparaient des munitions, et les difficultés ne semblaient devoir se terminer que par la voie des armes.

Marseille était beaucoup moins redoutable. Ses bataillons, rejetés au-delà de la Durance par Carteaux, ne pouvaient opposer une longue résistance; mais elle avait communiqué à la ville de Toulon, jusque-là si républicaine, son esprit de révolte. Ce port, l'un des premiers du monde, et le premier de la Méditerranée, faisait envie aux Anglais, qui croisaient devant ses rivages. Des émissaires de l'Angleterre y intriguaient sourdement, et y préparaient une trahison infâme. Les sections s'y étaient réunies le 13 juillet, et, procédant comme toutes celles du Midi, avaient destitué la municipalité et fermé le club jacobin. L'autorité, transmise aux mains des fédéralistes, risquait de passer successivement, de factions en factions, aux émigrés et aux Anglais. L'armée de Nice, dans son état de faiblesse, ne pouvait prévenir un tel malheur. Tout devenait donc à craindre, et ce vaste orage, amoncelé sur l'horizon, du Midi, s'était fixé sur deux points, Lyon et Toulon.

Depuis deux mois, la situation s'était donc expliquée, et le danger, moins universel, moins étourdissant, était mieux déterminé et plus grave. A l'Ouest, c'était la plaie dévorante de la Vendée; à Marseille, une sédition obstinée; à Toulon, une trahison sourde; à Lyon, une résistance ouverte et un siège. Au Rhin et au Nord, c'était la perte des deux boulevarts qui avaient si long-temps arrêté la coalition et empêché l'ennemi de marcher sur la capitale. En septembre 1792, lorsque les Prussiens marchaient sur Paris et avaient pris Longwy et Verdun; en avril 1793, après la retraite de la Belgique, après la défaite de Nerwinde, la défection de Dumouriez et le premier soulèvement de la Vendée; au 31 mai 1793, après l'insurrection universelle des départemens, l'invasion du Roussillon par les Espagnols, et la perte du camp de Famars; à ces trois époques, les dangers avaient été effrayans, sans doute, mais jamais peut-être aussi réels qu'à cette quatrième époque d'août 1798. C'était la quatrième et dernière crise de la révolution. La France était moins ignorante et moins neuve à la guerre qu'en septembre 1792, moins effrayée de trahisons qu'en avril 1793, moins embarrassée d'insurrections qu'au 31 mai et au 12 juin; mais, si elle était plus aguerrie et mieux obéie, elle était envahie à la fois sur tous les points, au Nord, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées.

Cependant on ne connaîtrait pas encore tous les maux qui affligeaient alors la république, si on se bornait à considérer seulement les cinq ou six champs de bataille sur lesquels ruisselait le sang humain. L'intérieur offrait un spectacle tout aussi déplorable. Les grains étaient toujours chers et rares. Oh se battait à la porte des boulangers pour obtenir une modique quantité de pain. On se disputait en vain avec les marchands pour leur faire accepter les assignats en échange des objets de première nécessité. La souffrance était au comble. Le peuple se plaignait des accapareurs qui retenaient les denrées, des agioteurs qui les faisaient renchérir, et qui discréditaient les assignats par leur trafic. Le gouvernement, tout aussi malheureux que le peuple, n'avait, pour exister aussi, que les assignats, qu'il fallait donner en quantité trois ou quatre fois plus considérable pour payer les mêmes services, et qu'on n'osait plus émettre, de peur de les avilir encore davantage. On ne savait donc plus comment faire vivre ni le peuple ni le gouvernement.

La production générale n'avait pourtant pas diminué. Bien que la nuit du 4 août n'eût pas encore produit ses immenses effets, la France ne manquait ni de blé, ni de matières premières, ni de matières ouvrées; mais la distribution égale et paisible en était devenue impossible, par les effets du papier-monnaie. La révolution qui, en abolissant la monarchie, avait voulu néanmoins payer sa dette; qui, en détruisant la vénalité des offices, s'était engagée à en rembourser la valeur; qui, en défendant enfin le nouvel ordre de choses contre l'Europe conjurée, était obligée de faire les frais d'une guerre universelle, avait, pour suffire à toutes ces charges, les biens nationaux enlevés au clergé et aux émigrés. Pour mettre En circulation la valeur de ces biens, elle avait imaginé les assignats, qui en étaient la représentation, et qui, par le moyen des achats, devaient rentrer au trésor et être brûlés. Mais comme on doutait du succès de la révolution et du maintien des ventes, on n'achetait pas les biens. Les assignats restaient dans la circulation, comme une lettre de change non acceptée, et s'avilissaient par le doute et par la quantité.

