HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HÉRACLIUS 575 – 641 A.D.
Héraclius, à son avènement à la couronne, trouvait
l’empire dans un état déplorable. Depuis huit ans, un soldat brutal et féroce
le gouvernait comme il l’avait acquis, par la violence et par le massacre.
Plongé dans les plus infâmes débauches, baigné dans le sang de ses sujets, il
semblait ne connaître d’autre usage de la puissance souveraine, que la licence,
ni d’autre privilège que l’impunité. L’exemple du prince avait achevé de
corrompre les mœurs, qui dégénéraient depuis longtemps. Plus de courage, plus
de sentiments d’honneur, plus de patrie. Les armées, qui comptaient autant de
défaites que de combats, ne savaient plus que fuir. Ces guerriers rebelles qui,
après avoir tant de fois vaincu sous les étendards de Maurice, l’avaient
indignement trahi, poursuivis par la vengeance du ciel, tombaient de toutes
parts sous l’épée des Perses; et lorsque le nouvel empereur en fit faire le
dénombrement, il ne se trouva que deux soldats de ceux qui avaient servi sous
Maurice. L’Orient, ravagé depuis le Tigre jusqu’au Bosphore, pleurait la ruine
de ses villes et la captivité de ses habitants. Au mois de mai de cette année
611, les Perses prirent Edesse. Ayant ensuite passé l’Euphrate, ils
s’emparèrent d’Apamée, et portèrent le ravage jusqu’aux portes d’Antioche. Une armée
romaine qui se rencontra sur leur passage fut entièrement taillée en pièces.
Les provinces que l’empire conservait encore en Occident
ne jouissaient pas d’un meilleur sort. La Thrace, la Mésie, l’Illyrie, la
Grèce, étaient en grande partie dépeuplées par les courses des Avares, des
Bulgares, des Esclavons. L’avarice des exarques semblait travailler de concert
avec les Barbares à ruiner l’Italie. Réduits à la nécessité d’acheter tous les
ans la paix avec Agilulf, ils n’étaient armés que contre les sujets de
l’empire, employant plus d’exacteurs pour les piller que de soldats pour les
défendre. Tandis que les Avares désolaient le Frioul, où ils massacraient les
Lombards, les Esclavons ravageaient l’Istrie, qui appartenait encore à
l’empereur. Ils y battirent cette année un corps de troupes romaines.
Héraclius, dès le commencement de son règne, rappela l’exarque Smaragdus, créature de Phocas.
Jean Lémigius, qu’il lui substitua, se rendit encore
plus odieux. Après cinq années d’une insupportable tyrannie, les habitants de
Ravenne prirent les armes, le forcèrent dans son palais, et le massacrèrent
avec sa femme et les magistrats qu’il avait amenés de Constantinople.
Héraclius avait épousé Eudocie le 7 octobre de l’année
précédente, le même jour qu’il fut couronne. Au bout de neuf mois accomplis, le
7 juillet 611, il lui naquit une fille, qui fut nommée Epiphanie-Eudocie :
c’étaient les noms de son aïeule maternelle et de sa mère. Elle reçut le titre
d’Auguste le 4 octobre de l’année suivante. Dans la suite, elle fut promise à Ziébel, chef des Khozars. Mais ce
prince étant mort dans le temps même qu’on la conduisait en son pays, elle
épousa Nicétas, cousin-germain de l’empereur. Il y eut le 20 avril à
Constantinople un grand tremblement de terre.
Le 3 mai Eudocie accoucha d’un fils qui fut nommé
Héraclius-Constantin. Son père le fit couronner empereur dès le 22 janvier
suivant, et avant que ce jeune prince eût un an accompli, il lui fiança
Grégoria, fille de Nicétas. Le mariage ne se fit que seize ans après; mais Héraclius
s’empressait dès lors, et continua dans la suite, de resserrer de plus en plus
par des alliances les liens de parenté avec Nicétas, qui pouvait seul lui
donner de l’ombrage. Eudocie ne survécut que trois mois à la naissance de son
fils. Elle mourut d’épilepsie le 13 août. Un accident de la plus légère
conséquence, arrivé dans ses funérailles, ne mériterait aucune place dans
l’histoire, si l’événement tragique, dont il fut suivi, ne contribuait à faire
connaître les mœurs de ce siècle. Pendant que la pompe. funèbre traversait la
ville dans le plus magnifique appareil, une pauvre femme, qui regardait d’une
fenêtre, cracha par mégarde sur les étoffes précieuses qui couvraient le
cercueil. On saisit aussitôt cette fille on la condamne au feu. L’exécution
n’est différée que de peur d’interrompre la cérémonie, et le peuple court de la
sépulture au bûcher de cette malheureuse victime. Comme si cette horrible
punition ne suffisait pas encore, on cherche la maîtresse pour lui faire subir
le même supplice. Elle avait eu le bonheur de se dérober à la fureur du peuple,
et elle ne reparut plus à Constantinople : tant le mélange des Barbares avait
alors altéré l’humanité romaine.
Peu de temps après, une violence criminelle fut punie
d’un châtiment plus juste à la vérité, mais dont l’exécution fut peu conforme
aux lois. Vitulinus, officier de la garde, riche, hautain et fier de son
emploi, avait une maison de campagne aux environs de Constantinople. Son
voisinage incommodait fort une veuve, à laquelle il suscitait des chicanes
continuelles. Pour abréger les procédures, il jugea à propos d’envoyer ses
esclaves se mettre en possession d’un champ contesté. Il y eut un combat, et
les gens de Vitulinus tuèrent à coups de bâton un des fils de cette veuve. La
mère, désespérée, court à Constantinople avec la robe sanglante de son fils, et
se jetant au-devant de l’empereur qui traversait la ville, elle saisit la bride
de son cheval, et lui portant cette robe sous les yeux: Prince,
s’écria-t-elle, puisse-t-il en arriver autant à vos fils, si vous refusez de
venger, selon les lois, le sang que je vous présente. Comme les soldats de
la garde la repoussaient brusquement, l’empereur leur défendit de la maltraiter
: Et vous, lui dit-il, n’ayez plus la hardiesse de m aborder ainsi,
je vous ferai justice. Cette femme, se croyant méprisée, se retira en pleurant
et faisant des plaintes amères. Quelques jours après, on célébrait les jeux
du cirque. Vitulinus, persuadé que le prince avait oublié son crime, vint
prendre sa part du divertissement public; mais Héraclius l’ayant démêlé dans la
foule des spectateurs, le fit conduire en prison. Le spectacle terminé, il
mande la veuve, écoute sa plainte; et le coupable étant convaincu, il le livre
aux autres fils de cette femme, avec ordre de l’assommer à coups de bâton,
comme il avait fait périr leur frère : sentence qui tient de la barbarie. C’est
punir les offensés, que de les charger de la fonction de bourreaux. Cette
année, les Perses, sous la conduite de Razatès, s’avancèrent jusqu’à Césarée en
Cappadoce : ils s’emparèrent de la ville, désolèrent les campagnes, et
emmenèrent avec eux un nombre infini de prisonniers.
Dès le commencement de l’année suivante, 613, ils
repassèrent l’Euphrate, et vinrent encore ravager la Syrie. En même temps, une
troupe de Sarrasins se jeta là dans la même province, du côté de l’Arabie. Les
garnisons romaines renfermées dans les forteresses, n’osant tenir la campagne
après tant de défaites, laissaient l’ennemi impunément. Les Juifs crurent
l’occasion favorable pour se soustraire au joug de l’empire. Le bruit s’était
répandu parmi eux, qu’Héraclius, adonné à l’astrologie, avait été averti que la
puissance romaine serait détruite par un peuple circoncis. Les Sarrasins surent
bien, dans la suite, profiter de cette prophétie prétendue; mais alors les
Juifs s’imaginèrent qu’elle les regardait, et que le temps était venu de
rétablir le royaume d’Israël. Le commerce en avait attiré quarante mille dans
la ville de Tyr; ils conspirèrent ensemble, et envoyèrent en diligence des
courriers secrets dans l’île de Chypre, à Damas, à Jérusalem, et dans toute la
Judée, pour inviter ceux de leur nation à se rendre la nuit de Pâques aux
portes de Tyr. Ils promettaient de leur ouvrir les portes, et après avoir
massacré les chrétiens, qui ne passaient pas le nombre de vingt mille, ils
courir devaient aller ensemble en faire autant à Jérusalem. Mais l’évêque de
Tyr ayant eu avis de ce dessein perfide, les principaux habitants firent
prendre les armes aux chrétiens pendant la nuit, et les partagèrent sans bruit
dans les différents quartiers.
On surprit les Juifs dans leurs lits, et après les avoir
enchaînés, on les enferma dans des cachots. On tint les portes de la ville
fermées, les murs furent garnis de machines de guerre, et tout fut préparé pour
une vigoureuse, défense. La nuit d’avant Pâques, une incroyable multitude de
Juifs arriva devant Tyr. On les salua, d’une décharge de toutes les machines, à
laquelle ils ne s’attendaient pas, et qui en abattit un grand nombre. Voyant le
complot découvert, ils tournèrent leur colère sur les églises du dehors, qu’ils
s’empressèrent de brûler ou d’abattre. Mais pour chaque église qu’ils
ruinaient, les habitants faisaient monter sur la muraille cent Juifs qu’ils
tiraient des cachots, les décapitaient à la vue des assiégeants, et jetaient
les têtes au milieu d’eux, par le moyen des machines. Il y en eut deux mille
qui furent ainsi exécutés. Enfin, cette multitude confuse, effrayée d’un si
affreux spectacle tant de fois répété, prit la fuite en désordre, et les
Tyriens sortant sur eux en firent un grand carnage. Cette entreprise des Juifs
les rendit si odieux à l’empereur, qu’il résolut d’exterminer cette nation
infidèle. À l’example de Phocas,
il employa la contrainte pour les faire baptiser, et non content de les
persécuter dans les provinces de l’empire, il mit tout en œuvre pour animér contre eux les autres princes. Sisébut régnait depuis deux ans avec gloire sur les Visigoths. Après avoir apaisé les
troubles de ses états, il conçut le dessein de chasser entièrement d’Espagne ce
qui restait encore de Romains dans l’Andalousie. Il gagna eux deux batailles,
et leur enleva presque toutes leurs places, en sorte qu’ils ne conservaient
plus qu’un coin de terre vers le promontoire sacré, à l’extrémité de la Lusitanie.
Il passa même le détroit, et se rendit maître de Tanger, place importante, et
qu’on pouvait regarder comme la clé de la Mauritanie Tingitane. Redoutable par
ses victoires, il se fit aimer par sa clémence. Il racheta des mains de ses
soldats les prisonniers romains, et leur rendit la liberté. Le patrice Césarius, qui commandait pour l’empire en ce pays, hors
d’état de résister à ce prince belliqueux, et charmé de sa générosité, entra en
négociation avec lui. On convint de laisser aux Romains cette partie de la
Lusitanie, qu’on nomme aujourd’hui le royaume d’Algarve. Pour assurer ce
traité, Sisébut envoya des ambassadeurs à Héraclius.
L’empereur prit cette occasion de se venger des Juifs. Il les représenta au roi
par ses ambassadeurs comme une nation ennemie irréconciliable de tous les
peuples chrétiens, et l’exhorta à les bannir de ses états. Sisébut suivit ce conseil; il i chassa de son royaume tous ceux qu’il ne put forcer à
recevoir le baptême; procédé contraire à l’esprit du christianisme, et
désapprouvé alors des évêques d’Espagne, et surtout de saint Isidore, qui
tenait le siège de Séville. Quelques années après, Héraclius engagea Dagobert, alors
roi de France, à user de la même rigueur envers cette malheureuse nation; mais
il ne put réussir lui-même à en délivrer ses états. Malgré les recherchés et
les vexations des gouverneurs, il en resta un très grand nombre, dont le cruel
ressentiment temps à se satisfaire.
Héraclius était veuf depuis deux ans. Son second mariage
causa beaucoup de scandale dans tout l’empire. Il choisit pour femme sa nièce
Martine, fille de sa sœur Marie. Sergius, patriarche de Constantinople, employa
les plus fortes instances pour le détourner de ce dessein, aussi contraire aux
lois de l’empire qu’à celles de l’église. L’empereur, n’écoutant que sa
passion, imposa silence par ces paroles : Je vous sais gré, de votre zèle :
vous faites le devoir de patriarche; c’est à moi maintenant à décider si je dois déférer à
vos avis. Il n’v déféra pas; Sergius fut lui-même obligé de célébrer le
mariage, et de mettre la couronne sur la tête de la nouvelle impératrice. La
faction verte, selon la licence de ces temps-là, fit publiquement la censure de
cette alliance, au milieu des jeux du cirque, par des cris peu respectueux. Ce
qui acheva de persuader au peuple que le ciel n’approuvait pas cette union,
c’est que des deux premiers enfants qui naquirent de Martine, l’un nommé
Flavius ou Fabius Constantin , vint au monde avec les vertèbres du cou
tellement disloquées, qu’il ne pouvait tourner la tête. Ce défaut n’empêcha pas
son père de lui donner, deux ans après, le titre de César; mais il mourut dans
l’enfance. Le second fils nommé Théodose naquit entièrement sourd; il vécut
plus longtemps, et épousa Nicé, une des filles de
Nicétas. Il mourut avant son père. Pendant qu’Héraclius ne s’occupait que de
ses plaisirs, Romizanès général des Perses, plus connu sous le nom de Sarbar
[ou plus exactement Schaharbarz], c’est-à-dire [en ancien persan] le
Sanglier [royal], prit et saccagea la ville de Damas, d’où il emmena en
esclavage un grand nombre d’habitants .
Mais l’année suivante fut encore plus funeste. Une
multitude innombrable de Perses, sous la conduite de Schaharbarz, vint comme un
torrent ravager la Palestine. La Galilée et les rives du Jourdain, dans toute
l’étendue de son cours, furent couvertes de ruines. Les habitants des campagnes
avaient pris la fuite; mais quarante-quatre pauvres solitaires, que la
vieillesse et le mépris de la vie avaient retenus dans la laure de saint Sabas,
souffrirent d’abord les plus horribles tortures de la part des soldats perses,
qui voulaient les forcer à découvrir leurs trésors, et furent ensuite
cruellement massacrés. Huit jours après, au mois de juin, Schaharbarz marcha
vers Jérusalem; il y entra comme dans une place de la Perse. Toutes les
garnisons avaient abandonné les villes, et la terreur générale n’opposait
aucune résistance. Les habitants, hommes, femmes, enfants, furent chargés de
fers, pour être traînés au-delà du Tigre. Mais les Juifs, que Schaharbarz
épargnait, triomphants du désastre des chrétiens leurs compatriotes, et
possédés d’une rage meurtrière, rachetaient tous ceux dont ils pouvaient payer
la rançon, pour se donner le cruel plaisir de leur arracher la vie. On dit
qu’ils en massacrèrent ainsi quatre-vingt mille. L’évêque Zacharie fut emmené
en captivité. Mais la perte la plus sensible aux chrétiens fut celle de la
croix, que chacun d’eux aurait voulu racheter au prix de sa propre vie.
Schaharbarz l’emporta, enfermée dans un étui scellé du sceau de l’évêque. Le
saint Sépulcre et les églises furent la proie des flammes. Les Perses
enlevèrent les vases sacrés, et toutes les richesses que la piété des fidèles
avait accumulées dans ces saints lieux. On sauva l’épongé qui avait été
présentée à Jésus-Christ sur la croix, et la lance dont son côté avait été
percé. Nicétas retira ces deux saintes reliques des mains d'un officier perse,
moyennant une grande somme d’argent, et les fit porter à Constantinople, où
elles furent exposées pendant quatre jours à la vénération des fidèles, qui les
baignaient de leurs larmes. On montre encore à Tauris,
nommée alors Ganzac, dans l’Aderbigian, les ruines d’un château, où les
Arméniens disent que Chosroès mit la sainte croix en dépôt. Les Perses qui
faisaient la guerre en brigands, sans garder leurs conquêtes, s’en retournèrent
chargés des dépouilles de Jérusalem, dont la partie la moins riche était la
plus précieuse aux yeux des chrétiens.
Lorsque les Perses furent retirés, les habitants qui
avaient pu se soustraire par la lutte aux Perses et aux glaives des Juifs,
revinrent dans la sainte Cité. Modestus, abbé du
monastère de Saint-Théodore, prit le gouvernement de l’église, en l’absence de
Zacharie; il travailla aussitôt à rétablir les lieux saints. Dans cette pieuse
entreprise, il reçut de grands secours de Jean surnommé l’Aumônier, patriarche
d’Alexandrie. C’était dans cette capitale de l’Egypte que s’étaient réfugiés en
grand nombre les habitants de la Palestine. Le saint prélat les reçut avec une
tendresse paternelle: il les logea dans des hôpitaux, où il allait lui-même
panser leurs blessures, essuyer leurs larmes, leur distribuer la subsistance.
Sa charité inépuisable suffisait à tout. Il envoya un personnage pieux, nommé Ctésippe, pour porter de l’argent, du blé, des vêtements à
Jérusalem. Il mit de grandes sommes entre les mains de Théodore évêque
d’Amathonte, de Grégoire évêque de Rhinocolure, et de
l’abbé Anastase, qui s’exposèrent généreusement à tous les dangers, pour courir
après les Perses, et racheter autant qu’ils pourraient de prisonniers.
L’année suivante Alexandrie eut besoin pour elle- même
des secours qu’elle venait de fournir à la Palestine. Les Perses pénétrèrent en
Égypte, prirent et pillèrent Alexandrie, et poussèrent leurs ravages jusqu’aux
frontières d’Éthiopie. Pendant ce temps-là Saës, à la
tête d’une autre armée, assiégeait Chalcédoine. Pour éviter la confusion que
peuvent apporter dans cette histoire les noms des divers généraux perses
employés par Chosroès, il est bon de les distinguer. On en voit cinq dans cette
guerre, tous capitaines expérimentés, tandis qu’Héraclius n’en avait pas un
seul à leur opposer. Comme quelques-uns d’entre eux portent plusieurs noms, le
même général se trouve diversement nommé par les différents auteurs, ce qui
pourrait le faire méconnaître. Nous avons déjà parlé de Razatès et de Romizanès
: celui-ci est le même que Rasmizès, surnommé Sarbar, Sarbarazas, Sarbanazas, et
aussi Schariar (ou mieux Schaharbarz). Nous
ferons mention dans la suite de Sarablagas ou Sarablancas,
qui fit la guerre en Albanie. Nous verrons Saïs ou Sathis,
nommé aussi Saïn, mourir de douleur d’avoir été
vaincu par les Romains. Il ne faut pas le confondre avec Saës,
dont nous parlons actuellement, et qui assiégeait Chalcédoine.
La prise de cette ville devait mettre la capitale de
l’empire dans le plus extrême danger, si les Perses prenaient le parti de s’y
établir. Tout était en alarme dans Constantinople, d’où l’on voyait l’ennemi,
le fer et la flamme à la main, voler sur le bord du Bosphore, et mettre à feu
et à sang cette riche contrée. Héraclius, trop faible pour hazarder une bataille, entreprit de corrompre Saës, il lui
envoya des présents; et Saës, feignant d’être
sensible à ces avances généreuses, invita l’empereur à conférer avec lui.
Héraclius accepta la proposition, et monta dans une barque, suivi de toute sa
cour, pour imposer aux Perses par l’éclat de son cortège. Lorsqu’il se fut
arrêté à quelque distance du rivage, Saës s’avançant
sur le bord se prosterna devant lui, comme les Perses étaient en usage de faire
devant leur souverain. Ensuite élevant sa voix, il s’étendit sur les avantages
mutuels que la paix et la concorde procureraient aux deux empires, et sur les
malheurs d’une guerre si funeste aux Romains. Il protesta avec serment, que
tout son désir était de réconcilier les deux nations. Héraclius témoigna qu’il
y était lui-même très disposé; mais que, pour conclure un traité, il était
nécessaire de s’assurer des intentions de Chosroès. J’en suis garant,
répliqua Saës; faites partir avec moi vos
ambassadeurs; je leur promets mes bons offices auprès de mon maître, et je vous
réponds d'une paix sincère et durable. L’empereur, charmé de cet entretien,
retourne à Constantinople. Le patriarche et le sénat sont d’avis de profiter
d’une ouverture si favorable. On nomme aussitôt pour ambassadeurs Olympius, préfet du prétoire, Léonce, préfet de la ville,
et Ânastase, économe de l’église de Sainte-Sophie. Saës, qui n’espérait pas prendre Chalcédoine cette année,
parce que la saison était trop avancée, laisse devant cette ville une partie de
ses troupes pour la tenir bloquée pendant l’hiver, et part avec le reste,
accompagné des plénipotentiaires. On les traita avec beaucoup d’honneur, tant
qu’ils furent sur les terres de l’empire. Mais dès qu’ils eurent le pied dans
la Perse, Saës les fit charger de chaînes, et les
conduisit à Chosroès comme des prisonniers. Il comptait que son maître lui
saurait gré de cette perfidie, et Chosroès était de caractère à y applaudir.
Mais ce prince fier et intraitable n’eut pas plus tôt appris l’entrevue de Saës et les honneurs qu’il avait rendus à l’empereur, que
jetant sur lui des regards furieux: misérable, dit-il, tu as donc
renoncé ton seigneur, en prostituant à un étranger l'adoration que tu ne dois qu’à
moi ? c’était cet Héraclius qu’il fallait prendre et m’amener pieds et
poings liés. En même temps il ordonne de l’écorcher vif, et de faire une
outre de sa peau. Se tournant ensuite vers les ambassadeurs : J’épargnerai
les Romains, leur dit-il, quand ils auront abjuré leur Crucifié, pour
adorer le soleil; et sur le champ, il commande de les enfermer dans des
cachots et de les traiter avec rigueur. Léonce y mourut de maladie. Les deux
autres furent assommés à coups de bâtons à la première nouvelle que Chosroès
reçut six ans après, de l’entrée d’Héraclius en Perse. Ce monstre
d’ingratitude, ennemi mortel des Romains, auxquels il devait sa couronne, avait
aussi oublié qu’autrefois, dans l’extrémité de l’infortune, il n’avait trouvé
de secours que dans le Dieu de Maurice, qu’il outrageait par ses blasphèmes. Je
ne tiens ici aucun compte d’une lettre que la chronique d’Alexandrie suppose
avoir été mise par le sénat entre les mains des ambassadeurs, pour être rendue
à Chosroès. On y demande grâce à ce prince dans les termes les plus soumis; et
il n’est nullement vraisemblable, ni que le sénat ait eu la lâcheté, ni
qu’Héraclius ait permis d’avilir par tant de bassesse la majesté de l’empire.
J’ai réuni dans ce récit ce que plusieurs historiens ont partagé en trois
ambassades: selon un habile critique , Héraclius n’envoya jamais qu’une
ambassade à Chosroès.
Schaharbarz acheva le siège de Chalcédoine, et les
Perses, après avoir pillé la ville, l’abandonnèrent selon leur coutume. Pendant
ces ravages de l’Orient, l’Italie aurait pu jouir du repos. Agilulf, dont la
valeur était tempérée par la prudence, préférait, à la gloire des armes, le
bonheur de ses sujets. Ce prince sage et réglé dans ses mœurs, déférant aux
salutaires conseils de sa femme, la vertueuse Théodelinde, fut le
premier roi Lombard qui embrassa la religion catholique. Sa mort arrivée en 615
n’apporta aucun changement aux affaires. Théodelinde prit la tutelle de son fils Adaloald, qui n’avait que
treize ans, et suivant l’exemple de son mari elle continua de vivre en paix
avec l’empire. Mais faute d’ennemis étrangers, les Romains d’Italie se
déchiraient eux-mêmes par des séditions et des révoltes. Les habitants de
Ravenne s’étant soulevés contre Lémigius, et l’ayant
massacré, l’eunuque Éleuthérius, patrice et
chambellan de l’empereur, envoyé pour lui succéder, fit le procès aux
meurtriers, dont un grand nombre furent punis de mort. A peine le calme
était-il rétabli dans Ravenne, qu’une autre révolte appela Éleuthérius en Campanie. Jean de Compsa, homme puissant et
ambitieux, avait profité de ces troubles pour se rendre maître de Naples. Éleuthérius força la ville, la réduisit à l’obéissance, et
revint à Ravenne. Jean de Compsa fut tué en
combattant. Peu de temps après, l’an 619, Eleuthéries lui-même regardant
l’Italie comme un membre détaché de l’empire, auquel elle ne tenait plus que
par les exarques, entreprit de s’ériger en souverain. Dans ce dessein, il prit
la route de Rome à la tête d’une armée. Mais ses soldats, plutôt par mépris
pour sa personne que par attachement à l’empire, se révoltèrent contre lui en
Ombrie, dans un lieu nommé Lucéoles, près de Cantiano, le tuèrent, et envoyèrent sa tête à
Constantinople. L’empereur lui donna pour successeur Isac,
né en Arménie d’une famille illustre, qui tint l’exarquat pendant dix-huit ans. Pour achever de désoler l’Italie, à la méchanceté des
hommes se joignirent de furieux tremblements de terre, qui furent suivis, d’un
autre fléau. C’était une lèpre inconnue jusqu’alors, qui dura plusieurs années,
et qui fit périr une multitude d’habitants.
La contagion s’étendit jusqu’en Thrace; et comme
l’irruption des Perses en Égypte n’avait pas permis d’ensemencer les terres, les
convois de blé qui venaient d’Alexandrie, ayant manqué cette année 618,
Constantinople se vit réduite à une extrême disette. Il fallut acheter du blé à
grands frais; et le trésor public étant épuisé, on fut obligé d’imposer une
taxe toujours onéreuse, mais plus insupportable encore dans un temps de
calamité. Constantin, pour attirer dans sa nouvelle ville un plus grand nombre
d’habitants, avait établi des distributions de pain, qui se faisaient gratuitement
toutes les semaines à ceux qui venaient bâtir à Constantinople. Ces
gratifications passaient à leurs descendants, tant qu’ils conservaient la
maison qui faisait leur titre. Elles s’étendaient encore aux officiers du
palais et aux soldats de la garde. Chaque chef de famille recevait un certain
nombre de pains, à proportion de sa dignité et du nombre de ses enfants; et
cette libéralité fut augmentée par Théodose-le-Grand. Dans le désordre où se trouvaient
les finances, Héraclius ne trouva d’autre moyen de fournir à cette dépense,
qu’en faisant payer une somme d’argent à ceux qui voudraient conserver ce
droit. Il exigea trois pièces d’or une fois payées, c’était environ quarante
francs de notre monnaie, pour chaque pain qu’on avait coutume de recevoir. Ce
qu’il y eut de plus fâcheux, c’est que peu de temps après, ces sommes étant
épuisées ou dissipées par une mauvaise économie, il fallut supprimer une grande
partie de ces distributions, quoiqu’elles eussent été payées d’avance : sorte
de banqueroute, qui ne manqua pas d’exciter de justes murmures.
II n’en aurait pas fallu davantage pour soulever cette grande
ville, et pour faire perdre la couronne à tout autre qu’Héraclius. Mais ce
prince était chéri de ses sujets; on comparait sa bonté et son humanité
naturelle avec la tyrannie récente de Phocas. Il
était lui-même plus inconsolable que son peuple; et dans l’excès de son
chagrin, il fut tenté de quitter sa capitale, et de se retirer en Afrique. Ce
projet était même si avancé, qu’il fit embarquer ce qu’il avait de plus
précieux, avec ordre aux pilotes de faire voile vers Carthage. Ce fut encore
une nouvelle perte. La flotte était en mer, et déjà à la vue des côtes
d’Afrique, lorsqu’une violente tempête fit périr la plupart des vaisseaux, ou
les brisa contre les rivages. Dès que la résolution du prince fut connue à
Constantinople, elle y répandit la consternation. On vit en un moment accourir
une foule innombrable d’habitants, qui, assiégeant les portes du palais, levant
les bras vers les fenêtres, conjuraient l’empereur avec larmes, et par des cris
lamentables , de ne les pas abandonner. Les plus impétueux menaçaient d’user de
violence pour le retenir : rien ne ressemblait mieux à une sédition, que cette sorte
d’émeute, excitée par l’amour de leur prince et par la crainte de le perdre. Au
milieu de ces clameurs tumultueuses, le patriarche fait sortir le prince et le
conduit au travers des supplications et des gémissements du peuple, à l’église
de Sainte-Sophie. Arrivé dans ce saint lieu, il impose silence à cette
multitude, et oblige l’empereur de jurer hautement à la face des autels qu’il
n’abandonnera pas sa ville impériale. Ce serment, qu’Héraclius ne prêtait que
malgré lui, fut suivi de cris de joie; et un jour d’alarmes se termina par les
signes les plus éclatants de l’allégresse publique.
Cette même année, ou la suivante, un prince de la nation
des Huns vint avec un grand cortège a Constantinople, demander le baptême. L’empereur
fut son parrain. Les seigneurs et les dames de la cour firent le même honneur
aux autres Huns et à leurs femmes. Le chef fut décoré de la dignité de patrice;
et tous retournèrent dans leur pays avec de riches présents et des titres
honorables
Depuis dix-huit ans, 619 A.D., les Avares demeuraient dans une inaction peu conforme à leur caractère
turbulent et féroce. Cinq batailles perdues dans le cours d’une seule campagne,
les avaient tellement affaiblis, qu’il fallut attendre une nouvelle génération,
pour être en état d’inquiéter l’empire. Ainsi, sans avoir de traité avec les
Romains ils n’avaient fait aucun mouvement durant tout le règne de Phocas et les huit premières années de celui d’Héraclius.
Cependant l’empereur, qui se préparait à marcher contre les Perses, ne voulant
pas laisser derrière lui ce sujet d’inquiétude, envoya des députés au khakan des Avares, avec des présents, pour l’inviter à
établir entre les deux nations une paix solide. Le khakan leur répondit que la conduite qu’il tenait depuis tant d’années prouvait assez
son amitié pour les Romains; et qu’afin de l’assurer davantage il irait lui-même
conférer avec l’empereur. Héraclée fut choisie pour le lieu de l’entrevue.
L’empereur, voulant donner une fête au prince barbare, fit porter avec lui tout
l’appareil d’un théâtre et d’une course de chars, avec quantité de riches
habits qu’il destinait au khakan et aux seigneurs de
sa suite. Il s’arrêta trois jours à Sélymbrie, où se
rendit une foule de peuple, que la curiosité attirait. Pendant ce temps-là le khakan s’approcha d’Héraclée, avec un nombreux cortège; et
ayant choisi ce qu’il avait de meilleurs soldats, il les répandit dans les bois
et dans les vallons, près de la longue muraille, avec ordre de se couler par
des chemins fourrés, pour aller envelopper l’empereur et tous ceux qui
l’accompagnaient. Ils ne purent marcher si secrètement, qu’ils ne fussent
aperçus de quelques paysans, qui vinrent promptement en donner avis. Aussitôt
Héraclius, saisi d’effroi, quitte sa pourpre et toutes les marques de sa
dignité, prend l’habit d’un soldat, et fuyant à toute bride avec son cortège,
regagne Constantinople. Les Avares les poursuivent vivement , et le sabre a la
main, au travers de cette foule d’hommes, de femmes, d’enfants qui fuyaient
tout éperdus, ils les foulent aux pieds de leurs chevaux; ils massacrent, ils
dépouillent; depuis Sélymbrie jusqu’aux murs de
Constantinople, la terre est jonchée de cadavres. Ils campent dans l’Hebdome, et de là s’étendant jusqu’à la pointe du golfe de Céras, qui borde la ville du côté du nord, ils ravagent
tous les environs; brûlent les métairies, enlèvent les troupeaux, pillent les
églises, brisent les statues et les autels, et couvrent toutes les campagnes de
carnage. Les équipages de l’empereur, les habits qu’il avait apportés pour en
faire présent aux Avares, l’appareil du spectacle, les chars, les cochers, les
voitures et les conducteurs, tout fut enlevé par les Barbares. Ils se
retirèrent au bout de quelques jours, avec une multitude innombrable de
prisonniers.
Une si horrible perfidie méritait la plus prompte
vengeance. Mais Héraclius, portant toutes ses vues sur la Perse, ne songeait
qu’à se mettre en repos du côté des Avares. Il envoya des députés au khakan, pour se plaindre d’un si étrange procédé. Le prince
barbare répondit par des excuses, qui, dans un autre temps, n’auraient pas été
écoutées, rejetant la faute sur ses gens, si affamés de pillage, qu’il n’avait
pu les contenir, offrant de remettre les prisonniers, avec tout ce qu’il
pourrait recouvrer du butin, et protestant qu’il réparerait cette insulte par
un zèle constant pour la défense de l’empire. Héraclius fit semblant de se
payer de ces raisons; il conclut la paix avec les Avares, et ne s’occupa plus
que de la guerre contre les Perses. Leurs incursions continuelles ne lui
permettaient pas de différer, à moins qu’il ne consentît à voir toute l’Asie
réduite à n’être plus que le tombeau de ses habitants. Ancyre, capitale de la
Galatie, venait d’éprouver, toute la fureur de ces implacables ennemis. — [Les
dévastations continuelles des Avares furent, vers cette époque, la première
cause d’un nouveau mouvement parmi les Barbares qui peuplaient le nord de
l’Europe, et d’une révolution dont il n’est pas permis de passer sous silence
les résultats. Je veux parler de la descente des nations slaves dans le midi,
et de leur établissement dans la partie septentrionale de l’empire, dans des
régions dont ils sont encore presque les seuls habitants.
LES SLAVES
Cette révolution ne fut pas violente comme les autres
migrations des Barbares. C’est du gré de l’empereur, c’est comme auxiliaires
des Romains que les Slaves vinrent occuper des provinces romaines. Héraclius ne
savait plus comment résister aux fréquentes et cruelles irruptions des Avares,
et l’Orient ravagé par les Perses ne lui laissait pas assez de force pour
défendre l’Europe. Pour trouver du secours contre les Avares, il leur chercha
des ennemis chez de lointaines nations. Il sut habilement profiter des
mouvements qui survinrent, vers ce temps, dans les pays les plus reculés
possédés par la race des Slaves. Il appela, il accueillit leurs chefs, il leur
céda les provinces qu’il ne pouvait plus conserver, et où il se trouvait déjà
des hommes de la même race, plus ou moins opprimés par tous les Barbares
d’origine hunnique, qui avaient tour à tour envahi et dévasté les rives du
Danube. Les anciens et les nouveaux Slaves ne tardèrent pas à se fondre
ensemble. Ils formèrent bientôt des états assez puissants pour occuper et
contenir les Avares, qui ne furent plus dès-lors aussi redoutables pour
l’empire. Héraclius cependant, enchaîné par la paix honteuse qu’il avait faite
avec ces derniers, n’osait les attaquer ouvertement, tant il lui était utile de
les ménager et de conserver la tranquillité, si chèrement achetée, qu’il avait
obtenue pour cette partie de l’empire.]—S.-M.
Il se présenta [bientôt une occasion de resserrer les Avares,
sans donner atteinte au traite fait avec eux. Ils avaient dépeuplé par leurs
courses fréquentes la Dalmatie et les autres contrées voisines. La haute Moesie, la Dacie, la Dardante, la
Péonie, n étaient plus qu’un vaste désert. Les Chrobates, que nous nommons aujourd’hui Croates, nation sclavonne, habitaient alors but au-delà des monts Crapacs, qui séparent la Hongrie de la Pologne. — [Ceux des
Croates qui vinrent s’établir dans le Midi, étaient une portion considérable
des Croates païens, distingués par le nom de Croates blancs. Ils habitaient
au-delà de la Turquie, comme on s’exprimait peu après cette époque,
c’est-à-dire au-delà des régions qui portent à présent le nom de Hongrie, et
qui furent au neuvième siècle occupées par les Madjars,
qui y sont encore, et qui furent connus des Byzantins sous le nom de Turcs,
parce que leur origine se confondait avec celle de ces Barbares. Ces Croates
résidaient dans le voisinage des Francs, dont ils reconnaissaient la
suprématie, et ils étaient limitrophes des Serviens,
autre peuple slave, que nous verrons bientôt prendre part à ce grand mouvement,
et se porter aussi vers le Midi. La patrie de ces Croates était donc dans
le voisinage de ceux des Serviens que les historiens
de Constantinople nomment païens, parce qu’ils ne quittèrent pas leurs
anciennes demeures. Ces Croates occupaient un pays très vaste; c’était même,
selon Constantin Porphyrogénète, la signification de leur nom dans la langue
des Slaves.]—Ils étaient divisés en plusieurs petites principautés, qu’ils nommaient zupanies, mot esclavon qui veut dire contrée.
Cinq zupanies s’unirent ensemble sous le
commandement de cinq frères; et s’étant détachées du reste de la nation, elles
passèrent le Danube, et vinrent en Dalmatie, d’où elles chassèrent les Avares,
après une guerre de plusieurs années. Maîtres de ce pays, —[dont les Avares
avaient détruit la population romaine, et qui n’était qu’un vaste désert, ]—
les Croates s’étendirent le long de la côte du golfe Adriatique, depuis les
montagnes de l’Istrie jusqu’auprès de Dyrrachium.—[Dans
l’intérieur des terres, de l’Occident à l’Orient, ils avancèrent des montagnes
de l’Istrie jusqu’aux frontières du pays occupé plus tard par les Serviens. Ce territoire répond à la Bosnie des modernes.
Ils tuèrent la plus grande partie des Avares qui s’y étaient répandus, et
forcèrent les autres de se soumettre à leur puissance. La postérité de ces
Avares s’y conserva d’une manière fort distincte pendant plusieurs siècles.] —
Comme [les Croates] étaient moins redoutables que les Avares, Héraclius, qui ne
pouvait défendre ce pays, au lieu de s’opposer à leur établissement, y
contribua lui-même; c’était une barrière capable d’arrêter les courses des
Avares. Il se réserva seulement quelques places maritimes, avec les principales
îles du golfe, et les Croates reconnurent le domaine souverain de l'empereur. —
[Ces petits territoires séparés du reste de l’empire n’eurent qu’une existence
bien précaire; ils furent gouvernés par un préteur qui en tirait un modique
tribut, et qui n’avait pas les moyens de les défendre contre les déprédations
des pirates du continent. Les habitants, lassés des vexations qu’ils,
éprouvaient de la part de ces brigands, résolurent d’abandonner les îles et de
passer sur la côte voisine; mais les Croates, qui voulaient les contraindre à
leur payer tribut, n’y consentirent pas. Pour terminer ces différends et mettre
un terme à leurs misères, l’empereur Basile le Macédonien consentit à ce qu’ils
payassent aux Croates le tribut qu’ils devaient au préteur impérial, ne se réservant
qu’une légère redevance pour rappeler qu’ils étaient sujets de l’empire. C’est
depuis cette époque que les cités romaines de la côte furent tributaires des
Slaves. Aspalathus, la principale de ces villes,
actuellement Spalatro, payait deux cents pièces d’or; Tétrangurium, à présent Trau,
en donnait cent; Diadora, qui devint puissante et
célèbre sous le nom de Jadéra, remplacé plus tard par
celui de Zara, en donnait cent dix. Les villes d’Opsara,
d’Arbe et de Bécla, qui
communiquaient alors leurs noms aux îles de Cherso,
d’Arbe et de Véglia,
donnaient aussi chacune cent pièces d’or, sans compter les contributions
quelles acquittaient en nature, en vin particulièrement. Les habitants de ces
villes et de ces îles conservèrent même le nom de Romains; plus tard ils se
rendirent tout-à-fait indépendants de l’empire : ce fut sous Michel le Bègue,
vers le commencement du 9e siècle.] À leur arrivée, [dans le midi et sur les
bords de la mer Adriatique les Croates] étaient idolâtres ; mais leur union
avec l’empire leur procura un avantage plus précieux que leur conquête. Héracléonas, successeur d’Héraclius, ou, selon d’autres
auteurs, Constantin Pogonat, engagea le pape à leur
envoyer un évêque et des prêtres pour les instruire, et leur conférer le
baptême. — [Ce fut sous leur prince Porinus, appelé
ailleurs Porga.]—Ils furent les premiers Esclavons
qui embrassèrent le christianisme; aussi suivent-ils le rit latin. Jean, légat du pape, fut le premier évêque de Spalatro;
et l’évêque de cette ville est encore aujourd’hui primat de Dalmatie et de
Croatie. On dit que le pape les fit jurer à leur baptême, que jamais ils
n’envahiraient le pays d’autrui, et qu’ils vivraient en paix avec leurs
voisins; et que de son côté il leur promit que, s’ils étaient attaqués injustement,
Dieu et l’apôtre saint Pierre se déclareraient en leur faveur, et leur
donneraient la victoire. Fidèles à ce serment, ils s’abstinrent de toute
hostilité, quoiqu’ils fussent devenus assez puissants dans la suite, pour
mettre sur pied cent mille hommes d’infanterie et soixante mille chevaux, et
pour avoir en mer cent quatre-vingts bâtiments. Il est vrai que ce n’étaient
que des barques, dont les plus grandes ne pouvaient porter que quarante
hommes.—[Les unes se nommaient sagènes : elles
contenaient en effet ordinairement quarante hommes. Les autres s’appelaient condoures; les grandes portaient vingt hommes, et
les petites dix seulement. Les forces navales des Croates étaient de
quatre-vingts sagènes et de cent condoures. Ils n’en faisaient pas usage pour courir
sûr les navires étrangers, et ne les employaient, dit-on, que pour la défense
de leur pays. Ils s’en servaient aussi pour faire un commerce de cabotage, de
ville en ville, en contournant le golfe Adriatique jusqu’à Venise. Depuis
l’époque de leur établissement dans la Dalmatie, les princes des Croates se
considérèrent comme vassaux de l’empire; ils ne se rendirent indépendants,
ainsi que les chefs des autres nations slaves de ces régions, que sous le règne
de Michel le Bègue. Lorsque les Bulgares devinrent puissants, ils furent
séparés de l’empire, par le nouvel état fondé par ces Barbares, dont ils ne
reconnurent cependant pas la suprématie; les deux peuples se contentaient de
s’envoyer des ambassades.]— La nouvelle Croatie [située sur l’Adriatique], fut
distinguée de l’ancienne, par le nom de Croatie baptisée; l’autre se nommait Bélochrobatie, c’est-à-dire, la grande Croatie ou la Croatie blanche, le terme esclavon pouvant recevoir ces deux
explications.—[Les peuples de la grande Croatie étaient encore païens au milieu
du 10e siècle, comme les Serviens leurs voisins,
qu’il faut bien distinguer des peuples du même nom qui s’établirent dans l’Illyrie,
et dont il sera bientôt question. Ces Croates n’avaient pas la puissance de
leurs frères, émigrés dans le midi; leurs forces en cavalerie et en infanterie
étaient peu considérables et leur pays était continuellement ravagé par les
courses des Francs, des Turcs ou Madjars, et des Patzinaces, autre nation d’origine turque célèbre au 1oc
siècle. Ils n’avaient aucune marine militaire ou marchande, parce qu’ils
occupaient un pays très-éloigné de la mer. Constantin Porphyrogénète les place
à trente journées de marche d’une mer, qu’il appelle la mer ténébreuse,
et qui est sans aucun doute la mer Baltique. Après que les Croates émigrés eurent
achevé la conquête de la Dalmatie, un corps nombreux se sépara du gros de la
nation, et se porta vers l’Illyrie et la Pannonie ; où il fonda un état qui fut
gouverné par un prince particulier, mais subordonné à celui de la Croatie. Le
pays occupé par les premiers Croates comprenait la Croatie moderne, la Morlaquie, et la partie septentrionale de la Dalmatie,
possédée à présent par les Autrichiens. On doit y joindre encore la portion de
la Croatie qui est soumise aux Turcs. Ce territoire fut divisé en onze zupanies, dont les Grecs font connaître les noms. En
outre, un territoire situé vers les montagnes, et partagé en trois districts,
fut gouverné par un prince particulier, qui portait le titre de ban. On
comptait dans tout le pays neuf villes remarquables. Les Croates, accoutumés à
reconnaître dans leur ancienne patrie la souveraineté des Fràncs,
ne tardèrent pas, dans leur nouvel établissement, à se soumettre à leur
suprématie. La domination des Francs fut si dure, qu’ils obligèrent les Croates
à se révolter. Ils tuèrent les chefs francs qui régissaient leur pays. Une
grande armée fut envoyée pour les réduire; les Croates en triomphèrent après
une guerre opiniâtre de sept ans et ils tuèrent tous les Francs qui étaient dans
leur pays, avec leur chef Goselin. Depuis cette
époque, ils restèrent indépendants.] —S.-M.
LES SERVES
Le succès [obtenu par les] Croates attira [sur le
territoire de l’empire] une nouvelle peuplade de Barbares. Les Serbliens [selon la dénomination adoptée par les historiens
de Constantinople], que nous nommons [Serviens] pour
adoucir la prononciation esclavonne, demandèrent à Héraclius la même grâce
qu’il avait accordée aux Croates. Ce peuple, qui était aussi une branche
d’Esclavons, [venait d’un pays plus éloigné que celui d’où sortaient les
Croates. Leur patrie était située bien loin au nord, au-delà des régions qui
furent occupées plus tard par les Madjars, appelés
alors Turcs, et qui sont les Hongrois des modernes. Elle était voisine de
l’empire des Francs, non loin des lieux qu’occupaient les Boïens ou les
Bavarois. On y trouvait encore au temps de Constantin Porphyrogénète, d’autres
hommes de la même race qui n’avaient point reçu le baptême, et qu’on appelait
les Serviens blancs. Ces indications font voir que
les Serviens des auteurs byzantins sortaient en effet
des régions que l’on voit plus tard avoir été possédées par un peuple de race
slave, nommé par les écrivains latins du moyen âge, les Serbi, Sorbi ou Sorabi,
à présent les Sorabes. Ils possédaient les provinces de la Saxe, connues depuis
sous les noms de Misnie et de Lusace, où ils ont encore, surtout dans la Lusace,
un grand nombre de descendants, qui ont conservé et leur langue et leur nom.
Ils soutinrent de longues et sanglantes guerres contre Charlemagne et ses
successeurs, dont ils finirent par reconnaitre l’empire, et dont ils reçurent
des margraves allemands, qui y conduisirent des colonies nombreuses pour
assurer la conquête du pays et la soumission de la nation. C’est ainsi qu’ils
devinrent sujets des princes de la maison de Saxe. Le territoire qu’ils
occupaient fait à présent partie du royaume de Saxe. Cette nation s’était
beaucoup accrue vers l’époque du règne d’Héraclius. Encouragés par le bon
accueil que ce prince avait fait aux Croates, beaucoup de Serviens résolurent d’aller chercher de nouvelles demeures, et de se porter vers le Midi.
Deux frères venaient d’hériter du pouvoir souverain; l’un d’eux se mit à la
tête de la moitié de la nation, et vint trouver Héraclius, qui donna pour
habitation à lui et aux siens un vaste territoire qui faisait partie du thème
ou de la division militaire de Thessalonique : c’est le pays qui, de leur nom,
est encore appelé Servie, et où se trouvent leurs descendants. Il est probable
qu’Héraclius, alors aux prises avec les Avares, dont la puissance et la valeur
menaçaient à tous les instants l’existence de l’empire et la sûreté de la ville
impériale, fut bien aise de trouver des auxiliaires dans les nations serviennes. Il chercha à se les attacher en leur
abandonnant des pays envahis et dévastés par ses ennemis, et qu’il ne pouvait
ni reconquérir ni défendre. Par cette cession, l’empereur voulait faire des
Croates et des Serviens, les remparts de l’empire, et
une barrière contre les incursions des Avares. Avec ces explications, on
comprend les motifs des cessions considérables que l’empereur fit aux nations
slaves, et aux Serviens en particulier, qui obtinrent
un très- grand territoire.] —S’y trouvant encore trop à l’étroit, ils
quittèrent cette demeure, et repassèrent la Save et la Drave pour rejoindre
leurs compatriotes. Mais s’étant bientôt repentis de leur inconstance, ils
eurent encore une fois recours à l’empereur. — [Ils s’adressèrent au général
qui commandait dans Belgrade, pour qu’on leur fît de plus grandes concessions
de terre. Ils obtinrent ce qu’ils désiraient. Héraclius] leur [avait] cédé un
vaste pays à l’orient des Croates; c’étaient la Mésie supérieure, la Dacie, la Dardanie, qui changèrent de nom pour prendre celui des
nouveaux habitants : c’est la Servie et la Bosnie d’aujourd’hui. — [ Il y
ajouta tout le pays qui est au sud de la Servie, de la Bosnie et de la
Dalmatie, cédée en grande partie aux Croates, s’étendant depuis les montagnes
qui couronnent la Macédoine au nord, jusqu’à la mer Adriatique, et s’avançant
au sud jusqu’à Dyrrachium et au centre de l’Epire.
Nous verrons bientôt que ces contrées furent occupées par des tribus slaves,
issues de la race servienne, et connues sous les noms
de Narentins, de Zachloumiens,
de Terbouniens, de Canalites et de Diocléates.]—Les Servions suivirent en tout
l’exemple des Croates : ils reçurent comme eux le baptême, et demeurèrent
attachés à l’empire, sous le gouvernement de leurs princes
particuliers.—[Lorsque les Bulgares établirent un puissant empire au midi du
Danube et dans la Macédoine, les Serviens restèrent
dans la dépendance ou plutôt dans l’alliance, des Romains, et ne reconnurent
point la suprématie des Bulgares, contre lesquels ils soutinrent au contraire
des guerres longues et opiniâtres. On trouvait à cette époque huit villes
principales dans la Servie; Constantin Porphyrogénète nous en a conservé les
noms. Elles s’appelaient Destinicon, Tzernabousxeï, Mégyrétus,Dresnéik, Lesnik, Salénès, Ratera et Desnek : ces deux dernières se trouvaient dans le canton de Vosona. C’est le territoire qui, plus tard, forma le
royaume de Bosnie. Il me reste maintenant à faire connaître les autres peuples
de même origine que les Croates et les Serviens,
parlant comme eux des dialectes de la langue esclavonne, et qui se répandirent
dans les cantons montueux de l’ancienne Illyrie, situés au midi de la Dalmatie
et de la Servie, sur les bords de la mer Adriatique. Les premiers Slaves que
l’on rencontrait au midi de la partie de la Dalmatie envahie par les Croates,
étaient les Narentins, séparés de ceux-ci par la
rivière Zentinas, qui se jette dans l’Adriatique au
sud de Spalatro; ils s’étendaient au midi jusqu’au
fleuve, Orontius, appelé par les modernes Narona ouNarenta, et qui se jette
dans le golfe du même nom, qui fait partie de l’Adriatique. Leur territoire
montueux et difficile était divisé en trois zupanies :
celles de Rastotza et de Mocrum sur la côte; la troisième, celle de Dalen, dans les montagnes; ce qui fait voir
que le territoire continental des Narentins répondait
à une partie de la Dalmatie autrichienne et de l’Herzégovine possédée par les
Turcs. Les habitants des deux premières zupanies étaient pirates; ceux de la troisième vivaient de l’agriculture. Les villes des Narentins, Mocrum, Bérullia, Ostroc et Labinetza, étaient fortifiées. Ils étaient encore maîtres
des quatre grandes îles, de Meleta, Courcoura, Varlzo et Pharus, appelées actuellement Méléda, Curzola, Brazza et
Lésina. Plusieurs îles voisines et plus petites, telles que Choara, Iès et Lastobon, avaient
échappé à la domination des Narentins, et au temps de
Constantin Porphyrogénète, elles reconnaissaient encore la souveraineté de
l’empire de Constantinople. Les îles occupées par les Narentins,
naturellement belles et fertiles, contenaient beaucoup de marais et des villes
désertes : les unes nourrissaient leurs troupeaux, les autres leur
fournissaient des habitations. Ces Narentins tiraient
leur origine des Serviens, et ainsi qu’eux ils
avaient été d’abord païens. Comme ils l’etaient encore lorsque les Serviens avaient déjà tous reçu le
baptême, les Romains continuèrent de les appeler Pagani.
Comme les Serviens et les Croates, ils occupèrent des
régions dévastées et envahies par les Avares. La portion de la côte longue et
étroite, comprise entre la mer Adriatique et les montagnes de l’Herzégovine, et
qui s’étend au midi de la Narenta jusqu’à la ville
actuelle de Raguse, tomba au pouvoir d’autres tribus esclavonnes, qui faisaient
aussi partie de la race des Serviens. Ceux-ci étaient
les Zachloumiens, qui tiraient leur nom d’une montagne
appelée Chloum, qui se trouvait dans la partie de
l’Herzégovine, qui fut connue pendant long-temps sous
le nom de duché de Saint-Sabas. Elle était située dans l’intérieur des terres;
on y trouvait une ville qui portait aussi le nom de Chloum,
et une autre appelée Bona, c’est-à-dire la bonne, ce qui se traduit en slave
par Dobra, nom qu’elle a communiqué sous ces deux
formes à une grande rivière qui traverse tout le pays, et qui va se jeter plus
loin vers le nord dans la Save. Les Zachloumiens possédaient cinq villes considérables, nommées Stagnum, Mocriscic, Ioslé, Galoumaénik et Dobriscic. De Raguse
au territoire des Décateriens, connu actuellement
sous le nom de pays des Bouches-du-Cattaro, on
trouvait sur la côte et dans les montagnes, en allant vers la Servie, une autre
souveraineté slavonne, c’était celle des Terbouniens.
La capitale était Terbounia, dont le nom signifiait,
dit-on, dans leur langue, lieu fortifié, et le pays, ajoutait-on,
contenait beaucoup de cantons forts et difficiles. Le prince des Terbouniens reconnaissait la suprématie du chef des Serviens, et il commandait lui-même à une autre principauté
slave appelée Canali, d’un mot qui, dit-on,
signifiait le chemin des chariots. On trouvait cinq villes remarquables
dans le territoire possédé par le prince ou zupan des Terbouniens : c’étaient Terbounia,
appelée à présent Trévigné, Hormos, Riséna, Loucahète et Zétlèbe. La ville de Raguse formait un petit état au milieu
du pays des Terbouniens. Elle était occupée par une
population romaine, sortie d’une cité d’origine grecque nommée Épidaure, qui
avait été prise et dévastée par les Slaves, et dont on voit encore les ruines
en un lieu appelé Ragusa Vecchio, à deux milles au
sud de la moderne Raguse. Pour se préserver à l’avenir d’un pareil malheur, et
pour pouvoir mieux se défendre, les fugitifs d’Epidaure vinrent se fixer dans un
lieu difficile au milieu de précipices, et ils y bâtirent une ville qui
s’agrandit rapidement. Cette ville était, comme on l’a vu, environnée partout
de populations slaves, mais elle avait conservé son indépendance moyennant un
tribut de trente-six pièces d’or qu’elle payait au prince des Zaehloumiens, et un autre de pareille somme au prince des Terbouniens. Les Ragusais pouvaient au moyen de ce vasselage récolter le produit de vignes et des champs
qu’ils possédaient au milieu de territoires occupés par les Slaves. Ce petit
état gouverné en république a perpétué son existence presque jusqu’à nos jours;
ses possessions se sont même accrues. Protégé par les sultans turcs, il avait
su se soustraire à la domination des Vénitiens, qui s’est étendue peu à peu sur
presque toutes les cotes orientales de la mer Adriatique; il s’était même
agrandi aux dépens des princes slaves ses voisins, et autrefois ses suzerains,
et il n’a cessé d’exister qu’en l’an 1815, qu’il a été réuni aux états de la
maison d’Autriche. On trouvait encore dans ces régions, mais plus au midi, un
autre état slave, qui devait aussi son origine à des peuples de race servienne, accueillis par l’empereur Héraclius : c’est
celui des Diocléates. Il tirait son nom d’une ville
de Dioclée, fondée, dît-on,
dans l’Illyrie par l’empereur Dioclétien ; ce qui n’est pas vrai, car on lit le
nom de cette cité dans des auteurs bien plus anciens que cet empereur. Elle est
actuellement ruinée; on la trouvait dans le voisinage d’un grand lac, appelé à
présent le lac de Scutari. Elle donnait son nom à un territoire assez
considérable, qui répond à une partie de l’Albanie moderne et au pays des
Monténégrins. Il s’étendait sur la côte de l’Adriatique, depuis les châteaux d’Élissus, d’Helcynius et d’Antivari, destinés à défendre au nord la province de Dyrrachium, jusqu’au pays des Décatériens ou de Cattaro. Du coté des montagnes, il était
limitrophe de la Servie. On y trouvait les grandes villes de Gradéte, de Nougrade et de Lontodocla. Ce pays, de même que tous les autres, avait été
dévasté par les Avares, et il était vide d’habitants quand les Slaves vinrent
s’y établir avec la permission de l’empereur. Sur la côte de ce territoire on
trouvait encore un petit état, qui avait conservé une certaine indépendance; c’est
le petit canton connu long-temps sous le nom de
Bouche-du-Cataro, ou, comme rappelaient les Grecs du
Bas-Empire, le pays de Decatera. C’est un
canton difficile et pittoresque, de peu d’étendue, sur les bords d’un golfe
étroit et contourné, qui s’avance dans l’intérieur des terres l’espace de
vingt-cinq milles. C’est à l’extrémité d’un des bras formés par ce golfe que se
trouvait la capitale de cette petite république, qui se maintint au milieu des
révolutions du pays jusqu’en 141o, époque à laquelle elle reconnut l’autorité
des Vénitiens. Après avoir fait connaître les changements notables survenus
sous le règne d’Héraclius dans cette partie de l’empire, dont il sera désormais
rarement question, il est temps de revenir à la suite des événements.]—S.-M.
Le lecteur doit être étonné de voir depuis dix ans un
prince à la fleur de son âge, issu d’une race de guerriers, guerrier lui-même,
qui avait donné des preuves éclatantes de son courage eu arrachant la couronne
à Phocas, laisser les plus belles provinces de son
empire en proie à des incursions continuelles, et languir dans, une indolence
léthargique, tandis que chaque année, par un recour aussi régulier que celui des saisons, voyait revenir les Perses, et avec eux le
ravage et la mort. A quoi attribuer cet engourdissement dans les commencements
de son règne, temps, où pour l’ordinaire, les princes les plus nonchalants
jettent quelque étincelle d’activité? Héraclius aimait le repos et le plaisir;
il laissa éteindre sur le trône la valeur qui l’y avait placé; et il eut besoin
de violentes secousses pour là rallumer. Ajoutez encore l’état de faiblesse où
il se voyait réduit. L’empire était anéanti; la tyrannie de Phocas,
comme un vent brûlant et pestilentiel, avait desséché ce grand arbre jusque
dans ses racines; il fallait une longue culture pour lui rendre la vie. Tout
désertait dans les garnisons, tout fuyait, tout périssait dans les armées : et
il est remarquable, que sous le règne d’Héraclius l’histoire ne montre, à
l’exception du seul monarque, nul personnage, ni dans l’ordre militaire, ni
dans l’ordre civil, qui mérite d’être connu de la postérité; tant l’empire
était frappé de stérilité. Il est vrai que le courage du prince, marchant en
personne à la tête de ses troupes, aurait pu les ranimer. Un vaillant capitaine
sait créer de braves soldats. Mais les finances épuisées mettaient l’empereur
hors d’état de former une armée. Ce fut pour cette raison, qu’il s’occupa
premièrement à trouver des ressources; et il faut avouer qu’il eut d’abord
recours à celles qu’il devait regarder comme les moins légitimes. Il envoya en
Égypte le patrice Nicétas, pour demander au patriarche d’Alexandrie, Jean
l’Aumônier, l’argent qu’il dissipait en libéralités inutiles. C’est ainsi
qu’une cour corrompue appelait les aumônes, par lesquelles ce saint prélat a
mérité le surnom particulier qui devrait être commun à tous les évêques. Jean
répondit au Patrice, que ce qu’il demandait était le bien des pauvres, et que
Dieu seul en était le maître. Nicétas, piqué de ce relus, force le trésor et
emporte le dépôt de l’église. Mais bientôt après, touché de repentir, ou bien
étonné d’un miracle, comme le rapporte ’auteur de la vie du saint prélat, il
renvoie l’argent, y en ajoute même du sien, et devient ami du patriarche. Il
l’engage à venir à Constantinople, pour donner sa bénédiction à l’empereur.
Jean se mit en mer avec lui mais étant tombé malade à Rhodes, il se fit
transport; er en Chypre, où il mourut dans Amathonte, lieu de sa naissance.
Tranquille du coté de l’Occident,
Héraclius ne songea plus qu’à réprimer l’audace des Perses. Chosroès enflé de
ses succès, non content de verser le sang des Romains, répandait celui de ses
propres sujets, et se rendait de jour en jour odieux par sa cruauté et par les
impôts dont il les accablait. L’empereur conçut l’espérance de réduire un
prince puissant à la vérité, mais qui ne régnait plus sur le cœur de ses
peuples. La longue inaction des Avares avait laissé à la Thrace le temps de se
repeupler. Les Croates et les Servions ne demandaient qu’à essayer leurs armes
au service de l’empire; l’Occident offrait une nouvelle pépinière de soldats,
pour réparer les pertes et la désolation de l’Orient. Mais il manquait encore à
Héraclius les deux grands ressorts de la guerre, l’argent et de bons généraux.
Les talents militaires semblaient éteints, ainsi que la valeur. Loin qu’il se
fut formé d’habiles capitaines sous la tyrannie de Phocas y sa cruelle jalousie avait fait périr ceux qui avaient survécu à Maurice.
Héraclius résolut de commander lui-même son armée, persuadé qu’un prince
courageux et aimé de ses sujets vaut seul plusieurs généraux, et que l’œil du
souverain fait naître la valeur. Pour suppléer le mauvais état de ses finances,
il fit fondre l’or et l’argent qui servait à la décoration des églises, croyant
qu’il était moins fâcheux de dépouiller les temples du seigneur pour les
défendre, que de les laisser avec toutes leurs richesses, en proie à de
sacrilèges destructeurs. Il passa l’année entière en préparatifs; et ayant mis
sur pied des troupes nombreuses, il les fit passer en Asie, à dessein d’aller
se mettre à leur tête au commencement du printemps.