Le numéraire seul restait toujours comme mesure réelle des valeurs; et rien ne nuit à une monnaie contestée, comme la rivalité d'une monnaie certaine et incontestée. L'une se resserre et refuse de se donner, tandis que l'autre s'offre en abondance et se discrédite en s'offrant. Tel était le sort des assignats par rapport au numéraire. La révolution, condamnée à des moyens violens, ne pouvait plus s'arrêter. Elle avait mis en circulation forcée la valeur anticipée des biens nationaux; elle devait essayer de la soutenir par des moyens forcés. Le 11 avril, malgré les girondins qui luttaient généreusement, mais imprudemment, contre la fatalité de cette situation révolutionnaire, la convention punit de six ans de fers quiconque vendrait du numéraire, c'est-à-dire échangerait une certaine quantité d'argent ou d'or contre une quantité nominale plus grande d'assignats. Elle punit de la même peine quiconque stipulerait pour les marchandises un prix différent, suivant que le paiement se ferait en numéraire ou en assignats.

Ces moyens n'empêchaient pas la différence de se prononcer rapidement. En juin, un franc métal valait trois francs assignats; et en août, deux mois après, un franc argent valait six francs assignats. Le rapport de diminution, qui était de un à trois, s'était donc élevé de un à six.

Dans une pareille situation, les marchands refusaient de donner leurs marchandises au même prix qu'autrefois, parce que la monnaie qu'on leur offrait n'avait plus que le cinquième ou le sixième de sa valeur. Ils les resserraient donc, et les refusaient aux acheteurs. Sans doute, cette diminution de valeur eût été pour les assignats un inconvénient absolument nul, si tout le monde, ne les recevant que pour ce qu'ils valaient réellement, les avait pris et donnés au même taux. Dans ce cas, ils auraient toujours pu faire les fonctions de signe dans les échanges, et servir à la circulation comme toute autre monnaie; mais les capitalistes qui vivaient de leurs revenus, les créanciers de l'état qui recevaient ou une rente annuelle ou le remboursement d'un office, étaient obligés d'accepter le papier suivant sa valeur nominale. Tous les débiteurs s'empressaient de se libérer, et les créanciers, forcés de prendre une valeur fictive, ne touchaient que le quart, le cinquième ou le sixième de leur capital. Enfin le peuple ouvrier, toujours obligé d'offrir ses services, de les donner à qui veut les accepter, ne sachant pas se concerter pour faire augmenter les salaires du double, du triple, à mesure que les assignats diminuaient dans la même proportion, ne recevait qu'une partie de ce qui lui était nécessaire pour obtenir en échange les objets de ses besoins. Le capitaliste, à moitié ruiné, était mécontent et silencieux; mais le peuple furieux appelait accapareurs les marchands qui ne voulaient pas lui vendre au prix ordinaire, et demandait qu'on envoyât les accapareurs à la guillotine.

Cette fâcheuse situation était un résultat nécessaire de la création des assignats, comme les assignats eux-mêmes furent amenés par la nécessité de payer des dettes anciennes, des offices et une guerre ruineuse; et, par les mêmes causes, le maximum devait bientôt résulter des assignats. Peu importait en effet qu'on eût rendu cette monnaie forcée, si le marchand, en élevant ses prix, parvenait à se soustraire à la nécessité de la recevoir. Il fallait rendre le taux des marchandises forcé comme celui de la monnaie. Dès que la loi avait dit: Le papier vaut six francs, elle devait dire: Telle marchandise ne vaut que six francs; car autrement le marchand, en la portant à douze, échappait à l'échange.