MAHOMET
Tandis que les deux puissances les plus anciennes, les plus
étendues et les mieux affermies, se préparaient à s’entre-détruire, un homme
caché dans les déserts de l’Arabie forgeait, dans l’obscurité, des ressorts
dont il ignorait lui-même la force, et dont les prodigieux effets devaient
réduire en poudre les deux empires et changer la face du monde. Mahomet était né,
et jetait déjà les semences d’un fanatisme qui se développait d’abord avec
peine, mais qui dans la suite, abreuvé de ruisseaux de sang, prit des
accroissements rapides, remplit l’Asie et l’Afrique, et étendit ses branches
jusqu’en Europe. Mahomet comptait encore ses prosélytes, lorsqu’on cette année
622, il fut obligé de s’enfuir de sa patrie, fuite plus fameuse que les plus
célèbres victoires, et qui sert d’époque à tous les peuples musulmans pour
compter leurs années. Comme nous verrons désormais la nation formée par Mahomet
porter les plus grands coups à l’empire romain, je ne puis me dispenser d’en
rapporter l’origine; et quoique ce redoutable imposteur soit connu de toute la
terre, il est de mon sujet d’en rassembler les principaux traits, répandus dans
un grand nombre d’auteurs.
Mahomet descendait de mâle en mâle d’Ismaël, fils d’Abraham. Ismaël, chassé de la maison paternelle avec sa mère
Agar, s’arrêta dans le Hédjaz ,qui s’étend le long du
golfe Arabique, entre l’Arabie Pétrée et l’Arabie Heureuse. Il y trouva établis
les descendants de Jectan, que les Arabes nomment Cahtan, fils du patriarche Héber,
nommé Houd par les Arabes, et dont la sépulture se
montre encore dans l'Arabie Heureuse. Yarab fils de Jectan, avait donné son nom à la nation. Les Ismaélites
furent appelés Mostarabes, c’est-à-dire, Arabes
mêlés, par distinction des descendants de Jectan, qui
furent nommés Arabes purs. Ils furent aussi nommés Agaréniens,
du nom d’Agar. Mais celui de Sarrasins ne leur vient point de Sara, avec
laquelle leur origine n’a aucun rapport; il vient d’un mot arabe qui signifie
orientaux; et c’est ainsi que les appelaient les Grecs et les Juifs, parce que
l’Arabie est à l’orient de la Judée et des pays habités par les Grecs. Les.
Arabes eux-mêmes ne se sont jamais donné le nom de Sarrasins : cependant, pour
nous conformer à l’usage, nous le leur donnerons presque toujours dans la suite
de cette histoire. Ismaël ayant fixé son séjour dans le lieu même où l’ange
avait montré à sa mère une source d’eau, y bâtit un temple au seigneur, et fut
aidé, selon les Arabes, par son père Abraham dans la construction de cet
édifice. C’est la fameuse Caaba, ou maison carrée , le centre de la dévotion
musulmane, le point de la terre vers lequel ils se tournent toutes les fois qu’ils
font leurs prières en quelque pays qu’ils soient, le lieu qu’ils doivent
visiter au moins une fois dans leur vie. Quelques-uns de leurs auteurs
prétendent que la Caaba subsistait longtemps avant Ismaël; qu’Adam y adorait
le seigneur sous une tente descendue du ciel; que son fils Seth bâtit en ce
lieu un temple de pierre qui fut détruit par le déluge, et qu’Abraham et Ismaël
n’en furent que les réparateurs. Le puits de Zemzem,
voisin du temple, est, selon eux, le puits d’Agar, et ils montrent encore sur
une pierre noire, très-révérée, l’empreinte des pieds d’Abraham. La ville de la
Mecque s’étant formée autour de la Caaba, tant par la multiplication des
enfants d’Ismaël, que par le concours des étrangers que la dévotion y attirait,
les descendants de ce patriarche furent en même temps princes de la Mecque et
prêtres du temple.
Ismaël eut douze fils, desquels sortit
une postérité nombreuse, qui se divisa en un grand nombre de tribus. Celle des
Coraïschites, dans laquelle naquit Mahomet, fut en possession de la Mecque;
elle desrendait de Cédar,
que les Arabes donnent pour l’ainé des fils d’Ismaël, quoique les livres saints
attribuent l’honneur de la primogéniture à Nabaïoth,
père des Nabathéens. Il paraît par l’histoire de
Mahomet, que la qualité de prince de la Mecque ne donnait pas une autorité
souveraine, et que le gouvernement de cette ville était aristocratique. Un
conseil formé des chefs de famille de la tribu des Coraïschites réglait toutes
les affaires publiques. Ce petit état, situé dans un terrain pauvre et stérile,
se soutenait par la valeur des Coraïschites, souvent en guerre avec les tribus
voisines, par la célébrité du pèlerinage, et par le commerce que le port de Djiddah sur le golfe arabique à deux journées de la Mecque
facilitait avec l’Egypte et l’Ethiopie. Haschem,
bisaïeul de Mahomet ouvrit encore une autre voie pour enrichir son pays; il
établit des caravanes qui allaient, dans des saisons réglées, chercher les
marchandises de l’Arabie méridionale et de la Syrie. Il les conduisait
lui-même; et ce fut alors la fonction la plus importante du prince de la
Mecque, d’escorter ses caravanes, et de les défendre contre les Arabes du
désert, qui ne vivaient que de pillage.
L’idolâtrie régnait déjà en Arabie, lorsque Ismaël vint y
établir la religion primitive, dans laquelle il était né. Cette religion ne se
conserva pas long-temps dans sa pureté. L’homme,
sorti des mains du Créateur, le perdit de vue, à mesure qu’il s’éloigna de son
origine. Environné de besoins, il se borna aux objets sensibles qui servaient à
les satisfaire. Il ne vit plus que les bienfaits, sans s’élever jusqu’au
bienfaiteur; et l’adoration fut le tribut de sa reconnaissance. Les peuples qui
habitaient un terrain fertile adorèrent la terre qui produisait les moissons,
le soleil et la lune, qui fécondaient les germes dans le sein de la terre, les
arbres qui leur donnaient des fruits, les sources qui désaltéraient leur soif.
Les Arabes, ainsi que les pâtres de la Chaldée, errants dans des plaines
immenses, où ils conduisaient leurs troupeaux, et toujours obligés d’avoir les
yeux vers le ciel pour reconnaître et diriger leur route, firent des astres
l’objet de leur culte; ils y placèrent des intelligences; ils leur donnèrent
des noms, leur dressèrent des autels et des statues; le culte primitif fut
corrompu et ensuite oublié. La Caaba, où le Dieu d’Abraham était d’abord seul
adoré, fut peuplée d’idoles; et cette nation ignorante donna aveuglément dans
tous les écarts de l’idolâtrie. Les chrétiens hérétiques chassés des terres de
l’empire par les édits des empereurs, les juifs chargés de superstitions,
trouvaient une retraite sûre dans les sables de l’Arabie, et le mélange de
leurs dogmes grossissait encore la masse des anciennes erreurs. D’ailleurs les
Arabes étaient vifs, remuants, hardis, voluptueux; et leur imagination, exaltée
par le soleil du climat, était une matière préparée à recevoir la flamme du
plus ardent fanatisme.
Ce fut dans des circonstances si favorables à
l’imposture, que Mohammed, que nous nommons Mahomet, naquit à la Mecque, l’an
de l’ère chrétienne 570. Deux mois après il perdit son père Abd-allah,
qui laissa dans l’indigence sa femme Amina. Elle ne survécut à son mari que de
six ans. Mahomet, orphelin, trouva un asyle dans la maison de son grand père Abdalmotalleb. Mais ce vieillard mourut deux ans après, âgé
de cent dix ans, et le recommanda en mourant à son fils Aboutaleh.
L’unique occupation de Mahomet, dans ses premières années, fut d’accompagner
son oncle dans les voyages qu’il faisait en Syrie pour y vendre et acheter des
marchandises. A l’age de vingt ans il fit ses
premières armes sous les ordres du même Aboutaleb,
dans une guerre des Coraïschites contre deux tribus voisines. Ce fut là que
Mahomet fit l’essai de ce courage qui lui procura dans la suite les succès les
plus étonnants. Ennuyé de vivre dans la dépendance de ses parents, l’espérance
d’une meilleure fortune le fit passer au service d’une riche veuve nommée Khadidjah; elle le chargea de la direction de son commerce
et de la conduite de ses caravanes. Il n’eut pas de peine à se faire aimer de
cette femme âgée de quarante ans; il en avait vingt-cinq. Elle l’épousa, et en
eut quatre fils, qui moururent dans l’enfance, et quatre filles qui épousèrent
dans la suite les principaux chefs de la secte mahométane. Le nom de Rasent, qu’il
avait donné à l’aîné de ses fils, lui fit prendre, selon l’usage des Arabes, le
surnom d’Abou’l-Kasem, c’est-à-dire père de Kasem.
Mahomet, se voyant à l’abri de l’indigence, ne s’occupa
plus que du grand projet qu’il méditait depuis jet de longtemps. Dès l’âge de
douze à treize ans, lorsqu’il suivait Aboutaleb dans
ses voyages de Syrie, il avait entretenu à Bostra un moine nestorien,
nommé par
les Arabes Bohaïra, et par les Romains Sergius,
chassé de Constantinople à cause de ses erreurs. Ce moine hérétique et
ignorant, mais ardent et enthousiaste, lui avait donné une idée grossière,
telle qu’il l’avait lui-même, de la religion chrétienne; il lui avait lu
quelques endroits de l’Écriture-Sainte. Ces semences germèrent dans l’esprit de
Mahomet; il conçut dès lors du mépris pour l’idolâtrie. L’ambition vint animer
ces sentiments: il forma en même temps le dessein de réformer le culte et de se
rendre maître du pays. Nul titre ne lui parut plus flatteur que celui de
fondateur à la fois d’un empire et d’une religion. L’ignorance des Arabes
prêtait à la séduction; la division et l’indépendance mutuelle des tribus
facilitait la conquête; il fallait de moindres efforts pour réussir de proche
en proche dans ce double objet sur des peuples désunis; une tribu séduite ou
subjuguée devait servir à séduire et à subjuguer les autres. Il eut l’adresse
de se faire un moyen d’un obstacle : il ne savait ni lire ni écrire, et se
donna bien de garde de l’apprendre; il tira bien plus d’avantage de passer pour
n’être que l’organe du ciel, pour n’être instruit que par des révélations, et
pour n’enseigner aux hommes que ce qu’il apprenait de Dieu même. Il s’en fait
gloire dans l’Alcoran, où il affecte de se dire le prophète non lettré.
D’ailleurs, ses autres qualités aidaient merveilleusement à l’imposture. Habile
à connaître les hommes et à les mouvoir, parlant peu, mais éloquent, prêt à
tout entreprendre et à tout souffrir, intrépide au milieu des plus grands
dangers, profond, impénétrable, plein de dissimulation et d’artifice, il avait
tous les vices qui peuvent servir l’ambition, et savait les cacher sous les
dehors de toutes les vertus : impie et scélérat, la piété semblait respirer
dans toutes ses paroles, animer toutes ses actions; cruel, vindicatif,
n’épargnant ni le poison ni les assassinats, il ne montrait que douceur et
clémence : ravisseur injuste, il faisait parade de justice, de
désintéressement, de libéralité, de charité envers les pauvres. Il savait
sacrifier à ses intérêts tous ces caprices, tous ces défauts subalternes, qui
mettent souvent plus d’obstacle aux succès que les vices décidés : sobre, d’une
humeur égale, civil et complaisant, gai et familier avec ses amis, plein de
condescendance pour ses inférieurs, humble même lorsque son orgueil y trouvait
à gagner. De tous les vices qui pouvaient nuire à sa politique, il ne retint
ouvertement que l’incontinence : la dépravation de son cœur et l’ardeur de son
tempérament triomphèrent en ce point de l’hypocrisie : mais pour couvrir ses
dissolutions, il eut la hardiesse d’en rendre le ciel complice : sacrilège
imposteur, il osa faire parler Dieu même, pour se dispenser des lois qu’il
imposait aux autres. Il ne proposa pour récompense dans l’autre vie que les
plaisirs des sens : pouvait-il manquer de succès au milieu d’une nation
ignorante et voluptueuse? Il arma pour la défense de son évangile les passions
les plus brutales; il donna pour ressort à sa religion le plus puissant mobile
du cœur humain abandonné à lui-même, la corruption de la nature. Son extérieur
inspirait à la fois le respect et la confiance : il était de taille médiocre;
il avait la tête assez grosse, le teint basané, mais relevé par la vivacité du
coloris; la barbe longue; les yeux grands, noirs et pleins de feu; les traits
réguliers; la physionomie douce et majestueuse; dégagé dans ses mouvements, sa
démarche, selon l’expression des Arabes, ressemblait au cours d’un ruisseau qui
coule sur un ter-rein libre et facile.
L’extérieur de la piété, le zèle pour la pureté du culte,
avaient distingué Mahomet dès sa première jeunesse. On lui donnait le surnom de Fidèle. Son mariage le mit en état de se livrer à la vie contemplative.
Chaque année, pendant un mois, rompant tout commerce avec les hommes, il se
retirait dans une caverne du mont Héra, à une lieue de la Mecque. Il ne se
lassa pas durant quinze ans de jouer cette comédie, pour se faire considérer
comme un personnage extraordinaire, qui recevait des visites de la cour
céleste; et peut-être à force de jeûnes, d’abstinences et de solitude, vint-il à bout de se le persuader à lui-même. Il sut faire
servir à son dessein jusqu’aux attaques d’épilepsie. Khadidjah,
qui avant son mariage ne s’était pas aperçue qu’il fut sujet à cette maladie,
en fut d’abord alarmée. Mahomet lui fit accroire que ces accès étaient autant
d’extases, pendant lesquelles l’ange Gabriel lui révélait les secrets du
Très-haut; et le moine Sergius, que Mahomet avait fait venir à la Mecque,
acheva de la rassurer. Khadidjah se trouva fort
honorée d’avoir un mari en commerce avec le ciel : on lui recommanda le secret,
afin de le répandre davantage; mais cette confidence se borna d’abord à
quelques femmes imbéciles. Mahomet ne s’attribua la qualité de prophète qu’à
l’âge de quarante ans; aussi dit-il dans l’Alcoran, qu’aucun prophète, excepté
Jésus, n’a obtenu avant cet âge le don de prophétie. Ce fut alors qu’il
prétendit que l’ange Gabriel lui apparaissait sur le mont Héra, et qu’il lui
apportait dans sa retraite les chapitres de l’Alcoran. Pendant les quatre
premières années, il n’osa débiter ses mensonges qu’en secret. Zaïd son esclave, Ali son cousin, fils d’Aboutaleb, Abou-bekt qui fut
ensuite son beau-père et son successeur, furent les premiers séduits. Il
n’avait encore que neuf prosélytes, lorsqu’à l’âge de quarante-quatre ans il se
déclara hautement prophète envoyé de Dieu.
Il ne s’annonça pas comme auteur d’une nouvelle religion.
Sa mission, disait-il, ne consistait qu’à ramener à la pureté primitive la
seule religion véritable, professée par Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, et
tous les prophètes; mais défigurée par les idolâtres, altérée par les Juifs et
par les Chrétiens. Toute sa doctrine se réduisait à ces deux articles : Il n’y
qu’un seul Dieu, et Mahomet est son apôtre. Telle est l’essence de
l’islamisme; c’est ainsi que les Musulmans appellent leur religion; et ce mot
signifie une entière soumission, une résignation du corps et de l’ame à Dieu, et à ce que Mahomet a révélé de sa part. Les
principaux points de sa doctrine étaient la circoncision, le jeûne du mois de
Ramadan, dans lequel l’Alcoran avait commencé à descendre du ciel, cinq prières
par jour, la purification du corps, le pèlerinage de la Mecque, la défense de
manger du sang des animaux morts d’eux-mêmes, ni de la chair de porc. Il
approuvait la loi de Moïse et celle de l’Evangile. Selon lui, les prophètes et
les apôtres avaient annoncé la vérité; mais leurs livres avaient été corrompus
par les Juifs et par les Chrétiens. Il convient que Jésus-Christ est fils de
Dieu, mais par grâce et non par nature; c’est le verbe de Dieu, c’est-à-dire un
grand prophète, né de la Vierge par la vertu divine, et sans opération humaine:
toutefois c’est un pur homme; il n’est pas vraiment mort ni ressuscité; Dieu en
a substitué un autre, que les Juifs ont crucifié : pour lui il est retourné à
Dieu, dont il était l’envoyé. Le dogme de la Trinité est proscrit comme le polythéisme
: c’est pour cette raison que l’Alcoran confond les Chrétiens avec les
idolâtres, et que les Musulmans se donnent le titre d’Unitaires; comme étant
les seuls qui n’adorent qu’un seul Dieu. Abraham, Moïse, Jésus étaient autant
d’Apôtres, envoyés en différents temps, pour réformer les abus qui altéraient
le culte primitif. Mahomet est le dernier; il apporte aux hommes une loi plus
parfaite; et il n’en doit venir nul autre après lui jusqu’à la consommation des
siècles.
Le livre dans lequel il renferma toute sa doctrine se
nomme Alcoran, c’est-à-dire la lecture. C’est un composé monstrueux de
christianisme, de judaïsme, de paganisme. Ces trois religions partageaient
alors l’Arabie, et Mahomet emprunta de toutes les trois, pour gagner plus
aisément tous Les esprits. Il n’y a pas jusqu’aux fables de Locman, l’Ésope des
Orientaux, qui ne se trouvent mêlées avec la Sainte Écriture. Comme il était
très ignorant, il se servit du moine Sergius, et d’un rabbin nommé Abdiah ben Salom, pour rassembler
toutes les pièces dont il formait le corps de sa religion. Il ne leur donna
aucun ordre. Les divers chapitres, et quelquefois même de simples versets, lui
étaient apportés au besoin, et en différents temps par l’ange Gabriel : et ce
fut une adresse de ce fourbe, de ne pas répandre tout à la fois sa doctrine; il
se serait donne des entraves à lui-même; mais d’en produire successivement les
diverses parties, pour les ajuster à ses intérêts et à ses passions. Voulait-il
enlever une femme mariée à un autre, ou s’autoriser à prendre une concubine? un
nouveau chapitre descendait du ciel, pour donner dispense au prophète. Aussi
l’Alcoran est-il un tissu de pièces mal assorties et pleines de contradictions.
Dans la naissance de la secte, lorsqu’elle était encore dans un état de
faiblesse, Mahomet prêchait la tolérance universelle : il avouait que les
autres lois pouvaient conduire au salut, et qu’il n’était pas en droit de
contraindre les consciences. Dès qu’il se sentit en état de faire tête à ses
adversaires, il permit de faire usage de l’épée pour la défense de sa loi. Mais
lorsqu’il fut devenu plus fort, alors l’épée, selon le langage des Musulmans
devint la clef du ciel, l’Alcoran prit un autre ton ; il menaça, il tonna : Tuez
les idolâtres partout où vous les trouverez assiégez-les; n’épargnez rien pour
les faire périr; et par idolâtres, il entend tous ceux qui ne sont pas
Musulmans. Il déclara que la guerre faite aux infidèles était d’un grand
mérite aux yeux de Dieu, et que ceux qui perdaient la vie dans ces combats
remportaient la palme du martyre : dogme fécond en victoires, et qui, joint à
celui de la prédestination absolue, a conquis une grande partie de
l’univers.
La vraie religion s’est annoncée par des miracles; elle a
été cimentée par le sang des martyrs. Mahomet était trop habile pour démasquer
son impuissance, en entreprenant de forcer les lois de la nature : les
tentatives qu’on lui attribue à ce sujet ne sont fondées que burdes traditions fabuleuses, dont le recueil est nommé la Sonna,
ouvrage plein de rêveries, et qui tient chez les Musulmans le même rang que le
Talmud chez les Juifs. L’Alcoran ne parle que d’un seul miracle, qui ne pouvant
avoir d’autre garant que Mahomet lui-même, ne peut par conséquent servir à
prouver sa mission.
C’est ce voyage merveilleux, dans lequel, pendant le
court intervalle d’une seule nuit, il fut transporté de la Mecque à Jérusalem,
et de Jérusalem au plus haut des cieux par des espaces immenses, pour
s’entretenir avec Dieu. Il se vante sans cesse de cette faveur surnaturelle.
D’ailleurs il donne pour preuve de sa mission divine l’Alcoran même, dont il
défie ses adversaires d’égaler la pureté et l’éloquence ; en sorte que Dieu
seul est capable d’avoir composé un si parfait ouvrage. Il était écrit du doigt
de l’Être suprême, avant tous les temps, sur les tables du ciel, d’où l’ange
Gabriel en apportait des copies au prophète, par chapitres et par versets.
C’est en effet un modèle de style pour les Arabes; ils tiennent compte à
Mahomet de chaque verset, comme d’autant de miracles; et selon ce calcul, il en
a fait plus de six mille. Aussi les Musulmans spéculatifs ont-ils longtemps
disputé, si l’Alcoran est un ouvrage créé, où s’il est incréé, éternel comme
Dieu même, une lumière réfléchie des rayons de sa substance; et quand les
princes ont pris part à cette dispute, elle a excité de vives persécutions.
Pour ce qui est des martyrs , Mahomet et ses disciples n’en connaissent point
d’autres que ceux qui meurent en combattant contre les infidèles; d’ailleurs il
défend de disputer de sa religion; il permet même de la nier dans les
tourments, pourvu qu’on la conserve dans le cœur. Ce faux prophète, et ses
sectateurs trouvèrent bien plus court et plus commode de faire des martyrs, que
de l’être eux-mêmes.
Cependant Mahomet fut d’abord persécuté. Les Coraïschites
attachés à l’idolâtrie firent tous leurs efforts pour étouffer sa secte
naissante, et les premiers Musulmans 1furent obligés de s’enfuir en Ethiopie. Il
ne s’effraya pas du péril. Sa réputation s’étendit jusqu’à Yatrib,
ville considérable à soixante-quinze lieues de la Mecque, vers le nord, d’où il
lui vint soixante-quinze prosélytes. Douze d’entre eux furent renvoyés pour
persuader leurs compatriotes, et ils réussirent. Mais enfin, Mahomet, averti que
le dessein était formé de le faire mourir, prit le parti de la retraite, et
s’enfuit à Yatrib, où il avait grand nombre de
partisans. Son séjour dans cette ville en fit changer le nom; elle prit celui
de Médinat-ai-Nabi, c’est-à-dire, ville du prophète,
ou simplement de Médine, ville par excellence. C’est cette fuite qui est
désignée par le nom d’hégire, et qui sert d’époque aux Mahométans. Omar,
second successeur de Mahomet, institua cette ère dix-sept ans après; et quoique
Mahomet eût pris la fuite dans le troisième mois de l’année des Arabes, nommé
le premier Rebiah, Omar, pour commencer l’hégire avec
l’année, la fit remonter jusqu’au premier jour de Moharrem, premier mois de
l’année arabique. Dans cette année 622 de Jésus-Christ, ce jour tombait au vendredi
6 de juillet, et c’est de là qu’il faut dater le commencement de l’ère
mahométane. Ces années sont lunaires, et ne contiennent que trois cent cinquante quatre jours huit heures quarante-huit minutes.
Pour ne pas perdre ces fractions de jours, leurs astronomes, entre lesquels il
s’en est trouvé de fort habiles, ont établi un cycle de trente ans, dont
dix-neuf sont de trois cent cinquante-quatre jours, et les onze autres de trois
cent cinquante-cinq. Ces années étant donc plus courtes, tantôt de dix, tantôt
de onze jours que nos années solaires, pour réduire le calcul de l’hégire à
celui de l’ère chrétienne, sur trente-trois de leurs années, on en retranche
une; en sorte que trente-trois ans de l’hégire ne valent que trente-deux des
nôtres : ce qui ne donne encore qu’une approximation, puisqu’en retranchant
ainsi une année entière on ôte six jours de trop. Ce fut à l’imitation des
Chrétiens, qui comptaient alors leurs années depuis la persécution de
Dioclétien, que le khalife Omar établit l’usage de commencer l’ère mahométane à
la persécution suscitée à Mahomet.
La fuite de Mahomet fut le commencement de ses succès, et
Médine, qui était pour lui un lieu d’exil, devint le siège de sa puissance.
S’étant rendu maître de cette ville par l’empire qu’il savait prendre sur les
esprits, après avoir passé les douze années précédentes à prêcher, il passa le
reste de sa vie à combattre. Quoiqu’il n’ait pas étendu ses conquêtes hors de
l’Arabie, on peut lui attribuer celles de ses successeurs, et le regarder comme
le créateur d’une nouvelle nation. D’un peuple misérable, méprisé, confiné dans
des déserts, sans armes, sans discipline militaire, il fit un peuple de
guerriers formidables. Ce fut son esprit, ce fut le fanatisme qu’il inspira,
qui dans l’espace de quatre-vingts ans conquit plus de provinces et de royaumes
que la valeur romaine n’en avait subjugué pendant sept cents ans; et quoique
cette vaste monarchie, après avoir éprouvé diverses secousses, selon le sort
des choses humaines, se soit enfin entièrement écroulée au milieu du treizième
siècle, lorsque le tartare Houlagou renversa le trône
des Khalifes, ses débris ont couvert une grande partie de la terre; on a vu
s’élever de ses ruines des royaumes et des empires, qui subsistent encore avec
splendeur. De quels efforts n’étaient pas capables, des soldats obligés par
religion à combattre de pied ferme l’ennemi, quoique supérieur en forces, à
s’animer les uns les autres, à courir avec joie au-devant de la mort, qui les
faisait passer du champ de bataille dans un séjour de délices, dont la seule
idée enivrait des âmes grossières et voluptueuses! La cruauté de Mahomet à
l’égard des vaincus contribuait encore à la rapidité de ses succès : l’effroi
qu’il répandait désarmait ceux qu’il menaçait de la guerre. Lorsqu’il la
déclarait à des peuples de religion différente, il leur proposait trois
conditions, ou d’embrasser l’islamisme, ou de se soumettre et de payer tribut,
ou de décider la querelle par l’épée. S’ils prenaient le premier parti, ils
étaient en sûreté pour leurs personnes, leurs familles et leurs biens; ils
participaient à tous les privilèges des Musulmans: s’ils se soumettaient au
tribut, ils conservaient la liberté de professer leur religion, pourvu que ce
ne fût pas une idolâtrie grossière : s’ils avaient le courage de combattre,
point de quartier pour ceux qui étaient pris les armes à la main; ils étaient
égorgés sans miséricorde, à moins qu’ils ne se fissent mahométans; les femmes
et les enfants étaient réduits en esclavage. Les premiers khalifes suivirent ce
plan. Il est vrai que dans la suite, lorsque la religion mahométane eut jeté
d’assez fortes racines pour n’avoir plus à craindre d’être détruite par ses
ennemis, ce traitement fut jugé trop sévère, et cessa d’être pratiqué.
Ce serait m’écarter de mon sujet, que de suivre les
Sarrasins dans toutes leurs guerres; je dois me borner aux expéditions qui ont
rapport à l’empire. Je ne parlerai donc qu’en passant, des exploits de Mahomet
en Arabie, où les Romains ne possédaient que quelques places sur la frontière
de la Syrie. Les Coraïschites éprouvèrent bientôt la vengeance de leur citoyen
fugitif. Sa première armée ne fut que de trois cents, hommes, avec lesquels il
en défit dix-neuf cents, et se rendit maître d’une riche caravane. C’est la
fameuse bataille de Beckr, si vantée par les
Musulmans, qui se donna la seconde année de l’hégire. Huit autres combats le
mirent en possession de la Mecque, où il détruisit les idoles, établit le
nouveau culte dans la Caaba, et se fit déclarer souverain. Les Juifs étaient
puissants en Arabie; il les défit en onze combats, s’empara de toutes leurs
places, et traita avec une extrême rigueur cette nation, contre laquelle il
était plus acharné que contre les Chrétiens. Maître de toutes les tribus des Arabes,
il les réunit en un seul corps sous sa domination; et cette réunion lui fut
aussi nécessaire pour étendre ses conquêtes, que leur division lui avait été
utile pour tes commencer et pour établir sa religion.
La puissante tribu des Homérites,
qui possédaient l’Arabie heureuse, différa quelque temps à se ranger sous son
obéissance. Ces peuples avaient été soumis successivement à quatre rois, sous
la protection du grand Négus4 ou roi d’Éthiopie; lorsque Seïf,
issu de leurs anciens princes, ayant obtenu de Chosroês un secours que lui
avait refusé Justin second, chassa les Ethiopiens, et monta sur le trône
qu’avaient occupé ses ancêtres. Il fut tué peu de temps après par des
Éthiopiens qui étaient restés dans le pays. Les Perses s’en emparèrent sur son
successeur Sanaturcès, au temps de la naissance de
Mahomet, ainsi que je l’ai raconté ; et depuis plus de cinquante ans, les Homérites obéissaient à la Porte, qui leur donnait des
vice-rois. La septième année de l’hégire, Mahomet, portant ses vues au-delà de
l’Arabie, et joignant le zèle d’un prophète à la fierté d’un souverain, députa
aux princes voisins, pour les inviter à reconnaître sa mission. Les lettres
qu’il leur écrivit étaient scellées d’un sceau qui portait ces paroles : Mahomet
l'apôtre de Dieu. Chosroès reçut sa lettre avec mépris, la mit en pièces,
étayant chassé honteusement l’ambassadeur, il manda au vice-roi d’Arabie de se
saisir de la personne de Mahomet, et de le ramèner à
son bon sens, ou de lui envoyer sa tête. Mahomet, instruit des troubles de la
Perse et de l’extrémité à laquelle Héraclius avait réduit Chosroès, comme je le
raconterai dans la suite, écouta froidement le rapport de son ambassadeur, sans
dire autre chose que ces mots : Dieu mettra en pièces ton royaume. Il venait
d’apprendre la mort funeste du roi de Perse, encore ignorée en Arabie,
lorsqu’il reçut un courrier de Badhan, vice-roi de l’Yemen. Badhan, chargé par
Chosroès de l’alternative de deux commissions également difficiles, se contenta de mander à Mahomet, qu’il avait ordre de l’envoyer à
la cour de Perse. Mahomet, pour soutenir son rôle de prophète, différa sa
réponse au lendemain matin; et alors il dit au courrier : Il m’a été révélé
cette nuit que Chosroès a été tué par son fils Siroès.
Allez en instruire votre maître. Le courrier étant de retour, Badhan reçut une lettre de Siroès,
qui lui apprenait la mort de son père, et lui défendait d’inquiéter Mahomet. Badhan et les Persans de sa suite, ne I doutant plus que
Mahomet ne fût en correspondance : avec le ciel, l’envoyèrent assurer de leur
obéissance et se firent musulmans. Cette soumission acheva la réduction de l’Arabie, à la
réserve de la province d’Yemamâh, où Moseïlamah, rival de Mahomet en fait d’imposture, avait
formé un parti nombreux, qui ne fut réduit que sous le khalifat d’Abou-bekr.
Tandis que le royaume de Perse se détruisait par des divisions
intestines, Mahomet conçut le dessein de s’agrandir du côté de l’empire. Les
historiens grecs disent qu’il alla lui-même conférer avec Héraclius, qui s’était
rendu à Émèse, dans le voyage qu’il fit à Jérusalem au retour de son expédition
de Perse; que Mahomet fit avec l’empereur un traité de commerce, et qu’il en
obtint quelque étendue de pays. C’était une partie de l’Arabie Pétrée,
gouvernée alors par plusieurs petits princes sarrasins qui relevaient de
l’empire; mais qui, dans la guerre de Perse, avaient pris parti pour Chosroès.
Ce fut apparemment en conséquence de la concession d’Héraclius, que Mahomet se
rendit maître de Daumat-al-djandal,
ville située à quinze journées de Médine, et à cinq de Damas. Les auteurs
arabes racontent cette négociation avec Héraclius, d’une manière bien plus
honorable à Mahomet. Selon eux, le prophète envoya une ambassade à l’empereur,
et lui écrivit, pour l'inviter à l’islamisme : ils rapportent même sa lettre,
pleine de cette froide simplicité que sait affecter le plus ardent fanatisme.
Héraclius, disent-ils, reçut la lettre avec respect; il s’entretint
familièrement avec l’ambassadeur, sur la personne de Mahomet, sur sa religion,
sur ses miracles. Il se fit même mahométan ; mais dans la crainte de perdre sa
couronne, il n’osa en faire profession publique. Il renvoya l’ambassadeur
chargé de riches présents. Ce récit, rempli de fausseté, est démenti par les
événements qui vont suivre. Il n’y a pas plus de vérité dans ce que ces mêmes
auteurs rapportent du grand Negus, auquel Mahomet
avait écrit en même temps. Ils prétendent que ce prince avait renoncé au
christianisme dès l’an 623, converti par les Musulmans réfugiés dans ses états,
et que la lettre de Mahomet acheva de l’affermir dans l’islamisme. Mais il est
certain que les rois d’Ethiopie continuèrent de professer la religion
chrétienne, altérée par les erreurs d’Eutychès, telle qu’ils l’avaient reçue du
patriarche Dioscore.
Première guerre des Musulmans contre l’empire.
Ce fut dans les dernière années de Mahomet, que s’alluma
cette guerre cruelle, qui dura plus de huit cents ans entre les Musulmans et
l’empire; et qui n’étant interrompue que par de courts intervalles, couvrit de
carnage l’Asie, l’Afrique, et une partie de l’Europe, réduisit en déserts les
régions les plus florissantes de l’univers, éteignit dans des flots de sang le
christianisme, pour établir dans ces vastes contrées une religion grossière et
brutale, et ne se termina que par la destruction de l’empire grec, et par la
prise de Constantinople au milieu du quinzième siècle. Voici quelle fut la
première étincelle qui produisit cet horrible embrasement. Mahomet envoya un
député au gouverneur de Bostra pour l’exhorter à
embrasser l’islamisme. C’était un de ces princes sarrasins attachés au service
de l’empire, et à la religion chrétienne. Ce député étant à Muta, ville de
Syrie au-delà du Jourdain, fut assassiné par ordre du gouverneur. A cette
nouvelle, Mahomet, justement irrité, mit sûr pied trois mille hommes d’élite,
dont il donna le commandement à Zaïd son affranchi.
Cette petite troupe, arrivée près de Muta, rencontra l’armée romaine, dont les
historiens arabes exagèrent le nombre, jusqu'à lui donner cent mille hommes; ce
qui n’est nullement vraisemblable; il suffit de dire qu’elle était fort
supérieure. Les Sarrasins brûlant des premières ardeurs du fanatisme,
indifférents entre la victoire et le martyre, attaquèrent les Romains avec
fureur; mais ils furent obligés décéder au nombre. Zaïd,
qui portait la grande enseigne de l’islamisme, fut tué. Djaafar lui succéda, et soutint vaillamment le combat, jusqu’à ce qu’ayant perdu la
main droite, et ensuite la gauche, il embrassa l’étendard, et le tenait serré
contre sa poitrine, lorsqu’un soldat romain lui fendit la tête d’un coup de
sabre. Abdallah releva l’étendard, et rétablit le combat; mais ayant été tué
lui-même comme les deux autres, les Sarrasins prirent la fuite. Khaled le plus
déterminé de tous les Musulmans, et que Mahomet appelait l'épée de Dieu, rallie
les fuyards, et à la tête des plus braves il retourne à la charge; tout cède à
ce guerrier terrible; il enfonce les Romains, les met en fuite, et les poursuit
jusque bien avant dans la nuit. Les deux armées campèrent au même lieu où avait
cessé la poursuite. Le lendemain Khaled sortit du camp dès la pointe du jour,
et rangea sa troupe en bataille. Quoiqu’elle eut fait un grand carnage des
Romains, elle était encore fort inférieure en nombre. Khaled usa de stratagème
pour couvrir sa faiblesse; il fit faire à ses soldats des mouvements si variés,
changeant l’arrière-garde en avant-garde, l’aile droite en aile gauche, que les
Romains, s’imaginant qu’il lui était arrivé pendant la nuit de nouveaux
renforts, prirent l’épouvante; ils se débandent, ils fuyent;
les Musulmans les poursuivent, couvrent de morts toute la plaine jusqu’aux
montagnes, se rendent maîtres du camp, et retournent à Médine avec de riches
dépouilles.
Les auteurs chrétiens donnent au contraire aux Romans
tout l’honneur de cette campagne. Voici ce qu’ils racontent. Mahomet avait
choisi quatre capitaines, auxquels il donna le nom d’Émirs, pour subjuguer les
Arabes chrétiens, qui servaient l’empire. Ils marchèrent vers un bourg nommé
Moucha, où Théodore, lieutenant du gouverneur de Palestine se trouvait alors.
Théodore fut averti de leur marche par un Coraïschite qui trahissait son parti.
Ayant aussitôt rassemblé toutes les troupes des environs, il prévint les
ennemis, fondit sur eux, les tailla en pièces; et des quatre émirs, il ne resta
que le seul Khaled, qui échappa de la défaite. Il est difficile de décider
lequel de ces deux récits est le plus véritable. Ce qu’il y a de certain, c’est
que dans ces premiers temps, les Musulmans se croyaient invincibles. Jamais
leur petit nombre ne leur ôta le courage. Sur la parole de leur prophète, ils
étaient persuadés qu’à leur tête marchaient des légions d’anges, qui leur
assuraient la victoire; et cette confiance étendant leurs conquêtes les mit
bientôt en état de lever désarmées innombrables et de se passer de ces secours
invisibles.
S’il est vrai que les Romains ayant eu l’avantage dans
cette première rencontre, l’avarice et l’insolence d’un de leurs officiers leur
en fit perdre tout le fruit. Les Sarrasins employés à la garde de la frontière
du désert recevaient une solde modique. A l’arrivée du trésorier, qui était un
eunuque du palais, ils se présentèrent pour la recevoir. Mais loin de les
satisfaire, ce courtisan superbe et arrogant, ne voyant devant lui qu’une
troupe d’Arabes demi-nus, et dans un état misérable : Retirez-vous, leur
dit-il, l’empereur ne trouve qu’avec peine de quoi payer ses soldats; il n’a
rien à donner à ses chiens. Ces Arabes, outrés de cette cruelle insulte,
abandonnèrent aussitôt le service de l’empire, et allèrent grossir les troupes
de Mahomet, dont ils embrassèrent la religion.
L’année suivante, qui était la neuvième de l’hégire, Mahomet
apprit que les Romains se préparaient à entrer en Arabie, et qu’ils étaient
campés à Belkaa au-delà du Jourdain. Il arma trente
mille hommes, qu’il voulut commander en personne. Après une longue et pénible
marche, il campa près de Taboue, à moitié chemin entre Médine et Damas. II
reçut dans ce camp des députés de plusieurs princes. Jean, seigneur d’Aïla à la pointe du golfe arabique, vint demander à Mahomet
une alliance, qui lui fut accordée, sous la condition d’un tribut annuel.
Mahomet lui fit présent d’un manteau, qui tomba depuis entre les mains des
empereurs turcs, et que le sultan Amurat, troisième
du nom, fit enfermer dans une cassette d’or. Giara et Adraa, villes de Syrie, se mirent aussi sous sa protection
, et se soumirent au tribut. Plusieurs autres villes et bourgades suivirent cet
exemple. Ayant appris que les Romains, sur le bruit de sa marche, s’étaient
retirés, et qu’ils ne pensaient plus à porter la guerre en Arabie, il songea
aussi au retour. Mais comme il était campé sur les terres de l’empire, il
écrivit encore à Héraclius, pour l’exhorter à croire à sa mission. Il n’en
reçut aucune réponse, et reprit le chemin de Médine.
Cependant le mahométisme commençait à infecter la Syrie.
Héraclius avait donné le gouvernement de Rabbat-Ammon,
qui est l’ancienne Philadelphie, à un Sarrasin nommé Farva.
Cet officier né et élevé dans le christianisme, s’étant laissé séduire, peut-être
par quelque prisonnier musulman, écrivit à Mahomet, lui envoya des présents, et
le reconnut hautement pour l’apôtre de Dieu. Il fut arrêté par ordre d’Héraclius,
qui voulut d’abord le faire revenir de son égarement, en lui promettant,
non-seulement le pardon, mais le rétablissement dans ses emplois. Farva répondit fièrement, qu’Héraclius savait bien lui-même
que Mahomet était l’envoyé de Dieu, et que la crainte de perdre sa couronne
l’empêchait seule de le reconnaître à la face de tout l’empiré. Son insolente
opiniâtreté fut punie de mort; il fut pendu à Ophra en Palestine. Mahomet tournait déjà ses regards sur l’Égypte, et il y a beaucoup
d’apparence que, s’il eût vécu plus long-temps, il
aurait entrepris cette conquête, dont il laissa l’honneur à Omar. Mocaucas, égyptien d’origine et gouverneur de Misr, la
Capitale de l’Égypte, s’était rendu très puissant dans ce pays. L’empereur
l’avait chargé du soin de recueillir les impôts. Il était de la secte des Jacobitës, hérétiques attachés aux erreurs d’Eutychès, et
haïssait mortellement les Grecs orthodoxes, qu’on nommait alors Melchites,
c’est-à-dire royalistes, parce qu’ils s’accordaient de croyance avec
l’empereur. Mocaucas, profitant des troubles qui
agitaient l’empire, retenait les contributions de l’Égypte, et prenait la
qualité de prince des Égyptiens. Quoiqu’il n’eût pas ouvertement secoué le joug
de l’obéissance, il agissait en souverain indépendant, et craignait le
ressentiment de l’empereur. Mahomet lui écrivit, et l’Égyptien reçut la lettre
avec respect; il l’appliqua sur sa poitrine, disent les écrivains mahométans,
et la renferma dans une boîte d’ivoire, qu’il scella de son sceau. Il répondit
par une lettre flatteuse, dans laquelle, sans contester à Mahomet sa mission
divine, il demandait du temps pour se déclarer. On voit clairement qu’il,
redoutait l’ambition du conquérant arabe, autant que la vengeance de
l’empereur. Il accompagna sa réponse de présents, entre lesquels on est indigné
de voir deux jeunes Egyptiennes de noble famille, que ce politique scélérat sacrifiait
à la lubricité du prétendu prophète. Nous parlerons encore de cet infidèle
ministre dans l’histoire de la conquête de l’Égypte. Tels sont les événements
de la vie de Mahomet, qui ont quelque rapport aux affaires de l’empire. J’ai
cru convenable de les réunir, pour ne pas interrompre trop souvent le récit de
la guerre de Perse, qui développa les talents d’Héraclius, et exerça pendant
six années la valeur de ce prince, par des combats presque continuels.
L’Empereur enfin résolu de tirer vengeance de tant
d’insultes qu’il recevait sans cesse de Chosroès, et de rabattre pour toujours
l’orgueil d’une nation formidable aux Romains depuis sept cents ans, voulut
auparavant s’assurer de Crispus, ce gendre de Phocas, auquel il avait donné,
dès le commencement de son règne, le gouvernement de Cappadoce. Crispus avait
des troupes : elles étaient sans doute insuffisantes pour tenir tête aux
Perses; mais la Cappadoce ravagée sans qu’il eût fait aucun mouvement, Césarée
mise au pillage sans résistance, le rendaient justement suspect de lâcheté ou
même de trahison. Fier d’avoir d’abord e procuré l’empire à Héraclius, et de
lui avoir ensuite cédé la couronne qu’Héraclius lui offrait, il méprisait le
prince; il s’échappait en discours injurieux, comme si les plus éclatants
services pouvaient autoriser un sujet à manquer à son souverain. Héraclius frappé
d’une juste défiance, voulait s’éclaircir par lui-même de ses dispositions. Il
alla le trouver à Césarée, sous prétexte de s’instruire par ses propres yeux de
l’état de la province, et de conférer avec lui sur la guerre qu’il allait
entreprendre. Crispus, devenu encore plus insolent par la démarche du prince,
feignit d’être malade, pour se dispenser d’aller au-devant de lui : comme s’il
eût en effet porté le diadème, qu’il avait regret de n’avoir pas accepté, il
l’attendit dans son lit, et prit avec lui le ton de maître, tournant en
ridicule son entreprise, et disant qu’il convenait peu à un empereur de faire
le personnage d’aventurier, et d’abandonner son palais pour aller se faire
battre à l’extrémité de ses états. Héraclius dissimula son indignation; et sur
la nouvelle qu’il reçut que l’impératrice venait d’accoucher d’un fils, il
reprit en diligence le chemin de Constantinople, après avoir invité Crispus à
s’y rendre pour être le parrain de l’enfant. Crispus le suivit, accompagné de
ses troupes. Dès qu’il fut arrivé, l’empereur convoqua le sénat, où Crispus
voulut se trouver, croyant qu’il ne s’agissait que de délibérer sur l’expédition
prochaine. Lorsque les sénateurs furent assemblés avec le patriarche Sergius,
Héraclius élevant la voix : Je n’ai, dit-il, qu’une question à vous
faire : celui qui outrage son empereur, n'offense-t-il que la personne
d’un homme mortel? Tous s’écrièrent unanimement, que l’outrage retombait
sur Dieu même, de qui le prince tient sa puissance. Et vous, dit-il, en
se tournant vers Crispus, que pensez-vous? Crispus, qui se croyait trop
grand pour être accusé, ne se douta pas même du dessein de l’empereur. Je
pense, répondit-il, qu’un si grand crime ne mérite aucune grâce. Dès
qu’il eut, sans le savoir, prononcé sa propre sentence, l’empereur lui rappela
l’offre qu’il lui avait faite de la couronne, les honneurs dont il l’avait
comblé : il exposa ensuite au sénat la conduite de Crispus depuis qu’il
gouvernait la Cappadoce, l’insolence avec laquelle il avait reçu son empereur,
ses railleries, ses mépris; et le frappant au visage avec un rouleau de pièces
qu’il tenait entre ses mains : Voici, lui dit-il, d'autres
accusations encore, dont je te fais grâce je suis en faute moi-méme de métré
attendu qu'un gendre perfide pourrait devenir un ami fidèle. Il le fit
sur-le-champ sortir de sa présence, et ordonna de lui couper les cheveux, et de
le renfermer dans un cloître. Les soldats de Crispus, apprenant ce qui se
passait dans le sénat, s’étaient assemblés aux portes et commençaient à
murmurer. Héraclius sortit, et les regardant d’un air assuré : Soldats,
leur dit-il, choisissez entre la condition de valets d’un prêtre ou de
gardes de l’empereur. Je vous mets dès à présent sur l'état de ma maison pour
composer ma garde, avec une pension annuelle. Il n’en fallut pas davantage
pour changer les murmures en acclamations et en actions de grâces. Crispus
mourut un an après, dans le monastère qui lui servait de prison. Philippique,
beau-frère de Maurice, fut en même temps tiré de celui où il avait été enfermé
par ordre de Phocas. Le gouvernement de Cappadoce fut conféré à Théodore, frère
d’Héraclius et curopalate. Philippique lui fût donné pour adjoint dans cet
emploi, que les conjonctures rendaient très-important. Mais il ne survéquit pas
long-temps : il fut enterré à Chrysopolis, dans l’église qu’il avait fondée. Le
fils qui venait de naître à l’empereur, fut, nommé Héraclius; et pour le
distinguer de son frère aîné fils d’Eudocie, on lui donna dans la suite le nom
d’Héracléonas.
Tout étant prêt pour le départ d’Héraclius, il déclara
son fils Héraclius Constantin, régent de l’empire en son absence, quoique ce
jeune prince n’eût encore que dix ans. Ce n’était qu’un titre d’honneur.
L’empereûr chargea de la conduite des affaires le patriarche Sergius, et le
patrice Bon, dont il connaissait la prudence. Il craignait l’humeur inquiète et
turbulente du khakan des Avares : il lui écrivit une lettre remplie de
protestations d’amitié, le priant avec instance de maintenir inviolablement
l’alliance qu’il venait de contracter avec les Romains, et de se regarder comme
le tuteur et le père du jeune empereur. Il lui promit deux cent mille pièces
d’or, c’est-à-dire près de trois millions de notre monnaie; et pour gage de sa parole
il lui donna trois otages : Étienne son neveu, fils de sa sœur Marie et
d’Eutrope; Jean, surnommé Athalaric; et un autre Jean, fils naturel du patrice
Bon. Ces otages demeurèrent pendant douze ans au pouvoir des Avares, quoique
dans cet intervalle le khakan eût rompu toute alliance avec l’empereur en
assiégeant Constantinople; il en coûta de grandes sommes d’argent, en 634, pour
les retirer de leurs mains. Après avoir célébré avec une dévotion édifiante la
fête de Pâques, qui arriva cette année le 4 avril, il se rendit le lendemain à
l’église de Sainte-Sophie, et se prosternant au pied de l’autel : Seigneur,
s’écria-t-il, ne nous punissez pas à proportion de nos crimes; ne nous
rendez pas la risée de nos ennemis; tournez sur nous des regards de miséricorde
; faites que les infidèles ne se glorifient pas de nos pertes, et n’insultent
pas votre héritage. Se tournant alors vers le patriarche : Je laisse,
dit-il, ma capitale et mon fils à la garde de Dieu, de la sainte Vierge, et
à le vôtre. Prenant ensuite entre ses mains cette image du Sauveur, qu’on
disait n’avoir pas été faite de mains d’homme, il marcha vers le Bosphore, et
s’embarqua au milieu des acclamations et des vœux d’un peuple innombrable.
Arrivé en Asie, il rassembla les différents corps de
troupes dispersés en diverses provinces, et il en forma une armée. Ce n’était
qu’un mélange confus de Romains et de Barbares perdus de débauche, énervés par
l’inaction, sans ordre, sans discipline, sans connaissance du maniement des
armes, exercés seulement à fuir devant l’ennemi. Le son d’une trompette
suffisait pour les glacer d'effroi. Il fallut passer une grande partie de cette
année à en faire des soldats, à leur apprendre à se servir de leurs armes, à
les dresser aux mouvements, aux évolutions, aux factions militaires, à
fortifier leurs cœurs par l’image des combats. Ils ne savaient faire la guerre
qu’aux habitants des campagnes, qu’ils pillaient et qu’ils massacraient.
L’empereur établit dans son camp une exacte discipline, et loin de se rendre
odieux par une juste sévérité, il sut tellement la tempérer par son affabilité,
par ses soins paternels, par les récompenses et par les louanges qui touchent
encore plus sensiblement les âmes militaires, qu’il se fit en même temps aimer
de ses soldats plus que leur propre vie, et redouter plus que l’ennemi :
sentiments qui sont les deux plus forts aiguillons du courage, et les deux plus
grands ressorts de la victoire. Il leur parlait souvent; il les animait par des
discours pleins de feu. Naturellement vif et éloquent, il leur rappelait la
gloire de leurs ancêtres, l’honneur du nom romain; il embrasait leur cœur par
la honte, par la vengeance, leur représentant les campagnes désolées, les
villes saccagées, les autels profanés, les églises réduites en cendres. Après
avoir transformé en corps militaires ces brigands indisciplinés, il assembla
toute l’armée, et tenant en main l’image de Jésus-Christ, il jura qu’il
combattrait comme eux et avec eux jusqu’à la mort, qu’il partagerait tous leurs
dangers, et qu’il leur serait inséparablement uni comme un père à ses enfants.
Lorsqu’il fut entré dans la petite Arménie, ses coureurs
rencontrèrent un parti de cavaliers perses, campagne qui, ayant pris les
devants, venaient tondre sur les Romains, dont ils comptaient avoir bon marché,
ainsi qu’il était ordinaire. Mais tout était changé. Au lieu de mettre en fuite
l’armée, comme ils s’en flattaient, ils furent taillés en pièces par les seuls
coureurs; le chef fut pris, chargé de chaînes et conduit à Héraclius. On était
déjà en automne, et l’empereur s’étant retiré dans le Pont, où il se rendit
maître de tous les passages, les ennemis se persuadèrent qu’il avait dessein d’y
séjourner et d’y prendre ses quartiers d’hiver. C’était, selon leur pensée, la
fin de la campagne; mais selon celle d’Héraclius, ce n’en était que le
commencement. Dès qu’il les vit retirés, il revint sur ses pas, et marcha vers
la Pérse par l’Arménie. Schaharbarz, qui commandait les Perses, étonné de cette
marche, crut l’arrêter par une diversion : il entra sur les terres de l’empire,
et se jeta en Cilicie. Lorsqu’il vit qu’Héraclius continuait sa route, sans
prendre le change, il se détermina lui-même à suivre les Romains, à dessein de
les surprendre à la première occasion. Il crut l’avoir trouvée dans une nuit
obscure, et il se préparait à les charger par derrière, lorsque la lune cachée
jusqu’alors dans des nuages épais, parut tout-à-coup, et montra aux Romains
l’armée des Perses. Schaharbarz trahi par cet astre, qu’il adorait comme une
divinité, le chargea de malédictions, et se retira sur les montagnes , d’où il
eut le loisir de considérer le jour suivant le bel ordre de l’armée romaine,
qui lui parut tout nouveau. Héraclius resta dans la plaine, et il se livra
plusieurs combats, où les Romains firent le premier essai de leurs forces,
toujours avec avantage. Ce qui les rendait invincibles, c’est qu’ils voyaient
en toute occasion, à leur tête, leur prince affrontant le danger, et leur
donnant l’exemple en même temps que les ordres.
Un déserteur perse contribua encore à augmenter la
confiance des Romains. Après s’êtré rendu dans leur camp, s’apercevant qu’ils étaient fort inférieurs en nombre, il se repentit de sa désertion, et retourna au camp
des Perses. Mais quand il vit le découragement de ses compatriotes et l’effroi dont ils étaient frappés, il ne douta plus qu’ils ne fussent
vaincus; et ayant passé de nouveau du côté des Romains, dix jours après les
avoir abandonnés, il les instruisit de l’état où se trouvaient les Perses.
Schaharbarz, naturellement vif et impatient, ennuyé de perdre le temps en
petits combats peu décisifs, résolut de livrer bataille. Il descendit dans la
plaine au point, du jour, et rangea ses troupes en face du soleil levant, objet
de l’adoration des Perses, qui le saluèrent par des cris de joie. Cet hommage
qu’ils rendaient à l’astre du jour, loin de faire prospérer leurs armes, fut
une des causes de leur défaite. La divinité ingrate éblouissait leurs yeux, et
leur laissait à peine apercevoir l’ennemi. Pour accélérer la victoire,
Héraclius usa de stratagème. Par une fuite simulée, il attire, après lui les
Perses qui se débandent dans l’ardeur de la poursuite. Lorsqu’il les voit en
désordre, il fait volte-face, les arrête, les renverse, les met en fuite à son
tour. On en fait un grand carnage, on les poursuit, jusque sur les montagnes.
C’était une chasse plutôt qu’une bataille. Les Perses dispersés, ne faisant
aucune résistance, fuyent de rochers en rochers comme des chèvres sauvages :
les uns tombent sous le fer ennemi, les autres se précipitent; un grand nombre
se rend aux vainqueurs; le camp est pris et pillé, et les Romains, qui depuis
plusieurs années fuyaient à la seule vue de la cavalerie perse, étonnés de leur
propre victoire, rentrent dans leur camp, levant les bras au ciel, rendant à
Dieu des actions de grâces, et comblant d’éloges leur empereur : c’était,
disaient-ils, un ange tutélaire, qui effaçait leur honte passée, et leur
annonçait un retour de prospérités. Après cette glorieuse journée, Héraclius
établit ses troupes en quartier d’hiver dans l’Arménie, sous le commandement
d’un de ses lieutenants généraux, et il alla partager avec sa capitale la joie
de ce premier succès.
[Parmi les troupes qui formaient l’armée d’Héraclius, on
comptait un nombreux corps d’Arménien, soit de l’Arménie romaine, soit des
émigrés de la Persarménie. L’empereur en avait confié le commandement à un
jeune homme aussi beau que vaillant : il se nommait Méjej ; il était issu de la
race des Gnouniens, et arrière-petit-fils de Méjej, qui avait gouverné pendant
très-long-temps la Persarménie, sous le règne de Cabad et sous celui de
Chosroès Nouschréwan, son fils. Méjej se distingua beaucoup dans cette expédition,
et rendit de grands services à Héraclius.]
Seconde campagne d’Héraclius
L’année suivante, Héraclius partit lé 25 mars, et ayant
célébré la fête de Pâques deux jours après à Nicomédie avec sa famille, il
renvoya ses enfants à Constantinople, et retenant avec lui l’impératrice, il prit
le chemin de l’Arménie. Le 20 avril, il était déjà dans la Perse. Ce fut alors
que Chosroès, transporté de colère, fit assommer les ambassadeurs romains qu’il
tenait en prison depuis six ans. Il rappela Schaharbarz, qui avait déjà passé
l’Euphrate pour marcher en Bithynie; et , ayant rassemblé un grand corps de
troupes, il en donna le commandement à Sais, avec ordre de se joindre à
Schaharbarz, et de s’opposer ensemble aux progrès d’Héraclius. A la nouvelle de
l’horrible traitement fait aux ambassadeurs, l’empereur assembla son conseil
:
Romains, dit-il, vous voyez à
quels ennemis vous avez affaire. Ce sont des bêtes féroces plutôt que des
hommes. Ils ont rompu les liens les plus sacrés de la société humaine ; en massacrant
les médiateurs de la paix, ils en ont détruit toute espérance. Ils déclarent la
guerre à toutes les nations ; ils la font à Dieu même. Nés pour la ruine du
monde, ils ne reconnaissent pour divinité que cet élément destructeur, qui
réduit en cendres vos temples et vos autels. C’est leur rage qui fait votre
force. Dieu combattra pour vous. Armez-vous de confiance; là foi surmonte
toutes les craintes : elle triomphe même de la mort. Nous avons traversé
l’Asie; qu’avons-nous trouvé dans ces belles provinces? les cendres de nos
villes ; les os de vos compatriotes semés sur la terre. Nous voici dans le cœur
de la Perse; faisons en à notre tour le tombeau de ses habitants. Songez
qu’environnés d’ennemis, vous ne pouvez leur échapper que par la victoire :
fuir, c’est courir à la mort.
Ces paroles embrasaient tous les cœurs; les yeux de ses
soldats étincelaient de courage; et, quoiqu’il eût cessé de parler, ils
demeuraient encore immobiles, tenant leurs regards fixés sur l’empereur,
lorsque du milieu de ce silence s’éleva une voix qui s’écria : Prince,
comptez sur notre valeur; nous ne craignons qu’un seul péril; c'est celui
auquel vous exposez trop souvent votre personne sacrée; ne versez que notre
sang : il est à vous plus que le vôtre. Cette voix, interprète des
sentiments de toute l’armée, fut soutenue d’une acclamation générale. Héraclius
se mit en marche, et avançant à grandes journées, sans s’arrêter à aucun siège,
il mettait le feu aux villes et aux villages qu’il rencontrait sur sa route, et
laissait partout des traces sanglantes de son passage. On remarqua, comme un
signe de la protection divine sur les armes romaines, que les chaleurs du
solstice, très-ardentes en ce climat, furent adoucies par des rosées
abondantes, qui répandaient une agréable fraîcheur.
L’armée approchait de l’Atropatène1, lorsqu’Héraclius
apprit que Chosroès, à la tête de quarante mille hommes, était campé à Ganzaca,
capitale de cette province. C’est la ville nommée aujourd’hui Tauris, et que
les Arméniens nomment encore Gandzac Schahistan, surnom qui paraît désigner une
habitation royale, parce que ce fut autrefois al résidence des rois de
l’Atropatène. Gandz, e lanngue arménienne, signifie un trésor, comme le mot
Gaza l’a signifié dans les langues orientales. En effet, les rois dé Perse y
avaient un trésor, et, selon une tradition fabuleuse, c’é tait celui de Crésus,
roi de Lydie, que Cyrus y avait transporté. Héraclius marcha droit à cette
ville. Une troupe de Sarrasins à sa solde, qui devançaient son armée, tombèrent
sur les gardes avancées du camp des Perses, les taillèrent en pièces, et
jetèrent tant dépouvanté, que Chosroès prit aussitôt, la fuite avec toutes ses
troupes. Les Romains les poursuivent vivement, en tuent un grand nombre, font
beaucoup de prisonniers, et dispersent le reste. Héraçlius, étant entré sans résistance dans Ganzac,
brûla un fameux temple du Feu. Le culte de cet élément, la grande divinité de
la Perse, n’était nulle part si ancien ni si bien établi que dans l’Atropatène;
c’est même ce qui a fait donner à cette contrée le nom d’Aderbigian : ader, en langue perse signifie le
feu. Zoroastre, disait-on, était né et avait vécu dans ce pays. Mais ce qui
donna le plus d’étonnement, et en même temps d’indignation à l’empereur, ce fut
le colosse de Chosroès, qui surpassait encore en orgueil impie les rois de
l’ancienne Babylone. Il était assis au milieu du palais, sous un dôme qui
représentait le ciel : on voyait autour de lui le soleil, la lune et les autres
astres, accompagnés d’anges qui portaient des sceptres. Au moyen de certaines
machines, le colosse versait des pluies et faisait gronder le tonnerre.
Héracliu fit jeter par terre et mettre en poudre la statue; il livra aux
flammes toute cette scène impie, le pyrée, et une partie de la ville, qui était
grande et peuplée, con-tenant plus de trois mille maisons.
Il arriva devant Thébarmès, aujourd’hui Ormia, encore
plus célèbre par son pyrée. On croyait qu’Ormia était la patrie de Zoroastre,
instituteur du culte du Feu. Le temple et la ville furent consumés par les
flammes, et l’on continua de poursuivre Chosroès. Ce prince fuyait au travers
des défilés qui donnaient passage dans la Médie, sans s’arrêter deux jours dans
le même lieu, en sorte qu’il fut impossible de l’atteindre. On ne voit pas non
plus que Sarbar et Sais, avec leurs armées, ayent paru pendant toute cette
campagne en présence d’Héraclius, soit qu’ils n’ayent pu le rejoindre, soit que
ces généraux intimidés par la défaite précédente ayent évité sa rencontre.