Il avait donc fallu encore, malgré les girondins, qui avaient donné d'excellentes raisons puisées dans l'économie ordinaire des choses, établir le maximum des grains. La plus grande souffrance pour le peuple, c'est le défaut de pain. Les blés ne manquaient pas, mais les fermiers, qui ne voulaient pas affronter le tumulte des marchés, ni livrer leur blé au taux des assignats, se cachaient avec leurs denrées. Le peu de grain qui se montrait était enlevé rapidement par les communes, et par les individus que la peur engageait à s'approvisionner. La disette se faisait encore plus sentir à Paris que dans aucune autre ville de France, parce que les approvisionnemens pour cette cité immense étaient plus difficiles, les marchés plus tumultueux, la peur des fermiers plus grande. Les 3 et 4 mai, la convention n'avait pu s'empêcher de rendre un décret par lequel tous les fermiers ou marchands de grains étaient obligés de déclarer la quantité de blés qu'ils possédaient, de faire battre ceux qui étaient en gerbes, de les porter dans les marchés, et exclusivement dans les marchés, et de les vendre à un prix moyen fixé par chaque commune, et basé sur les prix antérieurs du 1er janvier au 1er mai. Personne ne pouvait acheter pour suffire à ses besoins au-delà d'un mois; ceux qui avaient vendu ou acheté à un prix au-dessus du maximum, ou menti dans leurs déclarations, étaient punis de la confiscation et d'une amende de 300 à 1,000 francs. Des visites domiciliaires étaient ordonnées pour vérifier la vérité; de plus, le tableau de toutes les déclarations devait être envoyé par les municipalités au ministre de l'intérieur, pour faire une statistique générale des subsistances de la France. La commune de Paris, ajoutant ses arrêtés de police aux décrets de la convention, avait réglé en outre la distribution du pain dans les boulangeries. On ne pouvait s'y présenter qu'avec des cartes de sûreté. Sur cette carte, délivrée par les comités révolutionnaires, était désignée la quantité de pain qu'on pouvait demander, et cette quantité était proportionnée au nombre d'individus dont se composait chaque famille. On avait réglé jusqu'à la manière dont on devait faire queue à la porte des boulangers. Une corde était attachée à leur porte; chacun la tenait par la main, de manière à ne pas perdre son rang et à éviter la confusion. Cependant de méchantes femmes coupaient souvent la corde; un tumulte épouvantable s'ensuivait, et il fallait la force armée pour rétablir l'ordre. On voit à combien d'immenses soucis est condamné un gouvernement, et à quelles mesures vexatoires il se trouve entraîné, dès qu'il est obligé de tout voir pour tout régler. Mais, dans cette situation, chaque chose s'enchaînait à une autre. Forcer le cours des assignats avait conduit à forcer les échanges, à forcer les prix, à forcer même la quantité, l'heure, le mode des achats; le dernier fait résultait du premier, et le premier avait été inévitable comme la révolution elle-même.

Cependant le renchérissement des subsistances qui avait amené leur maximum, s'étendait à toutes les marchandises de première nécessité. Viandes, légumes, fruits, épices, matières à éclairer et à brûler, boissons, étoffes pour vêtement, cuirs pour la chaussure, tout avait augmenté à mesure que les assignats avaient baissé, et le peuple S'obstinait chaque jour davantage à voir des accapareurs là où il n'y avait que des marchands qui refusaient une monnaie sans valeur. On se souvient qu'en février il avait pillé chez les épiciers d'après l'avis de Marat. En juillet, il avait pillé des bateaux de savon qui arrivaient par la Seine à Paris. La commune, indignée avait rendu les arrêtés les plus sévères, et Pache imprima cet avis simple et laconique:

LE MAIRE PACHE A SES CONCITOYENS.

«Paris contient sept cent mille habitans: le sol de Paris ne produit rien pour leur nourriture, leur habillement, leur entretien; il faut donc que Paris tire tout des autres départemens et de l'étranger.

«Lorsqu'il arrive des denrées et des marchandises à Paris, si les habitans les pillent, on cessera d'en envoyer.

«Paris n'aura plus rien pour la nourriture, l'habillement, l'entretien de ses nombreux habitans.

«Et sept cent mille hommes dépourvus de tout s'entre-dévoreront.»

Le peuple n'avait plus pillé; mais il demandait toujours des mesures terribles contre les marchands, et on a vu le prêtre Jacques Roux ameuter les cordeliers, pour faire insérer dans la constitution un article relatif aux accapareurs. On se déchaînait beaucoup aussi contre les agioteurs, qui faisaient, dit-on, augmenter les marchandises, en spéculant sur les assignats, l'or, l'argent et le papier étranger.