L’hiver approchait, et dans le conseil d’Héraclius, les uns étaient d’avis de
retourner en arrière, et de prendre des quartiers en Albanie, les autres de
pénétrer plus ayant dans la Perse. L’empereur, pour obtenir de Dieu la grâce de
l’éclairer sur le parti qu’il devait prendre, ordonna un jeûne de trois jours;
ensuite, par un effet de superstition, en usage alors et longtemps après, ayant
ouvert les saints évangiles, il crut y voir l’ordre d’aller hiverner en
Albanie. Il en prit aussitôt le chemin; et comme son armée, chargée de butin,
traînait encore avec telle près de cinquante mille prisonniers, elle fut
souvent harcelée dans sa marche par des détachements ennemis, qui furent
toujours repoussés avec perte. Les Romains eurent beaucoup à souffrir des
glaces de ces contrées et du froid qui fut fort vif durant cet hiver. Les
prisonniers étaient réduits à un état déplorable. Dès qu’on fut en Albanie,
Héraclius, naturellement humain, les mit en liberté; il leur procura tous les
soulagements qui furent en son pouvoir, comme s’ils eussent été ses propres
soldats, et gagna tellement leur cœur par son humanité, que ces malheureux,
fondant en larmes, conjuraient le ciel de délivrer la Perse de la tyrannie d’un
prince odieux, pour y établir un monarque si bienfaisant. Il est à remarquer
que l’extinction du feu perpétuel des Perses, qu’Héraclius ensevelit sous les
ruines de leurs pyrées, donna occasion aux Mahométans d’en faire honneur à
leur, prophète; ils ont faussement publié que ce feu s’était éteint de lui-même
et par miracle au moment de la naissance de Mahomet.
ESPAGNE
Ce fut vers ce temps-là que Suintila roi des Visigoths,
successeur de Recarede, dont le régné n’avait duré que trois mois après la mort
de son père Sisébut, acheva de chasser d’Espagne ce qui restait de Romains dans
la province des Algarves. Ce petit coin de terre était néanmoins partagé en
deux contrées sous le gouvernent de deux patrices. Le roi gagna, l’un par insinuation,
vainquit l’autre par la force des armes, et les obligea tous deux de sortir du
pays, et de se retirer dans les îles Baléares. Les secours que les Romains
tiraient du voisinage de l’Afrique les avaient jusqu’alors maintenus dans cette
partie de l’Espagne. Mais la perte de Tanger, dont Sisébut s’était rendu
maître, leur ayant fermé toute communication avec l’Afrique, il fallut
abandonner entièrement cette célèbre conquête des Scipions. C’était la première
province du continent, où ils eussent mis le pied autrefois, et ce fut la
dernière qu’ils perdirent à l’occident de l’Italie.
Troisième campagne d’Héraclius
La campagne suivante se passa tout entière en Albanie.
Chosroès, honteux du mauvais succès de ses armes pendant les deux années
précédentes, fit celle-ci les plus grands efforts. Sans attendre la fin de
l’hiver, il mit sur pied trois armées, et en fit partir deux sous la conduite
de Schaharbarz et de Sarablagas, pour prévenir Héraclius qui n’était pas encore
sorti de ses quartiers. Ils marchèrent d’abord séparément à dessein d’enfermer
entre deux l’armée romaine. Mais n’osant l’approcher de trop près, ils se
contentèrent de se rendre maîtres des défilés qui conduisaient de l’Albanie
dans la Perse. Héraclius, ayant rassemblé ses troupes au commencement du
printemps, prit un long détour vers l’occident, pour s’éloigner de la mer et
des montagnes, et traversa de vastes plaines qui lui fournissaient des vivres
en abondance. Sarablagas instruit de cette marche prit les devants par les
gorges des montagnes, pour rencontrer les Romains au moment qu’ils paraîtraient
au-delà; et Schaharbarz se mit à les poursuivre. L’avis de l’empereur était de
retourner d’abord sur Schaharbarz qui le suivait en queue, et dont la cavalerie
était harassée par des marches rudes et difficiles. Mais les Lazes, les
Abasges, les Ibères, qui faisaient une grande partie de son armée, refusèrent
d’obéir. C’était, disaient-ils, perdre leur sang inutilement, que de combattre
un ennemi qui se contentait de les suivre sans pouvoir mettre obstacle à leurs
progrès. Cependant lorsqu’ils eurent tourné les montagnes, et qu’ils virent
devant eux Sarablagas qui leur fermait le passage, en sorte qu'il fallait se
hâter de lui passer sur le ventre, ou se voir enfermés entre deux armées, ils
reconnurent leur faute, et demandèrent pardon de leur désobéissance, priant
l’empereur de ne les pas ménager, et lui protestant que désormais ils
suivraient aveuglément ses ordres. Héraclius marcha droit à Sarablagas
[s’efforça de l’atteindre avant qu’il eût joint Schaharbarz], le battit, et
continua sa route vers la Perse.
La perte qu’avait faite Sarablagas n’était pas
considérable, Héraclius s’étant contenté de s’ouvrir le passage, sans
poursuivre les vaincus. Ainsi les deux généraux réunis suivirent les Romains à
dessein de les combattre. Ils y étaient encouragés par deux déserteurs qui leur
persuadaient qu’Héraclius craignait une bataille, et que sa marche était une
véritable fuite. De plus, ils apprenaient que Sais allait incessamment les joindre
avec une troisième armée, et ils s’empressaient de prévenir son arrivée pour ne
lui pas laisser la gloire d’avoir battu les Romains. Ils se hâtèrent donc
d’atteindre Héraclius, et vinrent le soir camper à sa vue, résolus de le forcer
à combattre dès le lendemain. Pour accroître leur confiance, et prendre un
terrain plus avantageux, l’empereur décampa sans bruit dès que la nuit fut
venue, et ayant marché jusqu’au point du jour, il campa sur le penchant d’une
colline couverte de bois, et fit reposer ses soldats. Les ennemis ne
s’aperçurent de sa retraite qu’au matin; ce qui acheva de leur persuader qu’il
fuyait devant eux. Ils coururent aussitôt’ après lui, et arrivèrent en désordre
au pied de la colline. Les Romains n’eurent que la peine de descendre sur eux;
ils les mirent en fuite du premier choc, les poursuivirent dans les vallons, et
en firent un grand carnage. Ils n’étaient pas encore rentrés dans leur camp,
lorsque Sais arriva : il avait forcé sa marche pour avoir part à la bataille.
La victoire que les Romains venaient de remporter, loin de les avoir fatigués,
leur fit trouver de nouvelles forces; ils se rallient, fondent sur les troupes
de Sais, sans leur donner le temps de se reconnaître, en massacrent une grande
partie, dispersent le reste, et se rendent maîtres de tous les bagages. Il est
à croire que Sarablagas avait, péri dans le combat; son nom ne paraît plus dans
l’histoire.
Nouvelle défaite des Perses.
Schaharbarz et Saïs rallièrent les débris de leurs
armées, et se réunirent pour ne faire qu’un seul corps. Héraclius, joignant la
ruse à la valeur, feignait de craindre une action contre toutes les forces des
Perses ainsi rassemblées : il ne marchait que par des routes escarpées, campait
sur des hauteurs presque inaccessibles et traînait après lui les Perses qui ne
le perdaient pas de vue. Il épiait l’occasion de les attaquer à son avantage.
Mais les Lazes et les Abasges, fatigués de ces marches pénibles où ils avaient
sans cesse l’ennemi derrière eux, se séparèrent des Romains et retournèrent dans
leur pays. Cette désertion, qui affaiblissait de moitié l’armée romaine, releva
les espérances des généraux perses, qui se trouvaient fort supérieurs en
nombre. Ils présentèrent la bataille, et l’empereur se fiant sur le courage de
ses soldats, déjà tant de fois vainqueurs, et sur les ressources de son génie,
ne la refusa pas. Il rangea ses troupes, et courant lui-même entre les rangs : Soldats,
disait-il, ne comptez pas les ennemis ; ils ont fui devant vous en plus
grand nombre; ceux-ci ne sont que de misérables restes de trois défaites; ce
sont des victimes échappées au tranchant de vos épées. Montrez-leur que ce
n’est pas aux Lazes et aux Abasges que vous devez vos victoires. Les deux
armées restèrent en présence jusque fort avant dans le jour sans en venir aux
mains, chacun voulant conserver l’avantage de son poste. Enfin le soleil étant
sur son déclin, Héraclius fit défiler son armée en bon ordre, et se remit en
marche, toujours suivi des ennemis, et toujours prêt à combattre, s’ils
attaquaient son arrière-garde. Ce prince actif et vigilant s’était si bien fait
instruire de la situation des lieux, qu’il connaissait le pays mieux que les
Perses mêmes. Il mesurait ses marches avec tant de précision, qu’il se trouvait
toujours au soir dans un campement avantageux et hors d’insulte. Les Perses, ayant
changé de route pour le prévenir et lui couper le chemin, s'engagèrent dans des
marécages où leur armée fut sur le point de périr. On traversait alors la
Persarménie : les habitants de ce pays, sujets des Perses et naturellement
guerriers, vinrent en foule grossir l'armée de Schaharbarz; mais bientôt après,
aux approches de l’hiver, ils s’en détachèrent, et regagnèrent leurs demeures.
Sais était retourné en Perse et avait laissé son collègue en Albanie, où il
établissait déjà ses quartiers d’hiver. Héraclius infatigable, et qui ne cédait
que fort tard aux rigueurs de la saison, voulut couronner cette campagne par
une action d’éclat. Apprenant que Schaharbarz était cantonné dans un château de
l’Albanie, et que ses troupes campaient à l’entour, il choisit les mieux montés
de ses cavaliers, avec les plus alertes et les plus braves de son infanterie,
et les partage en deux corps. Il fait partir le premier au commencement de la
nuit, pour aller jeter l’alarme dans le camp des Perses, et se met lui-même à
la tête du second pour profiter de cette première attaque, et achever la
défaite. Après une marche précipitée, ils arrivent au camp ennemi. Les Perses
endormis prennent les armes en désordre; ils font peu de résistance; Héraclius
survient, tout fuit, tout tombe sous le fer des Romains. Schaharbarz, réveillé
en sursaut par tant de cris confits, croit que l’ennemi est déjà dans la place;
il saute sur son cheval, sans se donner le temps de prendre ni ses habits ni tes
armes, et se sauve à toute bride. Ses femmes, les Satrapes, les principaux
officiers, toute la fleur de la noblesse de Perse, logés avec lui dans le
château, montent sur les toits et essayent de se défendre. Héraclius y fait
mettre le feu; les uns se précipitent, les autres sont dévorés par les flammes.
Ceux qui tentent de s’échapper sont ou tués ou chargés de chaînes. On prend, on
apporte à l’empereur les habits et les armes de Schaharbarz, entre lesquelles
était un bouclier couvert de lames d’or et une ceinture enrichie de pierreries.
On court à la poursuite de ceux que la terreur avait dispersés dans les
campagnes. La plupart furent massacrés ou faits prisonniers. Après cet exploit
important, Héraclius rassembla toutes ses troupes, et passa l’hiver dans les
quartiers que Schaharbarz avait destinés pour lui-même. Quoique les généraux
perses eussent été battus quatre fois dans cette campagne, cependant à force de
marches, de contre-marches et de chicanes militaires, ils étaient venus à bout
d’empêcher Héraclius de pénétrer dans la Perse.
Quatrième campagne d’Héraclius
Depuis trois ans qu’Héraclius était parti de
Constantinople, chaque année avait été signalée par de glorieuses victoires.
Mais malgré de si brillants exploits, tant de batailles, tant de marches
pénibles toujours à la vue des ennemis, la difficulté des convois, les maladies
, les rigueurs de deux hivers passés dans une contrée froide et stérile,
avaient fort affaibli son armée. Il résolut de la faire reposer cette année
dans les fertiles campagnes de l’Asie-Mineure, où le voisinage de la Thrace lui
faciliterait les recrues, et la douce température de l’air rétablirait ses
soldats. Une autre raison l’obligeait encore à repasser l’Euphrate. Il
apprenait que Schaharbarz, suivi d’une nouvelle armée, avait ordre de marcher à
Constantinople, et l’état dans lequel il avait laissé cette ville lui donnait
de l’inquiétude. Loin de compter sur le secours des Avares, il croyait que le
khakan, plus fidèle à sa haine invétérée qu’à ses nouveaux serments, se joindrait
lui-même aux Perses pour détruire la capitale de l’empire. Dès le premier jour
de mars il rassembla ses quartiers, et prit la route de la Mésopotamie. La
marche fut longue et fatigante au travers des rochers et des neiges dont le
pays était encore couvert. Ils furent sept jours à traverser le mont Taurus, et
parvinrent enfin au bord du Tigre. Après l’avoir passé près de sa source, ils
arrivèrent à Martyropolis, et séjournèrent à dix lieues de là dans la ville
d’Amid. Pendant que l’armée se reposait, l’empereur dépêcha un courrier à
Constantinople pour instruire le sénat du détail de ses exploits. Ces nouvelles
furent reçues avec beaucoup de joie. Schaharbarz approchait avec toutes ses
forces; mais l’empereur, qui ne voulait pas s’arrêter en Mésopotamie, fit
garder les gorges des montagnes par où les Perses pouvaient le joindre. Il
passa le Nymphius, et arriva au bord de l’Euphrate, dans l’endroit même où
Schaharbarz s’était d’avance préparé un passage, au moyen d’un pont de cordes
tendues d’un bord à l’autre. Mais à l’approche des Romains il avait envoyé
ordre de replier le pont sur l’autre bord. Héraclius, ayant fait sonder le
fleuve, le trouva guéable en un endroit; il y fit passer son armée, et se
rendit à Samosate à la fin de mars. Après avoir traversé le mont Amanus, il
vint à Germanicia , puis il entra en Cilicie. Les plaines arrosées des eaux du
Sarus abondaient en pâturage, il s’y établit pour refaire sa cavalerie, et
campa entre la ville et le pont d’Adanes; c’était une des principales villes de
la province*
Scbaharbarz avait passé l’Euphrate, peu de temps après
l’empereur, et il le suivait à la trace. Il parut bientôt au bord du Sarus, en
sorte que le. deux armées n’étaient séparées que par le pont. Le passage en
était défendu par deux redoutes construites à la tête et garnies de soldats.
Pendant que les Perses s’occupaient à dresser leurs tentes et à se retrancher,
des volontaires de l’armée romaine allèrent fondre sur eux, et en tuèrent un
assez grand nombre. L’empereur, qui craignait que ces attaques inconsidérées
n’attirassent l’ennemi en-deçà du pont, fit défense à ses soldats de se
bazarder sans son ordre. Il ne fut pas obéi : c’étaient à toutes les heures du
jour des escarmouches, dans lesquelles les Romains avaient presque toujours
l’avantage. Schaharbarz profita de leur témérité; il posta un corps de troupes
en embuscade au bord du fleuve entre des saules et des roseaux, et se laissant
battre à dessein, il prit la fuite. Par cette feinte il en attira un plus grand
nombre, qui accoururent pour avoir part aux dépouilles. Lorsqu’il les vit assez
éloignés du fleuve, il tourna visage, et les mit en fuite à son tour. Les
soldats de l’embuscade se montrèrent en même temps, et leur fermèrent l’entrée
du pont. Surpris et enveloppés, ils furent tous taillés en pièces. Les Perses,
animés par ce succès, attaquèrent les redoutes, et allaient se rendre maîtres
du passage, lorsqu’Héraclius accourut lui-même à la tête de ses meilleurs
soldats. Au milieu du pont vint sur lui à toute bride un cavalier perse d’une
taille gigantesque armé d’un large cimeterre; l’empereur, aussi adroit
qu’intrépide, le perça du premier coup de lance et le renversa dans le fleuve.
La défaite de ce géant, renommé pour sa force et sa valeur, jette l’effroi dans
le cœur des Perses; ils fuyent devant Héraclius; les uns sont tués, les autres
se pressant sur ce pont étroit tombent dans le fleuve, tandis que leur armée,
rangée sur le bord, tire sans cesse sur les Romains. Rien n’arrête Héraclius;
il passe au travers d’une grêle de flèches; accompagné d’un peloton de soldats,
il donne tête baissée dans le i gros de l’armée ennemie. On le reconnaissait à
ses bottines de couleur de pourpre, et plus encore à son intrépidité et à la
pesanteur de ses coups. Au rapport des historiens, il se signala dans cette
journée par des efforts au-dessus de l’humanité. Sehaharbarz fuyant avec
effroi, et tournant vers lui ses regards : Vois-tu ton maître? dit-il à un déserteur romain qui
fuyait avec lui, c’est lui seul qui défait-notre armée. Ses armes furent faussées en cent endroits ; il reçut plusieurs blessures, dont
aucune ne se trouva dangereuse. Le combat ne finit qu’avec le jour Schaharbarz
s’éloigna pendant la nuit avec ce qu’il put rallier de ses troupes, et ne
revint de son épouvante qu’après avoir repassé l’Euphrate. Il regagna
promptement la Perse, et passa le reste de l’année à réparer ses pertes, pour
revenir l’année suivante avec de plus grandes forces. L’empereur remonta vers
Sébaste dans le Pont, et ayant passé l’Halys, il mit son armée en quartiers de
rafraîchissement sut le bords délicieux de cé fleuve. Chosroès se vengea de la défaite
de ses troupes sur les églises de la Perse, dont il enleva tous les ornements;
et pour faire dépit à l’empereur, il força les Chrétiens de ses états
d’embrasser la secte de Nestorius. Quinze ans auparavant, par complaisance pour son médecin,
il avait contraint les habitants d’Édesse d’adopter l’hérésie contraire. Ce
prince, violent et superbe s’attribuait les droits de souveraineté jusque sur les
pensées des hommes; il se jouait de toutes, les religions, et prétendait les
faire obéir à sa politique et à ses passions.
Les finances de l’empereur n’étaient pas si bien
gouvernées que ses armées, qu’il conduisait lui-même. Depuis huit ans on avait
aboli les distributions de pain établies par un long-usage à Constantinople. On
les avait cependant continuées aux soldats de la garde. Jean Sismus trésorier
de l’épargne sous prétexte de fournir aux dépenses de la guerre les supprima
entièrement ; et de plus, il voulait mettre sur les vivres un impôt qui en
rehaussait le prix dans la proportion de trois à huit; ce qui causa une grande émeute.
Le 24 mai, le peuple et les soldats s’attroupèrent dans l’église de Sainte Sophie, au moment qu’on allait commencer
l'office, jetant de grand cris, et accablant Sîsmus d’imprécations. Le patriarche
les calma pour quelques moments en promettant d’employer son crédit pour leur
procurer satisfaction. Mais dès que l’office fut achevé, ils accoururent de nouveau,
et les clameurs recommençât. Le patriarche accompagné d’Alexandre préfet du
prétoire, du comte Léonce écuyer de l’empereur, et de plusieurs magistrats,
étant monté dans la tribune, ne put les apaiser qu’en leur promettant que la
trésorerie ne serait plus entre les mains de Sismus, qu’on n’augmenterait pas
le prix des vivres, et qu’incessamment on rétablirait les distributions sur
l’ancien pied. Aussitôt la multitude satisfaite sortit en foule de l’église et
alla décharger sa colère sûr les statues de Sismus qui furent mises en pièces.
Plus le mérite était devenu rare, plus les monuments institués pour en être la
récompense s’étaient multipliés. Il suffisait d’entrer dans quelque charge,
pour se voir décoré de statues, de médaillons, et d’inscriptions honorables,
qui perdirent leur prix par cet abus.
Cinquième campagne de Héraclius
Chosroès, au désespoir de voir sa fortune enchaînée par
celle d’Héraclius, et de ne redoubler ses efforts depuis quatre années que pour
recevoir de nouveaux affronts, mit toute la Perse en mouvement pendant cet hiver.
Sans distinction de libres et d’esclaves, de naturels du pays et d’étrangers,
il forma trois grandes armées. Il donna les meilleures troupes à Saïs qui
devait marcher contre Héraclius. Dans cette armée étaient cinquante mille
hommes choisis dans toute la Perse, qu’on appelait les bataillons d’or, parce
que le fer de leurs javelots était doré. Schaharbarz à la tête d’une autre
armée avait ordre d’aller droit à Constantinople, et d’agir de concert avec les
Avares, les Bulgares et les Esclavons, pour l’investir et s’en rendre maître.
Une troisième armée sous la conduite de Rhazatès, était destinée à couvrir la
frontière. Sur ce plan l’empereur divisa ses troupes en trois corps; il en
envoya un à Constantinople pour défendre la ville; il mit à la tête autre son
frère Théodore pour résister à Saïs, il marcha lui-même en Lazique avec le
troisième. La première action de cette campagne se passa entre Saïs et
Théodore. Saïs, ayant traversé l’Euphrate, vint attaquer Théodore dans les
plaines de la petite Arménie. L’heureux succès de cette bataille fut attribué à
la protection de la sainte Vierge. Dès que les deux armées furent aux mains, il
tomba sur les Perses une grêle si violente qu’un grand nombre en furent tués ou
blessés, tandis que l’armée romaine jouissait d’une parfaite sérénité. Les
Romains n’eurent pas de peine à mettre l’ennemi en déroute; ils en firent un
grand carnage. Un accident si imprévu n’excusa pas Saïs auprès de Chosroès, qui
dans les transports de sa colère lui destinait une mort cruelle. Mais le
désespoir de cet infortuné général prévint la barbarie du prince. Il mourut de
chagrin peu de jours après sa défaite. Chosroès donna ordre d’embaumer son
corps; et l’ayant fait apporter devant lui, il assouvit sa rage en le
meurtrissant de coups et vomissant contre lui les plus horribles injures.
Origine de Khazars
Héraclius, étant parti des bords de l’Halys où il avait
passé l’hiver, avait traversé le Pont, et était entré en Lazique, où il
pàrcourait les bords du Phase, mettant des garnisons dans toutes les villes,
pour s’assurer de l’obéissance de ces peuples, qui deux ans auparavant avaient
abandonné son armée. En avançant vers le nord, il prit connaissance d’une
nation puissante qui s’était depuis peu établie dans ces contrées. C’étaient
les Khazars ou Khozars, que l’histoire nomme ici pour la première fois. Si l’on
en pouvait croire les historiens orientaux, l’origine de ce peuple remonterait
jusqu’à la première division du genre humain. Khazar fils de Japhet et frère de
Turk, disent-ils, s’établit sur les bords du fleuve Alel, qui est le Volga; il
y bâtit une ville à laquelle il donna son nom; et c’est de-là que les Persans
appellent la mer Caspienne, mer de Khozar. Les auteurs les nomment quelquefois
Turcs orientaux, parce qu’ils venaient du côté de la Sarmatie asiatique. Ils
s’étendirent depuis le Daghestan le long du mont Caucase, et dans tout le nord
de la Circassie et du Pont-Euxin, jusque dans la Chersonnèse Taurique,
aujourd’hui la Crimée; ce qui leur a fait donner quelquefois le nom de
Tauroscythes. Leur prince avait le titre de khakan; ils étaient divisés en
plusieurs tribus : celle de Cabar donné
le nom au pays qu’on appelle Cabarta, à l’orient de la Circassie. C’est une
espèce de république indépendante. Il y a encore au nord de la Géorgie une
tribu de Tartares qui conservée le nom de Khozars.
Ces Barbares conduits par Ziébel, qui gouvernait la
nation sous l’autorité du khakan, avaient fait une irruption dans la Perse par
le détroit de Derbend; et après avoir pénétré jusque dans l’Aderbigian, ils
avaient ravagé une grande étendue de pays. Héraclius, alors en Lazique ,
résolut, d’en tirer des secours. Il envoya donc des présents à Ziébel qui
revenait de Perse avec une multitude de prisonniers, et lui fit proposer une
alliance. Ce général témoigna qu’il s’en trouvait fort honoré; et sur cette
réponse, Héraclius alla au-devant des Khazars. Ils se rencontrèrent près de
Tiflis ville d’Ibérie, alors occupée par les Perses, aujourd’hui capitale du
pays de Carduel en Géorgie. Dès que Ziébel aperçut l’empereur, il s’avança à la
tête d’un escadron, et sautant à bas de son cheval, il se prosterna devant lui;
toute la troupe en fit autant, et ensuite l’armée entière. L’empereur leur
ayant fait signe de se relever, et à Ziébel de remonter à cheval et de
s’approcher, il l’appela son fils, et ôtant la couronne de sa tête, il la mit
sur celle du prince Khazar. Tout cela se passait à la vue des Perses qui
bordaient les murs de Tiflis. L’empereur donna un repas à Ziébel, et lui fit
présent de toute la vaisselle qu’on avait servie au festin sur les tables,
d’une robe de riche étoffe, et de pendants d’oreille de grand prix. Il
distribua aussi des présents aux principaux officiers. Ziébel charmé de la
générosité de l’empereur et de la prudence qui paraissait dans ses discours, le
pria de recevoir son fils âgé de quatorze à quinze ans, afin qu’il pût
s’instruire à la suite d’un prince si sage. L’empereur de son côté, lui
présentant le portrait de sa fille Eudocie : Je vous la promets en mariage, lui
dit-il, si vous me secondez contre notre ennemi commun. La mort du prince Khazar
arrivée peu de temps après prévint l’accomplissement de cette promesse. Mais
l’empereur était bien résolu de la tenir, puisque la princesse était déjà en
chemin. Il fallait qu’Héraclius eût la destruction de Chosroès plus à cœur que
ni la majesté de l’empire, ni l’honneur de sa famille, puisqu’il achetait à ce
prix l’alliance d’un Barbare qui n’était pas même souverain dans son pays.
Ziébel, comblé de libéralités et de caresses, se retira avec son armée, dont il
laissa quarante mille hommes à Héraclius, pour retourner avec lui dans
l’intérieur de la Perse.
Pendant qu’Héraclius se faisait de nouveaux alliés en
Orient, ceux qu’il avait en Occident se liguaient avec ses ennemis. Schaharbarz
avait engagé par ses députés le khakan des Avares à se joindre à lui avec les
Bulgares et les Esclavons, pour attaquer la capitale de l’empire. En attendant
l’arrivée de ces secours, il demeurait campé devant Chalcédoine dont il brûlait
les faubourgs. Enfin le 29 juin, on vit arriver la tête de l’armée avare,
composée de trente mille hommes, qui campèrent au pied de la longue muraille.
Aussitôt les différents corps de troupes romaines répandus autour de
Constantinople se renfermèrent dans l’enceinte de la ville. Le lendemain les
Avares avancèrent jusqu’à la distance de quatre lieues , et Campèrent près de Mélantias.
Leurs partis infestaient tous les environs, brulant les bourgs et les villages.
Néanmoins dix jours après, comme il ne paraissait point de Barbares dans la
plaine, il sortit de la ville grand nombre de soldai suivis des valets de
l’armée, et de plusieurs habitants, pour aller faire un fourrage à trois
lieues. Cette hardiesse ne fut pas heureuse. Un corps de troupes supérieur en
forces tomba sur eux, en tua une partie, et fit beaucoup de prisonniers.
Cependant les soldats romains combattirent avec courage, et sauvèrent, aux
dépens de leur vie, celle de leurs valets et des habitants qui fuyaient
derrière eux. Ce même jour un corps d’environ mille Avares tourna le golfe de
Géras, et s’avança au-delà du faubourg de Syques, jusqu’au bord du Bosphore
pour se montrer aux Perses campés à Chrysopolis, dans le même lieu où est
aujourd’hui Scutari. Ils se donnèrent mutuellement des signaux, les Avares pour
avertir les Perses de leur arrivée, les Perses pour exhorter les Avares à
commencer les attaques.
Dès qu’on avait appris à Çonstantiuople que le khakan se
liguait avec les Perses, on lui avait député un sénateur pommé Athanase, pour
tâcher de traverser cette négociation. Le khakan, sans avoir aucun égard à ses
remontrances, ne lui permettait pas de retourner, et le retenait à sa suite.
Lorsqu’il fut arrivé près d’Andrinople avec le reste de son armée qu’il
conduisait en personne, il le fit venir devant lui : Va dire à tes
compatriotes, lui dit-il, qu’il est encore temps pour eux de me
désarmer, pourvu qu’ils consentent à payer ma retraite. Athanase, porteur
de ces paroles, fut mal reçu par le patrice Bon et par les sénateurs, qui lui
reprochèrent de s’être avili jusqu’à devenir le messager d’un Barbare perfide
et insolent. Il s’excusa sur la commission dont le sénat lui-même l’avait
chargé, de rapporter la réponse du khakan des Avares, ajoutant qu’il était prêt
à lui reporter la leur sang en adoucir les termes, au risque d’essuyer toute la
colère d’un prince brutal et cruel. Pour lui faire voir que la ville était en
état de défense, on fit en sa présence la revue des troupes. Il se trouva douze
mille chevaux avec une infanterie sans doute beaucoup plus nombreuse, mais dont
les écrivains ne spécifient pas le nombre. Athanase fut chargé d’une réponse
par laquelle, sans insulter le khakan, on lui signifiait une résolution
irrévocable de se défendre jusqu’à l’extrémité, plutôt que de s’abaisser à des
conditions que les Avares ne pouvaient proposer sans injustice, ni les Romains
accepter sans déshonneur. Le khakan, irrité de cette fermeté, chassa de sa
présence Athanase: Va périr avec tes concitoyens, lui dit-il, et
dis-leur de ma part, qu’il faut qui ils m’abandonnent tout, ou que je détruirai leur
ville de fond en comble.
Le peuple, animé par les discours du patriarche et par la
confiance qu’il avait en la protection de la sainte Vierge, patrone de la
ville, ne s’effraya point de ces menaces. Bon disposait tout pour une
vigoureuse défense, tandis que Sergius implorait l’assistance de Dieu, par des
prières et des processions, dans lesquelles on portait les images et les
reliques des saints, en chantant les premiers versets du psaume Exurgat Deus
et dissipentur inimici ejus. Le 29 juillet le khakan arriva, suivi du reste
de son armée et s’avança jusqu’à la portée des machines pour reconnaître la
ville. Les Avares parurent innombrables. Le lendemain, pendant qu’il faisait
reposer ses troupes, un de ses partis courut à l’église de sainte Marie de la
fontaine, qui n’était qu’à cent vingt-cinq pas de la porte dorée. Il fut
repoussé et taillé en pièces par un corps de troupes légères qui sortirent de
la ville. Le 31 juillet, le khakan fit battre la muraille par le belier et par
toutes sortes de machines, depuis le commencement du jour jusqu’à six heures du
soir. L’attaque continua les deux jours suivants avec la même violence. Douze
tours roulantes aussi hautes que les tours des murailles, i faisaient pleuvoir
les pierres, les flèches, les javelots. Les assiégés se défendaient avec un
courage opiniâtre; les machines dont les murs étaient couverts, et les
fréquentes sorties, faisaient périr grand nombre d’ennemis. On détruisait, on
brûlait leurs ouvrages. Les gens de mer se joignirent aux soldats et aux
habitants, et ces trois ordres de combattants se disputaient le prix de la
hardiesse et de la valeur. Un matelot inventa une nouvelle machine; c’était un
mât porté sur des roues, au haut duquel était suspendue une nacelle; poussé le
long de la muraille, il suivait le mouvement des tours ennemies, auxquelles les
matelots, dont la nacelle était remplie, mettaient le feu avec des torches
ardentes qu’ils y lançaient.
Après trois jours d’attaques
courageusement repoussées, le khakan demanda un pourparler . On lui envoya cinq
des principaux sénateurs. Lorsqu’ils furent en sa présence, il fit venir trois
officiers perses, que Schaharbarz lui avait députés; il les fit asseoir à ses
côtés, laissant debout les envoyés romains, auxquels il parla en ces termes: «Ces
Perses que vous voyez viennent m’offrir leurs bras; je n’en ferai point
d’usage, si vous écoutez les conseils de ma clémence. Sortez tous de votre
ville sans rien emporter, que l’habit qui couvrira votre corps; abandonnez-moi
tout le reste, et retirez-vous au camp des Perses, dont vous ne recevrez aucun
mauvais traitement. Schaharbarz m’en a donné parole, et je suis garant de sa
bonne foi. C’est l’unique moyen de sauver votre vie, et celle de vos familles,
à moins que vous n’ayez le secret de vous transformer en poison en oiseaux,
pour vous échapper au travers des eaux ou des airs. Que votre confiance dans le
secours de votre Dieu ne vous aveugle pas; je prendrai demain votre ville, et
j’en ferai un désert. Ne comptez pas non plus sur votre empereur; ces Perses
m’assurent qu’il n’est point entré dans leur pays, et qu’il n’a point d’armée.
S'ils l'assurent, reprit
brusquement un des sénateurs, ce sont des imposteurs qui vous abusent par
leurs mensonges. Comme un des Perses lui répliquait en termes injurieux: Je
n’ai rien à te répondre, dit le sénateur, quand tu nous insultes, ce
n'est pas toi, c'est le khakan qui nous outrage; et se tournant vers le
prince avare, avec tant de forces, lui dit-il, vous avez donc encore
besoin du secours des Perses?
Point du tout, dit
le khakan; mais ils me l’offrent, parce qu'ils sont mes amis.
Eh bien,
répliqua le Romain, acceptez leurs offres: pour nous, n’espérez pas que nous
abandonnions notre ville; si vous n’avez point d'autre proposition à nous
faire, permettez-nous de nous retirer. Après cette entrevue, ils rentrèrent
dans la ville. La nuit suivante, les trois Perses traversant le Bosphore dans
une nacelle pour retourner à Chrysopolis, furent pris au passage par un
vaisseau romain, et conduits à Constantinople. On trancha sur le champ la tête
à l’un des trois; on coupa les deux mains à un autre, et après les avoir
attachées à son cou avec la tête de son camarade, on le mit hors de la ville
pour aller en cet état horrible se présenter au khakan des Avares. Le troisième
fut conduit dans un vaisseau à la vue de Chrysopolis ; là on lui coupa la tête
sur le tillac, et on la jeta par le moyen d’une machine dans le camp des
Perses, avec un écriteau en ces termes : Lé khakan s'est réconcilié avec
nous; il nous a fait présent de vos députés; ne soyez point inquiets des deux
autres; nous vous renvoyons la tête de celui-ci.
Quelque irrités que fussent les Perses de cette cruelle
ironie, ils ne pouvaient s’en venger, faute de vaisseaux pour passer le
Bosphore. Le khakan entreprit de leur procurer le passage. Il avait apporté au
siégé un très-grand nombre de canots pour bloquer la ville du côté du golfe de
Céras, tandis qu’il l’attaquerait du côté de la terre. Mais les vaisseaux
romains, maîtres du golfe, ayant rompu ses mesures, il avait pris le parti de
jeter ses canots à l’embouchure du Barbyssus, qui se décharge à la pointe du
golfe. Comme il y avait beaucoup de vase en cet endroit, et que l’eau y était
fort basse, les vaisseaux ne pouvaient en approcher, et les canots se
trouvaient hors d’insulte. Il en fit transporter une partie dans une baie du
Bosphore, nommée Chelae, à deux lieues de Constantinople en remontant
vers le nord, afin qu’ils ne fussent point aperçus de la ville. Mais malgré
cette précaution, l’entreprise ne put demeurer secrète. Plusieurs vaisseaux
sortirent du port, quoique avec un vent contraire, et se mirent en état de
s’opposer au passage. Le khakan, qui avait voulu conduire lui-même ce
transport, revint vers le soir devant Constantinople, et les Romains, par
bravade, lui envoyèrent un présent de vins et de gibier. Comme l’officier qui
recevait ce présent leur reprochait la cruauté dont ils venaient d’user envers
les députés des Perses, et l’insulte faite au khakan, qui se préparait,
disait-il, à en tirer une terrible vengeance : Nous l'attendons, répondirent-ils.
La nuit suivante les Perses prêts à s’embarquer bordaient le rivage, et les
canots des Avares traversaient le Bosphore, lorsque les vaisseaux romains
fondirent dessus, et s’en emparèrent, massacrant et précipitant dans la mer les
Esclavons qui les conduisaient.
Le khakan, consterné de cette perte, résolut de faire un
dernier effort pour emporter la ville par un assaut général. Voici quel était
l’ordre de l’attaque. Toute son armée devait, dès le point du jour, s’avancer
au pied des murs, dégarnir la muraille, et en abattre les défenseurs par une
grêle continuelle de flèches, faire jouer en même temps toutes les machines ;
et lorsqu’on serait près de monter à l’assaut, on devait donner le signal, avec
des torches allumées, aux Esclavons qui étaient sur les canots à l’embouchure
du Barbyssus. Ceux-ci devaient aussitôt entrer dans le golfe, débarquer le long
de la ville, l’attaquer de ce côté-là pour faire diversion, y pénétrer s’il
était possible , et donner la main aux troupes qui auraient escaladé du côté de
la terre. Le patrice Bon fut averti à temps de toutes ces dispositions. Pour
les rendre inutiles il rassembla dès l’entrée de la nuit tous les vaisseaux
dispersés dans les différents ports de Constantinople, et les fit ranger sans
bruit le long des deux rivages vers la pointe du golfe. Dès que les canots,
sortis de l’embouchure du fleuve au signal donné, se sont avancés en pleine
eau, les vaisseaux fondent sur eux à droite et à gauche, et les enveloppent :
les Esclavons sont la plupart assommés et déchirés à coups de crocs; les autres
tâchent de se sauver à la nage vers l’endroit où ils avaient vu briller des
feux, croyant y trouver les Avares : ils y trouvent la mort. Un corps
d’Arméniens, rangé sur le bord de Blaquernes, les passe au fil de l’épée à
mesure qu’ils atteignent le rivage. Quelques-uns échappent et gagnent l’armée
du khakan, qui ne leur fait pas plus de quartier. Outré de colère de ce qu’ils
avaient mal exécuté ses ordres, il les fait tuer sans pitié. Les eaux du golfe
étaient rougies du sang des Esclavons et couvertes de leurs cadavres flottants,
entre lesquels on reconnut plusieurs femmes. Cependant, l’armée de terre
battait les murs de la ville. Le khakan, placé sur une éminence avec sa
cavalerie, voyant toutes ses mesures rompues, se livrait aux plus violents
excès de la rage et du désespoir. Les habitants profitent du désordre pour
faire une furieuse sortie; l’épouvante saisit les Avares : ils fuyent avec tant
d’effroi, que les enfants mêmes et les femmes, mêlés avec les combattants,
pénètrent jusqu’à leur camp.
Cet échec découragea entièrement le prince avare. La nuit
suivante, il fit démonter toutes ses machines, brilla les tours roulantes,
combla ses retranchements, pendant que le patriarche et tout le peuple de Constantinople,
les mains levées vers le ciel et versant des larmes de joie, rendaient à Dieu
des actions de grâces. Dès$ le matin, étant prêt à partir avec toute son armée,
il envoya un héraut crier aux habitants : qu'il ne se retirait que pour
revenir dans une saison plus commode et avec de plus grands préparatifs ; que
bientôt ils le reverraient armé de toutes ses forces et de toute sa vengeance,
pour leur faire à tous le même traitement qu'ils avaient fait aux trois députés
des Perses. Cependant, quelques moments après, il fit demander encore une
entrevue au patrice, qui répondit, qu'il n’avait plus de pouvoir pour traiter
avec les Avares; que le frère de l'empereur était sur le point d'arriver avec
son armée victorieuse et que ce prince irait incessamment chercher lè khâkan
dans son pays, apparemment pour lui parler de paix. Ce mensonge jeta dans le
cœur du roi barbare une nouvelle terreur; il craignit d’avoir sur les bras
l’armée de Théodore, vainqueur devais, et décampa aussitôt. Pour couvrir sa
retraité, il laissa dans la plaine de Constantinople sa cavalerie, qui passa le
reste du jour à brûler ce qui subsistait encore d’églises et de Villages à l’entour,
et le rejoignit la nuit suivante. La ville qui avait soutenu dés attaques
continuelles pendant treize jours, depuis le 31 juillet jusqu’au 12 août, crut
devoir sa délivrance à la protection de la sainte Vierge. En mémoire de cet
heureux événement, on institua une fête annuelle, qui se célébrait le samedi de
la cinquième semaine de carême , et dans laquelle on passait la nuit à chanter
des hymnes en l’honneur de la mère de Dieu. Schaharbarz, quoique dénué du
secours des Avares, ne renonça pas au siège de Chalcédoine; il y passa l’hiver
sans discontinuer ses ravages. Cette ville avait été prise et pillée par les
Perses, neuf ans auparavant; mais fortifiée depuis peu, et bien munie de
soldats et de toutes les provisions de guerre, elle soutint un siège de deux
ans, et résista à tous les efforts de Schaharbarz. Bon, qui avait signalé son
courage et sa prudence dans la défense de Constantinople, mourut le 21 mai de
l'année suivante, et fut enterré avec de grands honneurs dans l’église de
Sâint-Jean-Baptiste, au monastère de Studius, près de la porte dorée.
Le siège de Constantinople avait tenu Héraclius en an
échec sur les frontières de Perse. Craignant d’être obligé a de retourner sur
ses pas pour courir au secours de sa capitale, il n’avait osé à engager dans l’intérieur
du pays. Après la retraite des Avares, il s’avança dans l’Atropatène, où il
passa l’hiver; au printemps, il entra en Assyrie, où il prit plusieurs villes,
et fît de grands ravages. On était déjà au mois de septembre, et les approches
de l’hiver se faisaient sentir dans ces contrées montagneuses et froides. Ce
prince infatigable avait tellement endurci, par l’habitude des travaux, et surtout
par son exemple, les soldats romains perdus de mollesse avant cette guerre,
qu’ils surpassaient en force et en constance des Barbares nés dans les glaces
du Nord au milieu de toutes les incommodités de la vie. Les Khazars, fatigués
des marches pénibles et des combats continuels qu’il fallait soutenir contre
les Perses qui les harcelaient sans cesse, redoutant d’ailleurs l’hiver qu’ils
avaient déjà passé hors de leur pays, commencèrent à déserter séparément; enfin
tous ensemble vinrent demander à Héraclius la permission de se retirer; il leur
donna aussitôt leur congé à la tête de ses troupes assemblées, et vit quarante
mille hommes se détacher de son armée, sans témoigner aucun regret. Se tournant
alors vers ses soldats, de peur que cette désertion ne diminuât leur courage :
Mes amis, leur dit-il, nous avons vaincu sans aucun secours étranger; sachons
gré à ces Barbares de ne pas vouloir partager notre gloire. Dieu ne vous
abandonne pas; il veut faire voir à l’univers que nous ne devons nos succès qua
son bras puissant et à la valeur qu'il vous inspire.
Sixième campagne d’Héraclius.
L’empereur se vengeait sur l’Assyrie des ravages de
l’Asie Mineure. Les habitants fuyaient de toutes parts, ou tombaient sous
l’épée des Romains. Le 9 octobre, il entra dans la contrée nommée Camaétha, et
y fit reposer son armée pendant sept jours. Cependant Rhazatès, chargé de la
défense du pays, étant parti de Ganzac, suivait les traces de l’armée romaine.
Comme elle consumait tous les magasins sur son passage, et qu’elle détruisait
ce qu’elle ne pouvait consumer, il avait beaucoup de peine à faire subsister
ses troupes, et il perdit quantité de chevaux. Le 1er décembre, Héraclius
arriva au bord du grand Zab, et l’ayant passé, il campa près de Ninive Rhazatès
alla passer une lieue au-dessous où il trouva un gué, et campa près du
confluent du Zab. Baane, un des lieutenants généraux d’Héraclius, ayant
rencontré un parti de Perses le tailla en pièces avec le commandant, dont il
porta la tête à l’empereur, et ramena vingt-six prisonniers, entre lesquels se
trouvait l’écuyer de Rhazatès. Celui-ci, interrogé sur les desseins de son
maître, déclara que Rhazatès avait ordre de combattre, et qu’il attendait un
renfort de troupes, qui devaient le joindre. L’empereur, résolu d’en prévenir
l’arrivée, marcha aux ennemis; et s’étant arrêté dans une plaine assez unie et assez
spacieuse pour y développer toutes ses troupes, il les rangea en bataille.
Rhazatès ne tarda pas de s’y rendre, et on se prépara de part et d’autre à une
action décisive.
Le 12 décembre, les deux armées en vinrent aux mains.
Héraclius s’avança le premier de tous, et terrassa un cavalier perse qui se
présentait pour le combattre. Un autre accourut, et eut le même sort. Il en
vint un troisième, et quelques historiens prétendent que c’était Rhazatès
lui-même. Il blessa légèrement l’empereur de deux coups, l’un au visage,
l’autre au talon: Héraclius, plus animé par ses blessures, l’abattit d’un coup
de lance. Les deux armées se choquèrent ensuite avec fureur. L’empereur
s’exposa dans te plus fort de la mêlée; son cheval fut blessé : il reçut
plusieurs coups dans ses armes, qui, étant à l’epreuve, lui sauvèrent la vie.
Le combat commencé dès le matin ne finit qu’avec le jour. Les Perses y
perdirent trois de leurs principaux commandants avec le général, presque tous
leurs officiers, et plus de la moitié de leurs soldats. Du côté des Romains, il
n’y eut que cinquante hommes de tués; mais il y en eut un très-grand nombre de
blessés, qui n’auraient pas évité la mort après la bataille, sans le bon ordre
et les bons traitements établis par Héraclius, qui voulait bien y veiller
lui-même. Ce prince savait que les suites d’un combat sont souvent plus
funestes que le combat même; qu’un hôpital militaire est un nouveau champ de
bataille, et que les vrais ennemis des soldats sont moins quelquefois ceux qui
les blessent, que ceux qui sont chargés de les guérir. De plusieurs milliers de
blessés, il n’en mourut que dix. On remporta vingt-huit enseignes, sans compter
celles qui furent brisées ou déchirées dans l’action. Les soldats romains y
gagnèrent quantité de casques, de cuirasses, et toute sorte d’armes. Ce qu’il y
eut de singulier dans cette bataille, c’est que les Perses, quoique
très-maltraités, ne prirent cependant pas la fuite : glacés d’effroi et devenus
comme immobiles, ils passèrent plus de la moitié de la nuit à deux portées
d’arc des Romains, entre les cadavres de leurs camarades. Enfin, revenus à
eux-mêmes, ils regagnèrent leur camp, où ils ne rentrèrent que pour emporter
leur bagage. Ils se retirèrent encore tremblants et pleins d’épouvante, au pied
d’une montagne escarpée. Le lendemain, les Romains étant entrés dans le camp
ennemi, y trouvèrent encore beaucoup de richesses échappées à la précipitation
de la fuite : des épées d’or, des ceintures garnies de pierreries , la
cotte-d’armes et le bouclier de Rhazatès, couvert de six-vingts lames d’or, sa
cuirasse d’or tout entière, ainsi que ses brasselets et la selle de son cheval.
Ils trouvèrent aussi son cadavre abandonné, dont ils emportèrent la tête. On
fit prisonnier Barsamésès, prince des Ibériens soumis aux Perses, qui n’avait
pu se sauver à cause de ses blessures.
Une si grande victoire redoubla le courage des Romains,
et les rendit insensibles aux rigueurs de la saison, qui devenait plus
supportable à mesure qu’ils approchaient de Ctésiphon. Héraclius résolut de
marcher droit à Chosroès, et de le serrer de près, afin de l’obliger par son
propre danger à rappeler Schaharbarz, qui continuait le siège de Chalcédoine.
Le 21 décembre, il apprit que le renfort de troupes, qu’avait attendu Rhazatès,
avait joint l’armée vaincue, et que les Perses étaient devenus assez hardis
pour le suivre dans sa marche. Il s’empara de Ninive, qui n’était plus qu’une
bourgade bâtie des ruines de l’ancienne capitale de l’Assyrie ; il passa de
nouveau le grand Zab, pour prendre la route de Ctésiphon. George, un de ses
lieutenants, à la tête d’un corps de cavalerie, fit seize lieues en une nuit,
et se rendit maître de quatre ponts sur le petit Zab, qui est l’ancien Caprus.
Il prit d’emblée plusieurs châteaux, dont il fit les habitants prisonniers. Le
27 décembre, l’empereur traversa le petit Zab. Dans cette contrée de l’Assyrie,
le long des bords du Tigre jusqu’à Ctésiphon, s’élevaient de distance en
distance de superbes palais, où les rois de Perse aimaient à faire leur séjour.
L’empereur s’arrêta quelques jours au palais d’Yesdem, pour reposer ses troupes
et refaire sa cavalerie, qui avait manqué de fourrage. Chosroès, apprenant que
les Romains approchaient de Ctésiphon, avait envoyé ordre à son armée de hâter
sa marche pour atteindre Héraclius, et de lui livrer une seconde bataille. Les
Perses firent en effet tant de diligence, qu’ayant pris des routes abrégées,
ils gagnèrent une journée sur l’empereur. Mais ils ne se pressaient pas d’en
venir aux mains, et se contentaient de le devancer dans la marche et dans ses
campements. Héraclius, arrivé à un second palais nommé Rousa, le détruisit de
fond en comble. Il craignait que les ennemis ne l’attendissent au passage de la
rivière nommée Torna, autrefois Physcus, aujourd’hui Odorneh; mais, dès qu’ils
l’aperçurent, ils prirent la fuite.
Le 1er jour de janvier, l’empereur passa le Torna, et
logea son armée dans un palais nommé Béclal : c’était une des ménageries du roi
de Perse. On y nourrissait un nombre infini d’animaux de toute espèce, privés
et sauvages. Les Romains y firent bonne chère, et le détruisirent ensuite. Il
y-avait un cirque; Héraclius, pour distraire ses soldats de leurs fatigues,
leur donna le divertissement d’une course de chevaux. Ce palais n’était éloigné
que de cinq milles de Dastagerd, ville considérable, nommée autrefois par les
Macédoniens Artémita, située sur les bords de l’Arba, rivière profonde, dont le
lit était resserré par un pont fort étroit. La rivière se nomme aujourd’hui
Diïala, et la ville Dascara-el-melic, c’est-à-dire, la Royale, nom
qu’elle a conservé du séjour de Chosroès. Il y faisait sa demeure ordinaire
depuis vingt-quatre ans, ayant abandonné Ctésiphon, parce que ses astrologues
lui avaient prédit que Ctésiphon lui serait funeste. Il y avait rassemblé ses
troupes. Héraclius espérait le trouver en ce lieu, et terminer la guerre par
une bataille. Mais, dès le 3 décembre, Chosroès, effrayé-de l’approche des
Romains, avait, pendant la nuit, percé secrètement le mur de la ville qui
touchait à son palais, et s’était sauvé avec ses femmes et ses enfants, sans en
donner avis, même aux principaux seigneurs de sa cour, que lorsqu’il fut
éloigné de deux lieues : alors il envoya ordre à son armée de le suivre.
Les Romains trouvèrent dans le palais de Dastagerd trois
cents enseignes, gagnées sur eux dans les guerres précédentes, des amas
immenses d’or, d’argent, d’aromates, d’épiceries, de soies; de tentes, de
meubles précieux; quantité de statues qui représentaient ce prince orgueilleux
en diverses attitudes; les jardins et les parcs étaient peuplés de paons, de
faisans, d’autruches, de chevreuils, de sangliers. On y avait même enfermé des
lions et des tigres d’une grandeur extraordinaire, pour donner au prince le
plaisir de la chasse. Le sérail était rempli d’un peuple nombreux de jeunes
filles, choisies entre les plus belles de la Perse, ou enlevées sur les terres
de l’empire. Il n’est pas possible d’ajouter foi aux exagérations d’un auteur
arabe. Chosroès aurait possédé plus de richesses que tous les princes ensemble.
Selon cet historien, il entrait tous les ans dans ses trésors plus de cinq
milliards de notre monnaie; il avait mille coffres pleins de pierreries : mille
éléphants, dont plusieurs étaient aussi blancs que la neige, plusieurs avaient
douze pieds de haut : ce qui devait être infiniment rare, la plus haute taille
de ces animaux ne passant jamais dix pieds et demi. Tout fut pillé; ce qu’on ne
put emporter fut livré aux flammes avec le palais même, édifice d’une admirable
structure. Grand nombre de prisonniers d’Édesse, d’Alexandrie, et de toutes les
provinces romaines ravagées par les Perses, recouvrèrent la liberté. Héraclius
donna quelques jours de repos à ses troupes, et passa en ce lieu la fête de
l’Épiphanie.
Chosroès suivait la routé de Ctésiphon, n’étant
accompagné que de son sérail. Ses femmes, que la jalousie orientale avait
jusqu’alors tenues comme prisonnières, et qui ne s’étaient jamais vues,
traînant chacune leurs enfants, fuyaient à pied pêle-mêle, s’embarrassant, se
heurtant, se querellant les unes les autres. Après huit lieues de chemin, il
passa la nuit dans une pauvre chaumière, où l’on ne pouvait entrer qu’en
rampant. On la montra quelques jours après à Héraclius, qui ne put voir ce
misérable hospice du plus puissant roi de l’Asie, sans gémir sur le néant des
grandeurs humaines. Chosroès marcha trois jours, et ce prince qui, depuis
vingt-quatre ans, frappé de la prédiction de ses astrologues, n’avait osé faire
un pas du côté de Ctésiphon, arriva en désordre dans cette ville; mais il ne
s’y arrêta pas. Dès qu’il eut passé le Tigre, il continua sa route vers la
Susiane, et choisit pour sa retraite une grande ville, nommée par les Perses
Guédéser, et par les Grecs Séleucie, un peu au-delà de Suse et du fleuve
Eulœus, à près de cent lieues de Ctésiphon. Il garda auprès de lui sa femme
Sira, le plus jeune de ses fils nommé Médarsès, ses filles, et trois de ses
concubines. Il envoya les autres, avec le reste de sa famille, à Mahuza, ville
royale plus avancée vers l’orient. C’était la nouvelle Antioche, bâtie par son
aïeul.
Réduit à de si grandes extrémités, Chosroès n’avait de
ressource que dans l’armée de Schaharbarz. Après la défaite de Rhazatès, il lui
avait mandé de venir en diligence au secours de son roi. Le courrier fut arrêté
par un parti romain, et conduit à Héraclius. L’empereur retint le courrier et
la dépêche; il en supposa une autre, par laquelle Chosroès mandait à
Schaharbarz, qu’il avait entièrement défait Héraclius joint aux Khazars, avec
lesquels il s’était avancé jusque dans l’Ardabigan; que la Perse était en
sûreté; que Schaharbarz se donnât bien de garde d’abandonner Chalcédoine, et de
se présenter devant lui, sans lui apporter les clés de cette ville. Schaharbarz
trompé par cet artifice continua le siège. Chosroès, apprenant qu’il ne se
disposait nullement à revenir, fut fort irrité de cette désobéissance. La
malice des flatteurs, funeste instrument de la colère divine pour la
destruction des empires, profita de l’occasion pour ruiner Schaharbarz dans
l’esprit du roi. On lui persuada que ce général le méprisait; que s’attribuant
tous les succès précédents, il triomphait des disgrâces présentes, et qu’il ne
désirait que la perte de son maître, pour usurper le trône. Il n’en fallait pas
tant pour porter aux dernières violences un prince aussi impétueux que
Chosroès. Il fait partir un de ses écuyers chargé d’un ordre adressé au
lieutenant général de Schaharbarz; il lui commandait de tuer Schaharbarz et de
ramener l’armée en Perse. Le porteur de ces ordres fut encore arrêté en Galatie
et conduit à Constantinople. Constantin demande une entrevue à Schaharbarz, et
lui envoie un sauf-conduit. Il lui met entre les mains la dépêche de Chosroès,
et Schaharbarz ajoute à la lettre un ordre de massacrer avec lui quatre cents
officiers de l’armée. Il retourne ensuite au camp, assemble les troupes, leur
fait la lecture de cet ordre sanguinaire, et demande au lieutenant général s’il
est disposé à l’exécuter. Les officiers, sans attendre la réponse, embrasés
d’une furieuse colère, s’écrient qu’ils n’ont plus d’autre ennemi que Chosroès;
que c’est à ce tyran injuste et cruel qu’il faut aller faire la guerre. On lève
le siège; on traite avec le Jeune empereur d’un consentement unanime.
Schaharbarz lui donne en otage deux de ses fils et ceux du lieutenant général,
qui n’ose les refuser, et l’on marche vers la Perse.
Tout y était dans un affreux désordre. Avant que de
partir de Dastagerd, Héraclius avait écrit à Chosroès en ces termes : «Si je
m’attache à vous poursuivre, ce n’est pas pour vous combattre, c’est pour vous
contraindre à faire la paix. Les maux qu’entraîne la guerre m’affligent autant
que vos sujets qui les ressentent. C’est vous qui me forcez à désoler vos
contrées. Quittons les armes ; resserrons de nouveau les nœuds d’amitié qui
unissaient les deux empires. Si vous voulez concourir avec moi, il sera facile
d’éteindre cet incendie avant qu’il ait embrasé toute la Perse.»
Chosroès méprisa ces avances que lui faisait l’empereur;
et par cette opiniâtreté il s’attira la haine de ses sujets. Épuisé de forces ,
il donna des armes à ses domestiques, aux esclaves de ses femmes et des
seigneurs de sa court, et envoya ce faible renfort à l’armée de Gurdanaspe,
successeur de Rhazatès dans le commandement. Il lui ordonnait de repasser
l’Arba, et de rompre tous les ponts. Héraclius, étant parti de Dastagerd le 7
janvier, arriva en trois jours à l’endroit où l’Arba se décharge dans le Tigre.
Gurdanaspe était campé au-delà, dans le dessein de couvrir Ctésiphon, qui
n’était éloigné que de quatre lieues. Son armée n’avait de formidable que deux
cents éléphants. L’empereur désirait ardemment de le joindre et de lui livrer
bataille; mais ses coureurs lui rapportèrent que tous les ponts étaient rompus,
et que l’Arba n’était guéable en nul endroit. Il apprit en même temps que
Chosroès avait trouvé dans sa famille un ennemi plus redoutable que les
Romains. Il résolut de laisser les Perses se déchirer mutuellement par une
guerre civile, et de donner du repos à ses troupes en attendant l’événement. Il
remonta le long de l’Arba , jusqu’à une ville nommée Siarzur, aujourd’hui
Scherzour, au pied des montagnes du Curdistan, qui est l’ancienne Assyrie.
Pendant tout le mois de février, il se borna à ravager
les villes et les cantons du voisinage. Au mois de mars, il se porta vers la
ville de Varzan,où il séjourna sept jours. Il détacha alors le général arménien
Mézézius ou Méjej, pour battre le pays. Héraclius vit alors arriver dans son
camp Gurdanaspe1, celui-là même qui était chargé de défendre le passage
del’Arba, et qui avait eu un commandement dans l’armée de Schaharbarz; il était
accompagné de cinq autres officiers d’un rang distingué. Gurdanaspe l’informa
d’une sanglante révolution qui venait de se déclarer en Perse. Il apprit à
l’empereur, que Siroès, fils aîné de Chosroès, s’était révolté contre son père,
et qu’il implorait l’assistance des Romains. Nous allons maintenant faire
connaître les causes et les circonstances de cette catastrophe extraordinaire.
Revolte de Siroés contre son père
Chosroès, attaqué d’une cruelle dyssenterie avait résolu
de se nommer pour successeur son fils Medarsès, qu’il avait eu de Sira, son
épouse chérie. Dans ce dessein, il se mit en marche pour retourner à Ctésiphon,
où se devait faire la cérémonie du couronnement, conduisant avec lui Sira et
Médarsès. Siroès, son fils aîné, était lors détenu à Mahuza, dans une étroite
prison. Dès que le roi fut parti de Séleucie, un Perse nommé Samata, que
Chosroès avait injustement dépouillé de ses biens, se transporte en diligence à
Mahuza, et sur un ordre du roi, qu’il avait su contrefaire, il fait élargir
Siroès. Le premier usage que le prince fit de sa liberté, fut de massacrer ses
vingt-quatre frères, que Chosroès avait envoyés dans cette ville, comme dans un
asyle assuré. Il ensuite à Ctésiphon, où
il arrive avant son père, que sa maladie obligeait de marcher à petites
journées. Il fait ouvrir les prisons, et donne aux prisonniers des armes et des
chevaux. Il n’avait à craindre que l’armée campée au bord de l’Arba; il écrit
en ces termes au général Gurdanaspe :
Vous savez en quel état la Perse est réduite, par le
détestable gouvernement du plus méchant de ses rois. Sachez encore qu’il veut
m’arracher la couronne qui m’appartient par le droit de ma naissance, et qu’il
prétend la mettre sur la tête du dernier de mes frères. Vous êtes le maître de
vos soldats; si vous les engagez à mon service, j’augmenterai leur paye; je
ferai la paix avec les Romains; je délivrerai la Perse de tous les maux qu’elle
endure, et vous tiendrez auprès de moi le premier rang. Votre roi légitime
attend de vous cette preuve de votre zèle, pour maintenir les lois, et rétablir
l’honneur et la prospérité de la Perse.
Gurdanaspe
mécontent de Chosroès, qui s’était rendu odieux à tous ses sujets, promit qu’il
parlerait aux soldats, et qu’il s’efforcerait de les décider à se révolter
contre le toi; et sans plus hésiter, il se déclara pour le rebelle, et n’eut
pas de peine à entraîner son armée dans ce parti. Il expédia aussitôt un
courrier à Siroès, pour lui annoncer que, le 23 février, il se porterait avec
les nouvelles levées sur le pont du Tigre, pour se joindre à lui, et de là
marcher contre Chosroès.
Il se rendit donc à Ctésiphon, et trouva toute la
noblesse du royaume déjà rassemblée autour de Siroès. Les deux fils de
Schaharbarz, les fils de deux seigneurs nommés Esdim et Aram, et tous les fils
des grands, s’etaient déclarés pourSiroès. Leur dessein était d’aller combattre
Chosroès; et, si la fortune leur était contraire, ils étaient résolus d’aller
se jeter entre les bras d’Héraclius. Gurdanaspe se chargea lui-même de mettre
ce prince dans leurs intérêts. L’étant allé trouver avec cinq des principaux seigneurs,
il en reçut un accueil favorable et des avis pour le succès de l’entreprise.