L'imagination populaire se créait des monstres et partout voyait des ennemis acharnés, tandis qu'il n'y avait que des joueurs avides, profitant du mal, mais ne le produisant pas, et n'ayant certainement pas la puissance de le produire. L'avilissement des assignats tenait à une foule de causes: leur quantité considérable, l'incertitude de leur gage qui devait disparaître si la révolution succombait; leur comparaison avec le numéraire qui ne perdait pas sa réalité, et avec les marchandises qui, conservant leur valeur, refusaient de se donner contre une monnaie qui n'avait plus la sienne. Dans cet état de choses, les capitalistes ne voulaient pas garder leurs fonds sous forme d'assignats, parce que sous cette forme ils dépérissaient tous les jours. D'abord ils avaient cherché à se procurer de l'argent; mais six ans de gène effrayaient les vendeurs et les acheteurs de numéraire. Ils avaient alors songé à acheter des marchandises; mais elles offraient un placement passager, parce qu'elles ne pouvaient se garder long-temps, et un placement dangereux parce que la fureur contre les accapareurs était au comble. On cherchait donc des sûretés dans les pays étrangers. Tous ceux qui avaient des assignats s'empressaient de se procurer des lettres de change sur Londres, sur Amsterdam, sur Hambourg, sur Genève, sur toutes les places de l'Europe; ils donnaient, pour obtenir ces valeurs étrangères, des valeurs nationales énormes, et avilissaient ainsi les assignats en les abandonnant. Quelques-unes de ces lettres de change étaient réalisées hors de France, et la valeur en était touchée par les émigrés. Des meubles magnifiques, dépouilles de l'ancien luxe, consistant en ébénisterie, horlogerie, glaces, bronzes dorés, porcelaines, tableaux, éditions précieuses, payaient ces lettres de change qui s'étaient transformées en guinées ou en ducats. Mais on ne cherchait à en réaliser que la plus petite partie. Recherchées par des capitalistes effrayés qui ne voulaient point émigrer, mais seulement donner une garantie solide à leur fortune, elles restaient presque toutes sur la place, où les plus alarmés se les transmettaient les uns aux autres. Elles formaient ainsi une masse particulière de capitaux, garantie par l'étranger, et rivale de nos assignats. On a lieu de croire que Pitt avait engagé les banquiers anglais à signer une grande quantité de ce papier, et leur avait même ouvert un crédit considérable pour en augmenter la masse, et contribuer, de cette manière, toujours davantage au discrédit des assignats.

On mettait encore beaucoup d'empressement à se procurer les actions des compagnies de finances, qui semblaient hors des atteintes de la révolution et de la contre-révolution, et qui offraient en outre un placement avantageux. Celles de la compagnie d'escompte avaient une grande faveur, mais celles de la compagnie des Indes étaient surtout recherchées avec la plus grande avidité, parce qu'elles reposaient en quelque sorte sur un gage insaisissable, leur hypothèque consistant en vaisseaux et en magasins situés sur tout le globe. Vainement les avait-on assujetties à un droit de transfert considérable: les administrateurs échappaient à la loi en abolissant les actions, et en les remplaçant par une simple inscription sur les registres de la compagnie, qui se faisait sans formalité. Ils fraudaient ainsi l'état d'un revenu considérable, car il s'opérait plusieurs milliers de transmissions par jour, et ils rendaient inutiles les précautions prises pour empêcher l'agiotage. Vainement encore, pour diminuer l'attrait de ces actions, avait-on frappé leur produit d'un droit de cinq pour cent: les dividendes étaient distribués aux actionnaires comme remboursement d'une partie du capital: et par ce stratagème les administrateurs échappaient encore à la loi. Aussi de 600 francs ces actions s'élevèrent à 1,000, 1,200, et même 2,000 francs. C'étaient autant de valeurs qu'on opposait à la monnaie révolutionnaire, et qui servaient à la discréditer.

On opposait encore aux assignats non seulement toutes ces espèces de fonds, mais certaines parties de la dette publique, et même d'autres assignats particuliers. Il existait en effet des emprunts souscrits à toutes les époques, et sous toutes les formes. Il y en avait qui remontaient jusqu'à Louis XIII. Parmi les derniers, souscrits sous Louis XVI, il y en avait de différentes créations. On préférait généralement ceux qui étaient antérieurs à la monarchie constitutionnelle à ceux qui avaient été ouverts pour le besoin de la révolution. Tous étaient opposés aux assignats hypothéqués sur les biens du clergé et des émigrés. Enfin, entre les assignats eux-mêmes, on faisait des différences. Sur cinq milliards environ émis depuis la création, un milliard était rentré par les achats de biens nationaux; quatre milliards à peu près restaient en circulation; et sur ces quatre milliards, on en pouvait compter cinq cents millions créés sous Louis XVI, et portant l'effigie royale. Ces derniers seraient mieux traités, disait-on, en cas de contre-révolution, et admis pour une partie au moins de leur valeur. Aussi gagnaient-ils 10 ou 15 pour cent sur les autres. Les assignats, républicains, seule ressource du gouvernement, seule monnaie du peuple, étaient donc tout à fait discrédités, et luttaient à la fois contre le numéraire; les marchandises, les papiers étrangers, les actions des compagnies de finances, les diverses créances sur l'état, et enfin contre les assignats royaux.

Le remboursement des offices, le paiement des grandes fournitures faites à l'état pour les besoins de la guerre, l'empressement de beaucoup de débiteurs à se libérer, avaient produit de grands amas de fonds dans quelques mains. La guerre, la crainte d'une révolution terrible, avaient interrompu beaucoup d'opérations commerciales, amené de grandes liquidations, et augmenté encore la masse des capitaux stagnans et cherchant des sûretés. Ces capitaux, ainsi accumulés, étaient livrés à un agiot perpétuel sur la bourse de Paris, et se changeaient tour à tour en or, argent, denrées, lettres de change, actions des compagnies, vieux contrats sur l'état, etc. Là, comme d'usage, intervenaient ces joueurs aventureux, qui se jettent dans toutes les espèces de hasard, qui spéculent sur les accidents du commerce, sur l'approvisionnement des armées, sur la bonne foi des gouvernements, etc. Placés en observation à la bourse, ils faisaient le profit de toutes les hausses sur la baisse constante des assignats. La baisse de l'assignat commençait d'abord à la bourse par rapport au numéraire et à toutes les valeurs mobiles. Elle avait lieu ensuite par rapport aux marchandises, qui renchérissaient dans les boutiques et les marchés. Cependant les marchandises ne montaient pas aussi rapidement que le numéraire, parce que les marchés sont éloignés de la bourse, parce qu'ils ne sont pas aussi sensibles, et que d'ailleurs les marchands ne peuvent pas se donner le mot aussi rapidement que des agioteurs réunis dans une salle. La différence, déterminée d'abord à la bourse, ne se prononçait donc ailleurs qu'après un temps plus ou moins long; l'assignat de 5 francs, qui déjà n'en valait plus que 2 à la bourse, en valait encore 3 dans les marchés, et les agioteurs avaient ainsi l'intervalle nécessaire pour spéculer. Ayant leurs capitaux tout prêts, ils prenaient du numéraire avant la hausse; dès qu'il montait par rapport aux assignats, ils l'échangeaient contre ceux-ci; ils en avaient une plus grande quantité, et, comme la marchandise n'avait pas eu le temps de monter encore, avec cette plus grande quantité d'assignats ils se procuraient une plus grande quantité de marchandises, et la revendaient quand le rapport s'était rétabli. Leur rôle consistait à occuper le numéraire et la marchandise pendant que l'un et l'autre s'élevaient par rapport à l'assignat. Leur profit n'était donc que le profit constant de la hausse de toutes choses sur l'assignat, et il était naturel qu'on leur en voulût de ce bénéfice toujours fondé sur une calamité publique. Leur jeu s'étendait sur la variation de toutes les espèces de valeurs, telles que le papier étranger, les actions des compagnies, etc. Ils profitaient de tous les accidens qui pouvaient produire des différences, tels qu'une défaite, une motion, une fausse nouvelle. Ils formaient une classe assez considérable. On y comptait des banquiers étrangers, des fournisseurs, des usuriers, d'anciens prêtres ou nobles, de récens parvenus révolutionnaires, et quelques députés qui, pour l'honneur de la convention, n'étaient que cinq ou six, et qui avaient l'avantage perfide de contribuer à la variation des valeurs par des motions faites à propos. Ils vivaient dans les plaisirs avec des actrices, des ci-devant religieuses ou comtesses, qui, du rôle de maîtresses, passaient quelquefois à celui de négociatrices d'affaires. Les deux principaux députés engagés dans ces intrigues étaient Julien, de Toulouse, et Delaunay, d'Angers, qui vivaient, le premier avec la comtesse de Beaufort, le second avec l'actrice Descoings. On prétend que Chabot, dissolu comme un ex-capucin, et s'occupant quelquefois des questions financières, se livrait à cet agiotage, de compagnie avec deux frères, nommés Frey, expulsés de Moravie pour leurs opinions révolutionnaires, et venus à Paris pour y faire le commerce de la banque. Fabre d'Eglantine s'en mêlait aussi, et on accusait Danton, mais sans aucune preuve, de n'y être pas étranger.