Entre autres, celui d’ouvrir les prisons, d’en tirer les Romains captifs, de
leur donner des armes, et de se porter à leur tête contre Chosroès. Ce n’était plus le temps où la générosité
romaine rejetait avec horreur des propositions criminelles, lors même qu’elles
étaient utiles. Gurdanaspe demeura auprès d’Héraclius pour l’entretenir dans
ces dispositions, et fit savoir à Siroès le conseil que lui donnait l’empereur,
de marcher sans délai à Chosroès, et de lui livrer bataille.
Il ne fut pas besoin de combattre. Abandonné de tous ses
sujets, Chosroès n’attendit pas l’armée de son fils; il fut arrêté dans sa
fuite, et amené à Ctésiphon le février. On le chargea de chaînes; on l’enferma
dans la tour des ténèbres, qu’il avait fait bâtir pour y serrer ses trésors.
Siroès se fil couronner dès le lendemain; et la première action de son règne
fut de condamner son père à mourir de faim : juste vengeance de la part du
souverain juge, qui punissait ainsi le parricide dont Chosroès s’était rendu
complice autrefois; mais horrible et criminelle de la part d’un fils dénaturé,
qui insultant encore au malheur de son père lui adressa ces cruelles paroles : Nourris-toi
de cet or, pour lequel tu as désolé l’univers et fait mourir de faim tant de
milliers de tes sujets. Comme si le parricide n’eût pas été suffisant pour
assouvir sa rage, il fit rechercher ceux qui avaient reçu de Chosroès quelque
mauvais traitement, et les envoya dans son cachot, les excitant à le frapper et
à l’accabler des insultes les plus outrageantes. Médarsès fut égorgé devant les
yeux de son père. Comme le malheureux vieillard respirait encore le cinquième
jour, Siroès le fit tuer à coup de flèches.
Marche d’Héraclius à travers les montagnes de la Médie
Pendant que cette révolution s’accomplissait , Héraclius,
qui avait suspendu sa marche contre Ctésiphon, continuait de ravager l’Assyrie.
On était au milieu de l’hiver et il était fort difficile de trouver des vivres.
Pour s’en procurer, l’empereur poussait dans toutes les directions des partis
qui, au milieu du désordre général, n’éprouvaient aucune résistance. Il
employait surtout, pour ces courses, les corps de Sarrasins attachés au service
de l’empire. Ils parcoururent ainsi les environs de Siazour, de Chalchas,
d’Iesdem, et les bords du petit Zab. Après y avoir consumé les vivres et les
fourrages,[Héraclius marcha vers Ganzac, où il espérait trouver plus
d’abondance. Il eut beaucoup de peine à passer le mont Zara, et s’il eût tardé
de quelques jours, son armée aurait couru risque d’être ensevelie dans les
neiges. Depuis le 24 février de cette année, 628, jusqu’au 3o mars, il ne cessa
de neiger dans ce pays. A son approche, le marzban ou gouverneur de Ganzac et
tous les habitants, apprenant que le mont Zara était passé, laissèrent la ville
déserte, et se sauvèrent sur les montagnes, ou dans les châteaux du voisinage.
L’armée romaine arriva dans cette ville le 12 mars: elle y trouva des
ressources en abondance pour les hommes et les chevaux. On fit un camp
retranché près de la place, et on permit aux soldats de se loger dans les
maisons de la ville qui étaient abandonnées, et dans le voisinage; on leur
accorda aussi la faculté de ne laisser au camp qu’un seul de leurs chevaux, à
cause de la grande quantité de neiges qui étaient tombées, et de faire entrer les
autres en ville, où ils les placèrent dans les maisons. Héraclius, s’étant
assuré ainsi de bons quartiers d’hiver, attendait tranquillement les événements
et le dénouement de la lutte sanglante engagée entre le père et le fils.
Dès que le nouveau roi de Perse se vit sur le trône, il
s’occupa de conclure la paix avec Héraclius. Le 24 mars, deux courriers, l’un
persan et l’autre arménien, furent rencontrés par les gardes avancées de
l’armée impériale, qui les amenèrent au camp de Ganzac. Ils étaient chargés
d’une lettre de Chosdaé Axiamaranan, secrétaire intime de l’usurpateur, qui
avait été expédié vers les Romains, avec des dépêches de Siroès et des grands
de la Perse, dans lesquelles on annonçait que Siroès avait été proclamé roi.
Lorsque cet ambassadeur fut arrivé en un lieu a nommé Arman, il fit partir les
deux messagers dont on a déjà parlé, dans le but d’obtenir un sauf-conduit pour
lui et sa suite. II avait conçu quelques inquiétudes, parce qu’il avait trouvé,
auprès de Narban, les cadavres de trois mille Perses, qui avaient été tués par
les troupes romaines qui battaient le pays. Le mars, Héraclius envoya à sa
rencontre deux officiers du plus haut rang, le maître de la milice Élie,
surnommé Barsoca, et le drungaire Théodote, avec une belle et nombreuse escorte
et vingt chevaux de main. Gurdanaspe, le général persan, qui était venu
antérieurement auprès d’Héraclius de la part de Siroès, se joignit à eux. Le 3o
mars, on reçut au camp un message des envoyés romains, qui étaient arrivés dans
le voisinage du lieu où se trouvait l’ambassadeur de Siroès, avec lequel ils
n’avaient pu encore entrer en communication, à cause de l’immense quantité de
neige qui couvrait le mont Zaea. Pendant ce temps-là, Héraclius fit partir le
courrier persan, qui lui avait été adressé par Chosdaé, et il l’envoya avec
plusieurs de ses gens auprès du marzban de Ganzac, qui s’était retiré à
quarante milles de distance dans un château très-fort pour lui apprendre
l’inauguration de Siroès, et lui demander sept chevaux pour les messagers qu’il
voulait envoyer au nouveau roi. Le marzban reçut ces nouvelles avec la plus
grande joie; il s’empressa d’adhérer aux changements politiques survenus en
Perse, et de satisfaire l’empereur, à qui il annonça qu’il ne tarderait pas de
se rendre en personne à son camp. Cependant Siroès s’impatientait de ce que la chute des neiges retenait
long-temps son député dans son voyage, il en fit
partir un second nommé Phaïac, et surnommé Rharna, qui arriva au camp le
dimanche 3 avril. Le nouveau plénipotentiaire était chargé de lettres , dans
lesquelles son souverain annonçait son élévation. Siroès y témoignait à
l’empereur un extrême désir de vivre en bonne intelligence avec les Romains.
Héraclius répondit en ces termes :
Le souverain arbitre des victoires, qui tient en sa main
le cœur des monarques, m’est témoin que je n’ai jamais prétendu usurper les
états de Chosroès, ni ceux d’aucun prince. Malgré les cruautés barbares qu’il a
exercées sur les Romains, ainsi que sur ses propres sujets, je n’avais dessein,
que de le réduire, mais non pas de le détrôner. Dieu, qui connaissait ses
funestes intentions, a bien voulu rendre le repos à la terre et la paix aux
deux nations, en faisant périr celui qui seul y mettait obstacle. J’accepte de
bon cœur l’alliance que vous demandez, et je ne vous demande de ma part que des
conditions aussi conformes à la justice qu’à nos intérêts réciproques.
Ces conditions
étaient, qu’il y aurait paix et amitié du roi de Perse avec l’empereur et la
république romaine, aussi bien qu’avec tous les peuples et les petits
souverains qui environnaient le royaume de Perse; que les deux états se
borneraient à leurs anciennes limites; que les prisonniers seraient rendus de
part et d’autre, et qu’on remettrait entre les mains d’Héraclius la sainte
croix que Schabarbarz avait emportée de Jérusalem. Eustathe, garde des archives
de l’empire, fut chargé de reconduire Phaïac et de porter ces conditions à
Siroès, qui les accepta sans balancer; et après une guerre de vingt-quatre ans,
honteuse et funeste aux Romains pendant les dix-huit premières années, mais
enfin terminée avec gloire par Héraclius, la concorde fut rétablie entre les
deux nations.
Héraclius fit
rédiger une longue dépêche adressée au sénat de Constantinople et dans laquelle
il donnait le récit des révolutions de la Perse, de la mort tragique de
Chosroès, du parricide de Siroès, et de son élévation au trône, avec un compte
rendu de ses opérations. Cette pièce officielle, qui est un des plus curieux
monuments de cet âge, nous a été conservée en entier dans la Chronique
Paschale. L’empereur ordonna d’y annéxer la lettre originale du roi de Perse.
En exécution du traité, Théodore, frère d’Héraclius,
accompagné des commissaires de Siroès, parcourut toutes les villes de Syrie, d’Egypte et de
Mésopotamie, y mit des garnisons, en fit sortir les Perses répandus dans toutes
ces provinces, les faisant escorter jusqu’à leurs frontières. Le 15 mai, jour
de la Pentecôte, on fit à Constantinople, dans l’église de Sainte-Sophie, la
lecture des lettres de l’empereur, qui annonçaient la conclusion de la paix, et
qui contenaient le détail des derniers événements. Elle fut reçue avec toutes
les marques de la plus vive joie. L’empereur quitta enfin son camp de Ganzac,
le 8 avril. Il prit sa route par
l’Arménie, où il s’arrêta quelque temps pour régler, comme on le verra bientôt,
les affaires civiles et celles de l’Église. Il se dirigea ensuite vers
l’Assyrie, parce qu’il avait l’intention de se rendre à Edesse; et étant arrivé
au bourg de Théman, qu’on disait avoir été bâti par Noé au sortir de l’arche,
il monta sur la montagne de Djoudi, la plus haute de ces contrées, pour voir le
lieu où l’arche s’était arrêtée. Cette montagne faisait partie de celles de la Gordyène.
De là il passa par Amid, où il s’arrêta quelque temps. L’empereur séjourna
quelque temps à Édesse, où il reçut une nouvelle ambassade de Siroès. Elle
était composée d’évêques et de prêtres nestoriens, tous très attachés au
nouveau roi. Leur chef était Iésuïab de Gédala, patriarche des Nestoriens.
Cyriaque, évêque de Nisibe, Paul, évêque de l’Adiabène, et Gabriel,
métropolitain de Séleucie, l’accompagnaient. Cette ambassade qui avait pour
objet de régler plusieurs détails relatifs à l’exécution de la paix conclue,
fut très-bien accueillie par Héraclius. L’empereur s’occupa ensuite de faire
restituer aux catholiques d’Edesse les églises que le roi de Perse avait
livrées aux jacobites. Cette injustice réparée, il repassa l’Euphrate. En
arrivant à Hiérapolis, il apprit la mort de Siroès.
Héraclius voulut profiter de son passage par l’Arménie
pour y apaiser les troubles religieux qui divisaient cette province, comme tous
les autres pays de l’Orient, depuis la célébration du fameux concile de
Chalcédoine, qui n’avait pas été adopté par un grand nombre d’évêques d’Asie et
d’Afrique. La plus grande partie des prélats arméniens avait refusé d’y
adhérer; particulièrement ceux de la partie de l’Arménie qui reconnaissait
l’autorité du roi de Perse. On a déjà vu que David, prince des Saharhouniens,
était, depuis l’an 601, lieutenant général pour Chosroès dans la Persarménie.
Lorsque la lutte engagée entre le roi de Perse et Héraclius devint sérieuse, on
parvint à rendre David suspect auprès de son souverain, en l’accusant d’être en
secret le fauteur des Romains; David prit la fuite, et se retira à
Constantinople. Sa place fut donnée alors en 625 à Varazdirots le Bagratide, fils
de Sembat le Victorieux, qui administra le pays pendant le reste du règne de Chosroès
et sous le gouvernement de ses faibles successeurs. Lorsque Héraclius revint
vainqueur des Perses, après la paix conclue, il s’arrêta quelque temps à
Théodosiopolis, que les Arméniens appellent Carin, et il s’y occupa de
l’organisation et de la pacification de l’Arménie romaine, dont il donna
l’administration à Méjej le Gnounien, en récompense des services qu’il lui
avait rendus dans la guerre des Perses. Héraclius voulut convoquer un concile
provincial à Carin. Ce dessein fut approuvé par le patriarche Esdras, qui fut
invité par l’empereur à venir présider le concile. Le patriarche s’y rendit
avec Méjej, qui lui avait apporté l’invitation de l’empereur, et il amena un
grand nombre d’évêques et de princes de l'Arménie orientale. La présence de
l’empereur et de son armée rendit le patriarche et les prélats arméniens assez
faciles sur l’adoption des points de croyance ou de discipline sur lesquels ils
différaient d’opinion ou de pratique avec les catholiques, et la réunion fut
promptement conclue. Elle fut de peu de durée; la conduite du patriarche ne fut
pas approuvée par le clergé et les peuples de la Persarménie; ils refusèrent
d'adopter les actes de la réunion faite à Théodosiopolis sous l’autorité de
l’empereur, et ils persistèrent dans une séparation, qui s’est perpétuée
jusqu’à nos jours.
Le prince des Mamigoniens Sein bat, qui avait su établir
sous le règne de Chosroès son indépendance dans le pays de Daron, qui avait
battu les généraux de ce monarque et détruit les années envoyées pour le soumettre,
continuait la guerre contre les Perses. Vers le temps de la mort de Chosroès,
Souren, frère de Vaklitank qui avait été tué par Sembat, s’était avancé sur la
frontière du pays de Daron, pour venger la mort de son frère et délivrer sa
veuve et son fils, qui étaient encore retenus prisonniers dans la forteresse
des Chèvres ou Aidzils-pert. N’ayant pu leur faire rendre la liberté, il voulut
l’obtenir par les armes; il fut vaincu, et il périt en combattant Sembat,
soutenu dans cette guerre par Varaz, prince des Balouniens. Le chef de Daron
était à peine délivré de cet ennemi, qu’il eut à soutenir les attaques d’un
adversaire plus redoutable. C’était alors le moment où les troupes persanes de
l’armée de Schaharbarz abandonnaient l’Asie Mineure, pour revenir dans leur
pays, en se dirigeant à travers l’Arménie. Le principal corps se partagea en
deux troupes: l’une, commandée par Vardouhr, descendit vers la Mésopotamie,
l’autre, sous la conduite de Dehran, s’approcha du payé de Daron. Ce général,
grand ennemi des Mamigoniens, envoya un
message à Sembat, demandant qu’on lui livrât sur-le-champ des vivres pour ses
troupes, qu’on lui remît le tribut qui n’avait pas été acquitté depuis la
révolte de Mouschegh, et les ossements de ce rebelle. Sembat, qui n’était pas
préparé à cette nouvelle attaque, voulut gagner du temps et triompher par la
ruse de son redoutable adversaire. Son fils Vahan se rendit au camp des Perses,
avec l’intention apparente de se soumettre aux conditions exigées. Dehran fut
sa dupe: il eut la faiblesse de suivre ses perfides conseils, ses troupes
furent amenées dans des lieux difficiles où des embuscades les attendaient, et
il perdit dans plusieurs affaires malheureuses la plus grande partie de ses
forces. Il finit lui-même par y trouver la mort. Lorsque la destruction de
cette partie de l’armée persane fut connue du détachement qui s’était porté
vers la Mésopotamie, les Perses revinrent sur leurs pas, pour tirer vengeance
de la mort de leurs camarades. Le sort de ceux-ci ne fut pas plus heureux.
Sembat, soutenu par ses alliés les princes des Balouniens, des pays d’Haschtian
et d’Ardchouts, remporta sur les Perses une victoire complète, et s’assura une
idépendance qui ne fut plus inquiétée par les Perses, désormais hors d’état
d’exercer aucune influence sur l’Arménie, et menacés dans leur existence par
des attaques sous lesquelles ils ne tardèrent pas à succomber. Sembat mourut
bientôt après, et son fils Vahan lui succéda. Tout alors annonçait la prochaine
destruction de la monarchie persane. La mort tragique de Chosroès, l’épuisement
du royaume, les troubles produits par l’ambition des chefs, et la criminelle
usurpation de Siroès, avaient détruit tous les principes de vie nécessaires à
la conservation des états. Le nouveau souverain, sujet d’Héraclius plutôt que
monarque indépendant, n’était guère propre à rendre à sa nation le haut rang
qu’elle venait de perdre.
Ce prince encore plus méchant que son père, et très-corrompu
dans ses mœurs, ne régna que six mois. Objet d’horreur à toute la Perse, il
tomba dans une profonde mélancolie. La peste qui succéda aux maux de la guerre
abrégea le cours de sa vie et de ses crimes. La Perse ébranlée jusque dans ses
fondements par les secousses de la guerre précédente, et plus encore par la
tyrannie de ses trois derniers rois, ne fut plus qu’un théâtre changeant de
sanglantes et rapides révolutions. Dans l’espace de quatre années, elle vit
huit rois ne monter sur le trône que pour en être aussitôt précipités a. Entre
ces princes, on compte deux femmes. Le plus célébré de ces rois éphémères est
ce même Schaharbarz qui avait si long-temps commandé les armées de Chosroès. Il
avait même épousé une des filles de ce prince; mais malgré cette alliance, il
ne s’était mis à couvert des injustes soupçons de Chosroès que par la révolte.
En sortant des terres de l’empire il avait écrit à Héraclius pour s’excuser des ravages qu’il y avait
faits pendant tant d’années, et qui ne devaient être imputés qu’à Chosroès,
dont il avait suivi les ordres, il promettait de les réparer, aux dépens même
de tous les trésors de la Perse, s’il en avait jamais le pouvoir, et protestait
que, si l'empereur l'honorait de sa bienveillance, il ne trouverait jamais de
serviteur plus zélé et plus fidèle. Héraclius, sensible à ces témoignages
d’attachement, l’avait assuré de son amitié, et Schaharbarz, comptant sur une
si puissante protection, se défit d’Artaxerxés III [ou plutôt Ardeschir], qui
régnait après son père Siroès, et s’empara de la couronne. Mais au bout de deux
mois, il la perdit avec la vie. Tant de scènes tragiques ne cessèrent qu’en 632,
par le couronnement d’Iezdédjerd III, fils de Schahariar, qui conserva vingt
ans le titre de roi, pour être le dernier et le plus malheureux de tous, comme
je le raconterai dans la suite.
Entrée d’Héraclius à Constantinople.
Après avoir traversé une partie de la Syrie et l’Asie Mineure
tout entière, en rétablissant l’ordre dans les villes, et la sûreté dans les
campagnes, Héraclius arriva dans le cours du mois de septembre à
Constantinople. Le jeune Constantin, accompagné du patriarche, vint au-devant
de lui au-delà du Bosphore, et le reçut dans le palais d’Hérée. Tout le peuple
suivait portant des cierges allumés, des palmes, des branches d’olivier, et
chantant des hymnes. L’entrevue des deux princes fut un spectacle touchant. Un
père et un fils, qui s’aimaient avec tendresse, se revoyaient après six ans
d’absence, pendant lesquels tous deux avaient couru de grands dangers, et
s’étaient réciproquement causé de mortelles inquiétudes. Constantin se jeta aux
pieds de son père, qui le tint long-temps embrassé; et se baignant mutuellement
le visage de leurs larmes, ils en firent verser à tout le peuple. Héraclius
entra dans Constantinople avec tout l'appareil d’un triomphe. Monté sur un char
attelé de quatre éléphants, il faisait porter devant lui la sainte croix que
Siroès lui avait renvoyée : c’était le plus glorieux trophée de ses victoires.
Ces éléphants furent exposes au milieu du cirque, pendant les courses de chars,
dont cette solennité fut suivie. L’allégresse du peuple éclata par toutes les
démonstrations dont il est capable dans l’ivresse de sa joie. Les Perses, ce
fléau éternel de l’empire, souvent vainqueurs, toujours se relevant après leurs
défaites, Tunique barrière que le inonde eût opposée aux armes romaines, pour
mettre à couvert de leur invasion son extrémité orientale, terrassés enfin et
soumis, mettaient Héraclius au-dessus des héros de l’ancienne république. Les
dangers qu’il avait courus, les cicatrices de ses blessures qui ajoutaient un
nouvel éclat à sa pourpre et à sa couronne, le rendaient un objet de tendresse
et d’admiration. L’enthousiasme était porté jusqu’à une sorte de folie : on le
comparait à Dieu même , qui après avoir, pendant six jours, développé sa
puissance dans les ouvrages de la création, s’était reposé le septième; et
cette extravagante comparaison des six campagnes d’Héraclius était alors
tellement à la mode, qu’elle se trouve répétée par les historiens les plus
graves et les plus sensés . La joie d’Héraclius fut un peu altérée par l’état
où il trouva sa famille : il lui était mort deux fils et deux filles pendant le
cours île la guerre. Pour diminuer l’amertume de cette perte, il donna le
consulat à son fils Constantin, et quelque temps après, le titré de César à
Héracléonas. Le mariage arrêté depuis long-temps entre Constantin et Grégoria
fille de Nicétas fut célébré avec magnificence.
Dans le même temps on fit le mariage de Nicé une autre
fille de Nicétas avec Théodose, aussi fils de l’empereur. Afin de dédommager le
trésor de Sainte-Sophie de l’argent qu’il en avait tiré au commencement de son
expédition, il assigna au clergé de cette église une pension annuelle sur les
revenus du prince, et fit à tout le peuple des largesses considérables.
Aux premiers jours du printemps, l’empereur partit de
Constantinople pour Jérusalem, où il voulait rendre grâce à Dieu de ses
victoires, et replacer la sainte croix dans l’église de la résurrection. En
passant par Tibériade, il fut défrayé, lui et son cortège qui était très nombreux,
par un Juif extrêmement riche, nommé Benjamin. Pendant qu’il était dans la
maison de ce Juif, les Chrétiens de la ville vinrent lui présenter une requête,
par laquelle ils demandaient justice des mauvais traitements qu’ils recevaient
tous les jours de ce même Benjamin. Celui-ci, sans chercher à se justifier,
avoua franchement qu’il faisait aux Chrétiens tout le mal dont il était
capable, parce qu’ils étaient les ennemis de sa loi. Héraclius, aussi surpris
que satisfait de sa sincérité, lui déclara qu’il le condamnait à s'instruire de
cette religion qu’il persécutait, sans la connaître. Un autre Juif, déjà
chrétien, fut à son égard l’organe de la grâce divine, et peu de jours après,
Benjamin reçut le baptême. L’empereur, arrivé à Jérusalem, rétablit dans le
siège patriarchal Zacharie, qui avait été détenu prisonnier en Perse depuis le
saccagement de la ville, quatorze ans auparavant. L’abbé Modestus, qui succéda
ensuite à Zacharie, avait pendant son absence gouverné cette église avec
beaucoup de sagesse. La sainte croix fut remise entre les mains du patriarche,
au même état où elle était lorsqu’elle avait été enlevée, les Perses n’ayant
pas même eu la curiosité de rompre le sceau dont l’étui était scellé. Héraclius
voulut marcher sur les traces du Sauveur, et porter lui-même la croix sur ses
épaules jusqu’au haut du Calvaire. Ce fut pour le peuple de Jérusalem une fête solennelle,
et l’église en célèbre encore la mémoire le 14 septembre. Pour rendre plus
sensible le triomphe de la croix, l’empereur chassa tous les Juifs de
Jérusalem, avec défense d’en approcher de plus près que d’une lieue. Il passa
le reste de Tannée et les cinq années suivantes à Émèse, Hiérapolis, à
Antioche, et dans les autres villes de Syrie. Il se mit en possession d’Edesse,
d’où il chassa les Nestoriens. Son dessein n’était d’abord que de se mettre
plus à portée de réparer les désordres causés par la guerre des Perses
dans tout l’Orient, et surtout dans ces contrées. Mais les progrès rapides d’un
nouvel ennemi, plus redoutable encore que les Perses, le retinrent en Syrie
plus long-temps qu’il n’avait résolu.
Héraclius reçut cette année une ambassade de Dagobert,
devenu depuis peu roi de toute la France. Ce Prince le félicitait sur l’heureux
succès de son expédition de Perse, et demandait le renouvellement de l’alliance
qui subsistait depuis long-temps entre la France et l’empire. Ses ambassadeurs
furent reçus honorablement, et retournèrent en France avec la confirmation des
traités précédents. Vers la même époque un souverain de l’Inde, ou peut-être de
l’Arabie, car comme on le sait on donnait alors ce nom à ce dernier pays,
envoya des ambassadeurs avec des présents magnifiques, pour complimenter
l’empereur sur ses victoires contre les Perses. Les rois de l’Orient et de
l’Occident s’empressaient de reconnaître ou d’honorer la haute puissance
d’Héraclius, au moment même où les Arabes se préparaient à porter les plus
rudes coups à l’empire, et à ternir pour jamais la gloire d’Héraclius.
L’année suivante n’eut rien de mémorable que la naissance
de deux princes dans la maison impériale. L’impératrice, qui accompagnait son
mari en Orient, mit au monde le 7 novembre un quatrième fils, auquel on donna
le nom de David, et qui reçut le titre de César peu de temps avant la mort de
son père. Le même jour Héraclius devint grand-père par la naissance d’un fils
de Constantin, qui régna dans la suite, et qui fut nommé César dès l’année
suivante : il porta d’abord le nom d’Héraclius. Le peuple le nomma Constantin
comme son père, dans la cérémonie de son couronnement : mais il est plus connu
sous le nom de Constant, que lui donnent presque tous les historiens.
Nous allons voir désormais Héraclius replongé dans cette
honteuse inaction dans laquelle il avait passé les premières années de son
règne. Héros dans la guerre de Perse, les grands efforts qu’il fit alors épuisèrent
ses forces. Fatigué de tant de combats, ébloui de sa propre gloire, il
s’endormit d’un profond sommeil, et ne se réveilla qu’au bruit des disputes
théologiques, qui glacèrent son activité. Il ne fit plus que se traîner
languissamment de questions en questions, d’erreurs en erreurs, tandis que les
Musulmans, nation neuve et fanatique, attaquaient à main armée le corps même de
la religion chrétienne, et envahissaient les provinces de l’empire. Ce fut
alors qu’on vit naître le monothélisme, hérésie plus subtile que les
précédentes quelle entreprenait d’accorder ensemble, et qui fut pour l’église
un nouveau sujet de persécution, et pour l’état une nouvelle source de
troubles. Nous allons en exposer brièvement le commencement et le progrès,
jusqu'à la fin du règne d’Héraclius.
Naissance de l’hérésie de Monothélites
Trois hérésies partageaient l'Orient; celles
d’Apollinaire, de Nestorius, et d’Eutychès. Apollinaire confondait les deux
natures du fils de Dieu fait homme: selon sa doctrine, le Verbe tenait lieu d’âme
et d’enfondement dans Jésus-Christ. Nestorius prétendait que l’union des deux
natures ne consistait que dans l'union d’opération et de volonté: Eutychès ne
reconnaissait qu’une nature. L’hérésie des Monolhélites se rapprochait de
toutes les trois, ce qui leur procura un grand nombre de sectateurs. C’était
une invention de Théodore évêque de Pharan en Arabie, qui pour concilier les
hétérodoxes n’admettait, en Jésus-Christ qu’une seule volonté en deux natures.
Il entraîna dans son parti Sergius, patriarche de Constantinople, qui étant né
en Syrie de parents Jacobites avait du penchant pour les dogmes d’Eutychès. Dès
l’an 622, lorsque l’empereur était à Théodosiopolis en Arménie, une conférence
qu’il eut avec Paul, surnommé le borgne, attaché aux erreurs de Sévère, et chef
des Acéphales, jeta dans son esprit les Semences du monothélisme. Trop prévenu
de sa science théologique, il prétendait convertir cet hérétique, dont les
subtilités ébranlèrent sa croyance. Quatre ans après, tandis qu’il parcourait les
bords du Phase, pour réduire les villes de la Lazique à l’obéissance de
l’empire, il eut un entretien avec Cyrus évêque de Phasis, qui se trouvant
embarrassé sur la question des deux volontés, consulta par lettres Sergius. La
réponse du patriarche, quoiqu’elle ne parût pas décisive, concluait en faveur
d’une seule opération; et ces prélats agissant de concert, réussirent à faire
naître dans l’esprit de l’empereur, des doutes sur la croyance orthodoxe. Enfin
Héraclius, se trouvant à Hiérapolis en 629, entreprit de ramener à la foi
catholique Athanase chef des Jacobites, lui promettant de l’élever sur le siège
d’Antioche s’il recevait le concile de Chalcédoine. Athanase y consentit; mais
en reconnaissant deux natures en Jésus-Christ, il demanda s’il y devait aussi
reconnaître deux volontés. Cet hérétique rusé et dissimulé, comme étaient la
plupart des Syriens, voulait retenir d’une main ce qu’il semblait abandonner de
l’autre; il sentait bien que n’admettre qu’une volonté en Jésus-Christ, c’était
dans le fond n’y reconnaître qu’une seule nature. Héraclius, depuis longtemps
indécis sur cette question, consulta Sergius, qui, de concert avec Cyrus, lui
répondit sans balancer, qu’il ne pouvait y avoir qu’une opération et une
volonté en Jésus-Christ, puisque les deux natures étaient réunies en une seule
personne.
Il n’est pas certain que l’empereur ait tenu parole au
Jacobite Athanase pour le patriarchat d’Antioche, dont le siège était vacant
depuis plusieurs années. Mais il n’attendit pas longtemps à récompenser un
autre de ses théologiens. George patriarche d’Alexandrie étant mort en 63o,
Cyrus évêque de Phasis lui succéda, et à la faveur du monothélisme, il n’eut pas
de peine à réunir avec lui les diverses branches de la secte d’Eutychès, dont
la ville était remplie, ainsi que toute l’Égypte. Les nouveaux hérétiques
avaient un savant et infatigable adversaire, le moine Sophronius, qui devint en
633 évêque de Jérusalem. Sergius craignant qu’il ne prévînt le pape Honorius
contre la nouvelle doctrine, écrivit à ce pape une lettre flatteuse, dans
laquelle il lui faisait une exposition artificieuse de tout ce qui s’était
passé jusqu’alors; il relevait extrêmement en faveur de Cyrus la prétendue
réunion des hérétiques d’Alexandrie et d’Égypte; il dépeignait Sophronius comme
un brouillon qui par des chicanes de scolastique ne cherchait qu’à détruire
cette bonne œuvre et à réveiller la discorde. Honorius, trompé par ce récit, loue
beaucoup dans sa réponse la prudence de Sergius; il traite cette question de
dispute de mots, qu’il faut, dit-il, laisser aux grammairiens; il veut qu’on
reconnaisse en Jésus-Christ l’unité de personnes, avec les deux natures, sans
pousser plus loin la curiosité, pour ne donner aucun avantage, ni aux
Nestoriens, en déterminant deux opérations et deux volontés, ni aux disciples
d’Eutychès, en n’en admettant qu’une seule. Honorius persista jusqu’à la mort
dans ce système de condescendance qui favorisait' l’hérésie naissante.