L'intrigue la plus honteuse fut celle que lia le baron de Batz, banquier et financier habile, avec Julien, de Toulouse, et Delaunay, d'Angers, les députés les plus décidés à faire fortune. Ils avaient le projet de dénoncer les malversations de la compagnie des Indes, de faire baisser ses actions, de les acheter aussitôt, de les relever ensuite au moyen de motions plus douces, et de réaliser ainsi les profits de la hausse. D'Espagnac, cet abbé délié, qui fut fournisseur de Dumouriez dans la Belgique, qui avait obtenu depuis l'entreprise générale des charrois, et dont Julien protégeait les marchés auprès de la convention, devait fournir en reconnaissance les fonds de l'agiotage. Julien se proposait d'en traîner encore dans cette intrigue Fabre, Chabot, et autres, qui pouvaient devenir utiles comme membres de divers comités.

La plupart de ces hommes étaient attachés à la révolution, et ne cherchaient pas à la desservir mais, à tout événement, ils voulaient s'assurer des jouissances et de la fortune. On ne connaissait pas toutes leurs trames secrètes; mais, comme ils spéculaient sur le discrédit des assignats, on leur imputait le mal dont ils profitaient. Comme ils avaient dans leurs rangs beaucoup de banquiers étrangers, on les disait agens de Pitt et de la coalition; et on croyait encore voir ici l'influence, mystérieuse et si redoutée, du ministère anglais. On était, en un mot, également indigné contre les agioteurs et les accapareurs, et on demandait contre les uns et les autres les mêmes supplices.

Ainsi, tandis que le Nord, le Rhin, le Midi, la Vendée, étaient envahis par nos ennemis, nos moyens de finances consistaient dans une monnaie non acceptée, dont le gage était incertain comme la révolution elle-même, et qui, à chaque accident, diminuait d'une valeur proportionnée au péril. Telle était cette situation singulière: à mesure que le danger augmentait et que les moyens auraient dû être plus grands, ils diminuaient au contraire; les munitions s'éloignaient du gouvernement, et les denrées du peuple. Il fallait donc à la fois créer des soldats, des armes, une monnaie pour l'état et pour le peuple, et après tout cela s'assurer des victoires.

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XII.

ARRIVÉE ET RÉCEPTION A PARIS DES COMMISSAIRES DES ASSEMBLÉES PRIMAIRES. —RETRAITE DU CAMP DE CÉSAR PAR L'ARMÉE DU NORD.—FÊTE DE L'ANNIVERSAIRE DU 10 AOUT, ET INAUGURATION DE LA CONSTITUTION DE 1793.—MESURES EXTRAORDINAIRES DE SALUT PUBLIC.—DÉCRET ORDONNANT LA LEVÉE EN MASSE. —MOYENS EMPLOYÉS POUR EN ASSURER L'EXÉCUTION.—INSTITUTION DU Grand Livre; NOUVELLE ORGANISATION DE LA DETTE PUBLIQUE.—EMPRUNT FORCÉ. —DÉTAILS SUR LES OPÉRATIONS FINANCIÈRES A CETTE ÉPOQUE.—NOUVEAUX DÉCRETS SUR LE maximum—DÉCRETS CONTRE LA VENDÉE, CONTRE LES ÉTRANGERS ET CONTRE LES BOURBONS.