La négligence du pape ne fit que redoubler l’activité de
Sophronius. Ce fut principalement pour fermer la bouche à ce défenseur de la
vérité, que parut, en 639, le fameux édit, nommé l’Ecthèse, c’est-à-dire,
l’Exposition. Sergius en était l’auteur; Héraclius eut la faiblesse de
l’adopter, et le fit publier dans tout l’Empire. Le prince imposait silence sur
la question des deux volontés, et quoique l’hérésie se déguisât d’abord avec
assez de circonspection, cependant elle se démasquait à la fin, et le dogme des
Monothélites s’y trouvait exprimé comme la croyance catholique. Cet édit
contradictoire, loin d’apaiser les troubles, ne fit que les enflammer. Tandis
que Cyrus et ses partisans l’approuvaient dans leurs synodes, Jean IV, assis sur
la chaire de saint Pierre, le proscrivait à Rome, et les évêques d’Afrique
suivaient son exemple. Sergius étant mort la même année 639, son ami Pyrrhus
moine de Chrysopolis succéda également à sa dignité et à ses erreurs. Héraclius
chérissait le nouveau prélat, qu’il honorait même du nom de frère, parce que Pyrrhus avait tenu sur les
fonts de baptême la sœur de l’empereur. Cependant l’opposition que l’Ecthèse
rencontrait à Rome, en Afrique et dans une partie de l’Orient, fit ouvrir les
yeux à Héraclius. Quelque temps avant sa mort, il la désavoua par une lettre
adressée au pape ; il y déclarait que l’Ecthèse n’était 'pas de lui; qu’il ne
l’avait ni dictée ni commandée; qu’elle était l’ouvrage du seul Sergius, qui
l’avait engagé à la souscrire et à la laisser publier sous son nom. Ce désaveu
de l’empereur aurait eu plus de force, s’il eût révoqué son édit par un édit
contraire. Mais ce faible prince craignait l’audace de Pyrrhus, et il laissa
l’Église dans les troubles qu’avait excités son aveugle confiance en des
prélats séducteurs.
LIVRE LVIII.
ABU BERK
La Perse vaincue et abandonnée à la fureur des guerres
civiles qui achevaient de la détruire, comblait de gloire Héraclius. Créateur
de ses armées, il avait roi ranimé la valeur éteinte dans le cœur des Romains.
Par son exemple, autant que par sa conduite, il leur avait appris à vaincre, et
tant de succès éclatants étaient dus à sa sagesse et à son courage. S’il conçut
quelque vanité d’avoir enfin humilié le plus vaste et le plus florissant
royaume de l’Asie, elle fut bientôt rabattue par les étonnantes conquêtes d’une
nation jusqu’alors méprisée, qui, sortant des sables de l’Arabie comme une nuée
de sauterelles, dévora en dix ans, et enleva pour toujours à l’empire plus de
riches provinces, que n’en avait pu entamer la puissance des Perses par des
efforts sans cesse redoublés pendant sept cents ans. Afin de suivre sans
interruption la course rapide des Sarrasins, dont l’histoire va remplir presque
entièrement les années suivantes, il est à propos de jeter un coup d’œil sur ce
qui se passa en Italie depuis la mort d’Agilulf, jusqu’à la fin du règne
d’Héraclius.
La sagesse de Théodelinde avait maintenu la paix pendant
la minorité de son fils Adaloald, et la faiblesse de l’exarcat ne pouvait
troubler les Lombards dans la possession de leurs conquêtes. La mort de cette
princesse, en 625, laissa sans conseil un roi de vingt-trois ans, qui ne
trouvait pas en lui-même assez de ressources pour se soutenir contre l’ambition
de son beau-frère Arioald, duc de Turin. Son esprit fut encore affaibli a par
un breuvage empoisonné, que lui fît prendre un député perfide d’Héraclius,
nommé Eusèbe, corrompu sans doute par le duc. La crainte d’une révolte porta le
jeune prince à des cruautés qui le rendirent odieux. Déposé par les suffrages
des seigneurs, qui mirent la couronne sur la tête d’Arioald, il s’en fuit à Ravenne,
où l’exarque Isac lui donna retraite, et lui promit même de le rétablir. Isac
en était vivement sollicité par le pape Honorius, qui se disposait à punir dans
toute la rigueur des canons les évêques déclarés en faveur du rebelle. Mais
avant que l’exarque se fût mis en état de marcher contre Arioald, le poison acheva
de faire son effet, en ôtant la vie au roi légitime. Isac, voyant l’usurpateur
devenu paisible possesseur de la couronne, prit le parti de renouveler avec lui
le traité de paix conclu autrefois avec Agilulf.
L’exarque suivait en ce point les intentions de
l’empereur. Héraclius, alors occupé de la guerre de Perse, ne craignait rien
tant que d’être obligé de diviser ses forces pour combattre les Lombards. Ces
ce qui parut évidemment dans l’affaire de Primigénius. Pendant qu’Héraçlius
poursuivait Chosroès au-delà du Tigre, en 6208, Fortunat, patriarche de Grado,
ayant embrassé les sentiments des schismatiques, et craignant quelques mauvais
traitements de la part de l’exarque, enleva les vases et les ornements de son
église, et s’enfuit au château de Cormone, dans le Frioul, sous la domination
des Lombards. Le pape, regardant le siège de Grado comme vacant, y nomma Primigénius,
sous-diacre de l’Église de Rome. Le nouveau patriarche s’adressa d’abord au roi
des Lombards pour obtenir la restitution du vol fait à son église. Ses
sollicitations étant inutiles, il porta ses plaintes à l’empereur, qui, pour
éviter une rupture avec les Lombards, répara lui-même le dommage, et fit
remettre à Primigénius une somme qui surpassait de beaucoup la valeur de ce que
Fortunat avait enlevé. Un auteur moderne conclut de ce récit que l’île de Grado
relevait alors immédiatement de l’empereur, et que les Vénitiens ne se
regardaient pas encore comme un état indépendant.
Depuis qu’Arioald était sur le trône, il ne pouvait
réduire à l’obéissance Tason et Caccon, fils de Gisulf, conjointement ducs de
Frioul qui se rendaient redoutables par leur alliance avec les rois de France
a. Aimoin. Voulant se délivrer de ces ennemis sans s’exposer lui-même au
ressentiment des princes français, il eut recours à l’exarque, qui ne
connaissait point la distinction de l’utile et de l’honnête. Le roi s’engageait
à remettre cent livres d’or sur la somme de trois cents que les Romains
payaient chaque année aux Lombards pour en acheter la paix. En exécution de ce
traité criminel, le patrice Grégoire, qui commandait les troupes de l’exarcat
sous les ordres d’Isac, invite Tason et Caccon à se rendre à Opitergium,
aujourd’hui Oderzo, sous prétexte qu’il veut leur donner une fête en les
adoptant pour ses fils. Les deux princes y viennent sans défiance avec leur
suite. Mais à peine sont-ils entrés, qu’on ferme les portes de la ville : ils
voient fondre sur eux une troupe de soldats, qui font main-basse sur leur
cortège. Les deux frères s’étant embrassés pour se dire le dernier adieu, se
défendent en désespérés; on les pousse de rue en rue, de place en place; ils
vendent bien cher leur vie, et font périr avant eux grand nombre de leurs
assassins; enfin, accablés par le nombre, ils tombent percés de coups.
Grégoire, joignant l’insulte à la perfidie, se fait apporter leurs têtes, et
leur coupant la barbe : Vous ne m’accuserez pas, dit-il, de vous
manquer de parol1. Cette raillerie inhumaine était fondée sur la forme
d’adoption alors en usage; le père adoptif coupait la barbe à celui qu’il
adoptait. Grimoald, frère des deux ducs massacrés, se vengea dans la suite de
cette trahison sur les habitants d’Opitergium : devenu roi de Lombardie, il
détruisit la ville de fond en comble; les habitants se retirèrent dans les
lagunes, à l’exemple des Vénitiens, et bâtirent à l’embouchure du fleuve :
Plavis, aujourd’hui Piave, une ville qu’ils nommèrent Héraclée, du nom de
l’empereur. Comme elle ne se trouvait pas assez grande pour donner retraite aux
paysans avec leur bétail, ils formèrent au-delà un bourg, qui prit le nom d’Equilium.
Arioald étant mort en 636, les Lombards firent à sa veuve
Gondeberge le même honneur qu’ils avaient fait à Théodelinde, mère de cette
princesse : ils convinrent de prendre pour roi celui qu’elle prendrait pour
second mari. Son choix tomba sur Rotaris, duc de Brescia ; et Gondeberge fut la
seule qui eut lieu de s’en repentir. Ingrat à l’égard de sa bienfaitrice, qu’il
tint longtemps comme prisonnière dans son palais, ce prince adonné aux plaisirs
n’en fut ni moins vaillant ni moins habile. Il étendit son royaume par la conquête
des Alpes Cottiennes et des villes que les Romains possédaient encore dans la
Vénétie. Quoique attaché à l’arianisme, il laissa aux catholiques une entière
liberté de religion; et sous son règne, chaque ville épiscopale avait doux
évêques, l’un catholique, l’autre arien, qui exerçaient leurs fonctions avec
une égale autorité. Ce qu’il fît de plus mémorable, fut la rédaction des lois
des Lombards, dont nous parlerons dans la suite.
L’exarque Après la mort du pape Honorius, arrivée le 10 octobre
638, Sévérin fut élu pour lui succéder. Les apocrisiaires de l’Église romaine
étant allés à Ravenne pour obtenir l’agrément de l’empereur, selon l’usage alors
établi, trouvèrent de grandes difficultés. Héraclius était mécontent de ce que
pendant qu’il était en Perse, on s’était hâté d’installer Honorius sur le
Saint-Siège, sans attendre que l’élection eût été confirmée par le jeune
empereur Constantin, régent de l’empire dans l’absence de son père. Pendant le
cours de la négociation, qui dura près de deux ans, survint un nouvel obstacle
encore plus difficile à surmonter. Héraclius publia son Ecthèse : il refusait
de reconnaître Sévérin pour pape, jusqu’à ce qu’il eût reçu et souscrit cet
édit. Isac, aigri par les contestations, résolut de punir les Romains de leur
résistance, d’une maniéré qui ne lui fût pas inutile à lui-même. Le trésor de l’église
de Latran était rempli de vases précieux, de magnifiques ornements, et de
sommes considérables, que la piété des empereurs, des patrices, des consuls
avait accumulées dans ce dépôt sacré, pour le soulagement des pauvres et la
rédemption des captifs. Il forma le dessein d’enlever toutes ces richesses, ne
doutant pas que cette violence ne fût au moins tolérée par l’empereur, dans un
temps où la guerre des Sarrasins épuisait les finances de l’empire. Pour
réussir, il corrompit Maurice, cartulaire de l’Église romaine. Les soldats de
Rome murmuraient de ce que depuis longtemps on différait de leur payer leurs
montres. Maurice leur fit entendre que ce n’était pas la fauté de l’empereur;
qu’il avait envoyé plus d’une fois l’argent de leur solde; mais qu’Honorius, au
lieu de les satisfaire, l’avait versé dans le trésor de l’église de Latran. Il
n’en fallut pas davantage pour les mettre en fureur : ils prennent les armes,
ils courent à l’église. Maurice lui-même se met à leur tête, et veut enfoncer
les portes du trésor. Séverin, soutenu des officiers et des domestiques du
palais, résiste avec courage. Cette sorte de siège dure trois jours. Enfin
Maurice vient à bout de forcer l’entrée; et accompagné des magistrats qu’il
avait gagnés, il met le scellé sur le vestiaire, sur les vases, sur tout ce qui
était de quelque prix. Après cette opération violente, il mande à l’exarque
qu’il peut, quand il voudra venir prendre possession de ce riche héritage. Isac
ne perd point de temps : il arrive à Rome; exile les principaux du clergé,
s’établit dans le palais de Latran, où il passe huit jours entiers à faire
emporter ce qu’il y avait de précieux. Il en envoyé une partie à
Constantinople, et retourne à Ravenne, beaucoup plus riche qu’il n’en était
parti. Héraclius profita sans scrupule de ce brigandage sacrilège.
Rien ne mérite moins, et n’exige plus de récompense,
qu’un scélérat qui a vendu sa conscience et son honneur. Maurice apparemment ne
se trouva pas assez bien partagé dans le pillage. Peu de temps après il souleva
contre l’exarque les soldats de Rome et des environs, sous prétexte qu’Isac
travaillait à se rendre souverain en Italie. Il les engagea par serment à ne
reconnaître les ordres de l’exarque. Isac, instruit de ce soulèvement, envoyé à
Rome le général Bonus à la tête d’une armée. Son arrivée fit trembler les
partisans de Maurice, qui, oubliant aussitôt leur serment, se joignirent à
Bonus. Le perfide cartulaire se réfugia dans l’église de Sainte-Marie-Majeure :
sans respect pour cet asyle, on se saisit de sa personne, on le charge de,
fers, on l’envoye à Ravenné avec les principaux de son parti. Arrivé à Ficule,
aujourd’hui Cervia, à quatre lieues de Ravenne, on lui tranche la tête : elle
est portée à Ravenne, et exposée sur un pieu au milieu du cirque; ses complices
sont jetés dans des cachots, pour y attendre leur sentence. Mais dans
l’intervalle Isac mourut, et sa mort sauva la vie aux prisonniers. Platon, son
successeur, tint longtemps en échec les apocrisiaires de Rome, qui
sollicitaient la permission d’installer Sévérin sur le Saint-Siège. Ils
l’obtinrent enfin, mais à condition que le nouveau pape souscrirait l’Ecthèse;
promesse téméraire, que Sèverin se crut obligé de ne pas exécuter. Il mourut
avant que l’empereur eût eu le temps de lui en marquer son ressentiment. Jean
IV, qui lui succéda, n’eut rien plus à cœur que de condamner l’hérésie des monothélites.
Il écrivit à l’empereur, pour l’engager à supprimer l’Ecthèse, et ce fut sur
ses remontrances qu’Héraclius désavoua cet édit, qui, sous prétexte de rétablir
la paix dans l’Eglise, y allumait plus que jamais le feu de la discorde. Ce
pape a rendu sa mémoire précieuse à la postérité par sa charité vraiment
pastorale. Les Esclavons qui s’étendaient jusqu’aux confins de la Bavière, et
qui peut-être possédaient aussi le Tyrol et le pays de Saltzbourg, faisaient
des courses fréquentes dans l’Italie, d’où ils enlevaient un grand nombre de
prisonniers. Ce généreux pontife les rachetait, croyant ne pouvoir faire un
plus saint usage des trésors de l’Église.
Ces événements ne paraîtront que des faits obscurs et de
peu d’importance, si l’on jette les yeux sur ce qui se passait alors en Orient.
Qu’était-ce en effet que ce royaume des Lombards, en comparaison de la
redoutable puissance que les Sarrasins commençaient d’établir ? L’empire se
détruisait en Occident par des attaques sourdes, lentes, et presque
insensibles, mais il s’écroulait en Asie par grandes masses ; les Arabes
abattaient à grands coups ce vaste édifice; les provinces tombaient les unes
sur les autres avec un horrible fracas; et sur un monceau de ruines, depuis
l’entrée de la Syrie jusqu’au fond de l’Egypte et aux extrémités de l’Afrique,
s’élevait un nouveau culte et un nouvel empire. Mahomet mourut à Médine le 17
juin 632, dans sa soixante-troisième année; mais il laissait après lui l’incendie
qu’il avait allumé. Près de mourir, il recommanda trois choses à ses amis qui
l’environnaient : de chasser tous les idolâtres de la presqu’île de l’Arabie;
de faire part aux prosélytes de tous droits et de tous les privilèges des
Musulmans naturels; et de s’attacher constamment à la prière. C’est en
conséquence de ces ordres que les mahométans, qui tolèrent ailleurs les
chrétiens, les Juifs et les Gaures, n’en souffrent point dans toute l’Arabie;
que les renégats sont admis aux mêmes charges et aux mêmes emplois que ceux qui
sont nés musulmans: et que les moins dévots ne se dispensent guère du nombre de
prières prescrit pour chaque jour.
Cet imposteur avait réuni en sa personne l’autorité
royale et pontificale; il la transmit a ses successeurs. Comme pontifes, ils
interprétaient la loi, faisaient des constitutions en matière de religion,
officiaient et prêchaient dans les mosquées. Vers le milieu du 10ème siècle, la
puissance royale ayant été envahie par différents usurpateurs, les khalifes (ce
mot signifie vicaire et successeur) ne conservèrent que
l’autorité de pontifes. Toujours respectés, on les regardait comme des
personnes sacrées : ils prononçaient sur les questions qui concernaient
l'islamisme; ils étaient nommés les premiers dans les prières publiques; mais
ils n'avaient aucune part au gouvernement civil. Enfin l'autorité et le nom
même de khalife furent entièrement éteints par les Tartares, lorsqu'ils prirent
Bagdad en 1258. Depuis ce temps, la plupart des princes mahométans ont établi
chacun dans leurs états un chef de religion, qui porte en Turquie le nom de
moufti, et celui de sadr en Perse.
L’Alcoran ne permettait que quatre femmes à la fois; mais
le prophète, par un privilège qu’il avait eu soin de faire descendre du ciel et
d'insérer dans l’Alcoran, en avait eu un bien plus grand nombre : onze suivant
quelques auteurs, et vingt et une selon d’autres. Néanmoins il ne laissait
aucun enfant mâle, et la succession semblait regarder Ali, cousin et gendre de
Mahomet, qui l’avait même désigné par son testament comme le plus digne de
régner après lui. Mais Abou-bekr, beaupère du prophète, et qui le premier avait
cru en lui, réunit les suffrages en sa faveur. C’était le plus considéré des
Arabes, et Mahomet devait à son zèle le principal succès de sa prédication. De
plus, Omar et Othman, les plus puissants de la nation, l’appuyaient de tout
leur crédit, aimant mieux voir dans cette place, à laquelle ils aspiraient
eux-mêmes, un vieillard de soixanteans, qu’un jeune homme tel qu’Ali, qui,
selon le cours de la nature, devait les en exclure pour toujours. C’est cette
préférence d’Abou-bekr sur Ali, qui a fait naître ces haines irréconciliables
et ces guerres si fréquentes entre les Turcs et les Persans. Ceux-ci prétendent
qu’Ali fut le légitime successeur de Mahomet, et que les trois premiers
khalifes n’ont été que des usurpateurs, non plus que les Ommiades, qui ont
régné après eux au préjudice des Fatimites ou des enfants d’Ali, nés de sa
femme Fatime, fille de Mahomet. Cette ancienne discorde subsiste encore; et les
effets n’en sont aujourd’hui que suspendus par l’horrible embrasement des
guerres civiles dont la Perse est le théâtre depuis plusieurs années. Les Turcs
qui se qualifient de sunnites, c’est-à-dire d’orthodoxes attachés aux
traditions, détestent les Persans, qu’ils traitent de schiïtes, terme injurieux
qui signifie sectaires ou schismatiques.
Abou-bekr ayant fait le dénombrement de ses sujets trouva
cent vingt-quatre mille musulmans, et ne douta point qu’avec de pareilles
forces il ne fut en état de former les plus grandes entreprises. Il commença
par réduire ceux d’entre les Arabes qui refusaient de le reconnaître et songea
ensuite à étendre sa puissance hors de l’Arabie. Mahomet, quelque temps avant
sa mort, se préparait à porter la guerre en Syrie. Il avait nommé pour général
Osama, fils de Zaïd, tué à la bataille de Muta. Ce jeune guerrier, animé par le
désir de venger la mort de son père, avait en peu de jours assemblé des
troupes; et ayant reçu l’étendard de la main de Mahomet, il était allé camper à
Djorf, à une lieue de Médine, lorsque la mort de Mahomet l’obligea d’attendre
de nouveaux ordres. Abou-bekr jugea à propos de suspendre cette expédition,
pour achever une conquête déjà commencée. Les troubles dont la Perse était
agitée depuis la mort de Siroès avaient attiré sur les frontières les armes des
Sarrasins. Dès l’année précédente, Mahomet avait envoyé Abou-Obeida, fils de Masoud,
dans l’Iraq Arabique. Cette province, qui est l’ancienne Chaldée, située vers
l’embouchure de l’Euphrate et du Tigre, renfermait un petit royaume, gouverné
depuis plus de six cents ans par des princes arabes nommés Mondars. Ils y
régnaient sous la protection des rois de Perse, dont ils étaient les
lieutenants, sur tous les Arabes de l’Iran, comme les souverains de Gassan,
près de Damas, l’étaient pour les empereurs romains sur les Arabes de la Syrie.
La capitale des Mondars était Hira, près de l’Euphrate, à la pointe du lac de
Rébéma. N ous avons eu plus d’une fois occasion de parler de ces princes dans
le cours de cette histoire. Les Perses se mirent en devoir de défendre leurs
vassaux, et marchèrent en grand nombre contre les Sarrasins. Le général
sarrasin voulut combattre malgré l’avis de ses officiers, et fut tué le premier
à la tête de ses troupes. Les Musulmans, accablés par le nombre, furent obligés
de repasser une rivière, sur les bords de laquelle ils se tinrent retranchés,
en attendant du secours. Un brave capitaine nommé Mothannu se mit à leur tète;
et ayant reçu de Mahomet un nouveau renfort il sortit de ses retranchements, et
mit tout à feu et à sang le long de l’Euphrate. Arzoumidokht, fille de
Chosroès, régnait alors en Perse. Elle choisit douze mille cavaliers des plus
braves de ses troupes, et les fit partir sous les ordres de Mihran, le plus
vaillant de ses généraux. Il marche à Hira, et les deux armées se livrent un
furieux combat. Mothanna se jette au milieu des ennemis, abattant à coups de
cimeterre tout ce qui se trouve à sa rencontre. Malgré sa valeur, ses soldats
plient; il les rassure, il les ramène au combat, qui dura depuis midi jusqu’au
coucher du soleil. Pour décider une victoire si longtemps disputée, Mihran et
Mothanna s’élancent avec fureur l’un sur l’autre; Mihran est tué d’un coup de
sabre; les Perses prennent la fuite, et les Sarrasins ne songent plus qu’à
ensevelir leurs morts et à panser leurs blessés.
Les Perses, aussi honteux qu’affligés de se voir battus par
une poignée d’ennemis qu’ils avaient jusqu’alors méprisés comme des brigands,
se persuadèrent que tous ces maux ne leur arrivaient que parce qu’ils étaient
gouvernés par une femme. Ils conspirèrent contre la reine, la déposèrent, et
mirent successivement sur le trône trois princes, qui ne remplirent pas l’espace
d’une année. Enfin, ils appelèrent à la couronne, Iézdédjerd, fils de
Schahariar. Ce prince n’avait alors que quinze ans. La cruauté de Siroès, qui
faisait périr toute la famille royale, l’avait obligé de chercher un asyle en
Arabie. Il fut proclamé roi le 16 juin 632, la veille même de la mort de Mahomet;
et ce jour commence une ère fameuse chez les Orientaux. Un Perse nommé
Hormisdas lui disputa la couronne pendant quatre ans, au bout desquels il fut
tué.
Conquête de l’Iraq
Iezdédjerd porta pendant vingt ans le titre de roi. Mais
plus malheureux encore que ses prédécesseurs depuis Chosroès, il vit expirer
entre ses mains cette brillante monarçhie qui subsistait avec gloire depuis
tant de siècles. Ce n’est pas qu’il manquât de courage; mais une nation qui
n’avait cédé qu’au grand Alexandre, et qui, s’étant bientôt relevée, avait
pendant sept cents ans lutté contre toutes les forces romaines, ne put résister
à la valeur naissante des Musulmans. Iezdédjerd, résolu de venger l’honneur de
la Perse, ne fut pas plus tôt sur le trône, qu’il mit sur pied deux armées :
l’une sous les ordres de Roustam, vieillard expérimenté, marcha vers l’Iraq, où
Khaled, envoyé par Abou-bekr, faisait d’horribles ravages; l’autre, commandée
par un seigneur nommé Hormouzan, s’avança dans le Khouzistan, pour combattre Abou-Mousa,
qui était entré dans cette province avec un corps d’Arabes. Les deux généraux
perses furent également défaits, et le royaume de Hira fut détruit.
L’année suivante , Khaled signalait son courage dans l’Iraq,
et l’empereur retiré à Emèse, séjour charmant et délicieux, s’endormait dans le
sein des plaisirs. Sa vanité était flattée d’une ambassade que lui avait
envoyée le roi des Indes. Ce prince le félicitait des victoires remportées sur
les Perses, et lui faisait présent d’un grand nombre de pierreries
très-précieuses. Mais Abou-bekr ne s’occupait que de ses projets de conquêtes.
Osama reprit par ses ordres l’expédition de Syrie, et ne trouva aucun obstacle
dans sa marche. Les Sarrasins de la frontière, qui jusqu’alors avaient servi
l’empire, indignés du refus des trente livres d’or qu’on avait coutume de leur
payer tous les ans, favorisèrent son passage et lui servirent de guides. Il
pénétra jusqu’à Obna, ravagea tout le pays, et revint sans aucune perte. Le
succès de cette course fit espérer au khalife qu’il pourrait aisément s’emparer
de la Syrie. Déjà une nombreuse armée campait autour de Médine. Voici les
ordres qu’Abou-bekr donna de vive voix à ses généraux :
« Fidèles serviteurs de Dieu et de son prophète,
gardez-vous de traiter durement vos troupes ; vos soldats sont mes enfants.
Consultez vos a officiers dans toutes les occasions importantes. Faites
justice; les injustes ne prospéreront pas. Lorsque vous rencontrerez vos
ennemis, combattez vaillamment, et mourez plutôt que de tourner le dos. Si vous
remportez la victoire, ne tuez ni les vieillards; ni les enfants, ni les
femmes. Ne détruisez pas les palmiers, ne brûlez point les blés, ne coupez
point les arbres, ne faites point de mal au bétail, à l’exception de ce qu’il
faudra pour la nourriture de vos troupes. Gardez religieusement les paroles que
vous aurez données à vos ennemis. Vous trouverez sur votre route des hommes qui
vivent en retraite, et qui se sont consacrés au service de Dieu; épargnez-les,
eux et leurs monastères : mais pour ces membres de la synagogue de Satan, que
vous reconnaîtrez à leur tonsure, fendez-leur la tête, et ne leur faites point
de quartier, à moins qu’ils ne se fassent musulmans, ou qu’ils ne consentent à payer
tribut.»
Cette prédilection en faveur des moines était apparemment
fondée sur la liaison intime que Bohaïra ou Sergius, moine de Bostra, avait
contractée, avec Mahomet.
L’année se mit en marche vers la Syrie.
Elle était Musulman5 vingt mille hommes, sous le commandement d’Abou-Obeïda,
fils de Djarrah. L’approche des Musulmans alarma l’empereur, qui vint à Damas.
Il détacha Sergius, gouverneur de Césarée, avec cinq mille hommes, pour
observer la marche des Arabes, et les combattre s’il en trouvait l’occasion.
Sergius les rencontra près de Tadoun, ville voisine de Gaza, et ne put éviter
le combat. Blessé et obligé de prendre la fuite, il tomba de cheval, et fut
remonté par ses esclaves. Étant tombé une seconde fois, comme ils se
préparaient à le remonter encore : Sauvez-vous, leur dit-il, et
laissez périr un vieillard inutile. Les Sarrasins l’enfermèrent dans une
peau de chameau fraîchement écorché; et cette peau se rétrécissant à mesure
qu’elle se desséchait, le fit mourir dans des tourments horribles. Leur haine
personnelle contre Sergius fut cause de cette cruauté. Il avait empêché
l’empereur de permettre aux Sarrasins alliés, d’employer les trente livres d’or
qu’ils recevaient tous les ans, à commercer avec les autres Arabes.
Le butin envoyé au khalife fit naître aux
Sarrasins qui étaient restés dans le pays lé désir d’aller en Syrie. Ils
formèrent bientôt une nombreuse armée. Abou-bekr avait d’abord nommé Saïd pour
la commander; Omar s’y opposa, et fut approuvé d’Aïeschah, veuve de Mahomet :
elle conservait un empire absolu sur l’esprit des Musulmans, qui la regardaient
comme dépositaire des sentiments du prophète. Saïd lui-même, plein de respect
pour ses décisions, remit aussitôt l’étendard. Je ne prétendais, dit-il, qu'à combattre et à mourir pour la religion ; et quel que soit le général,
je combattrai volontiers sous ses ordres. Telle était la grandeur d’âme de
ces hommes, que Dieu avait suscités pour châtier les Chrétiens. Ce n’était pas
le désir de commander, c’était uniquement l’intérêt public qui avait été cause
de l’opposition 'd’Omar. Il regardait Amrou comme un capitaine plus capable de
réussir; Amrou fut choisi pour conduire la nouvelle armée; et dans ce même
temps, Abou-Obeïda ayant reçu un échec près de Gaza, le khalife rappella Khaled
de l’Iraq, pour lui donner le commandement au-dessus des deux autres généraux.
Toutes les forces des Sarrasins étant rassemblées en Syrie,
on fut d’avis de commencer la conquête par le siège de Bostra. C’était une
ville peuplée , riche et florissante, limitrophe de l’Arabie et qui par sa
situation avantageuse pouvait servir de place d’armes pour le reste de
l’expédition. Il y avait dans la ville douze mille hommes de cavalerie sous les
ordres de Romain. Abou-Obeïda envoya d’abord vers Bostra Schourahbil, un de ses
lieutenants, avec quatre mille chevaux, pour reconnaître le pays. A son
approche, Romain sortit de la ville, et vint lui demander ce que les Sarrasins
venaient faire à Bostra : Ils viennent, répondit froidement Schourahbil, vous apporter le paradis ou l’enfer. Déterminez-vous à vous faire
mahométans, ou à payer tribut, ou à passer sous le tranchant de nos épées. Romain, de retour dans la ville, tacha de persuader aux habitants de se
soumettre à payer tribut. Ils le refusèrent, et se préparèrent à la défense.
Étant sortis en armes, ils eurent d’abord quelque avantage; mais Khaled,
arrivant en même temps de l’Iraq avec quinze cents cavaliers, les repoussa dans
la ville. Le lendemain, le gouverneur sortit à la tête de ses douze mille
cavaliers et d’un grand nombre d’habitants qui formaient une grosse troupe
d’infanterie. Les deux armées s’étant rangées en bataille, Romain s’avança à
cheval, et ayant appelé à haute voix Khaled, qui accourut aussitôt à lui : Je
désire depuis longtemps, lui dit-il, d'embrasser votre religion, et j’ai
donné le même conseil aux habitants; mais au lieu de les persuader, je n’ai
fait que m’attirer leur haine : accordez-nous encore quelques jours, je vais
retourner dans la ville, et renouveler mes efforts pour les engager à se rendre.
Khaled le loua beaucoup d’une si sainte résolution, et lui promit de lui
conserver tous ses biens. Romain ajouta que pour ôter tout soupçon à ceux de
Bostra, témoins de cette conférence, il fallait qu’ils fissent semblant de se
battre. Khaled y consentit de bon cœur; mais peu accoutumé à modérer ses coups,
il en porta de si furieux au gouverneur, que c’en était fait de sa vie, s’il ne
se fût sauvé avec plusieurs blessures. Les habitants, qu’il voulait intimider
en leur exaltant la valeur de Khaled et des Sarrasins, ne lui répondirent que
par des huées et des insultes. Ils l’enfermèrent dans sa maison, et se
donnèrent un autre commandant, de qui ils exigèrent qu’il allât défier Khaled,
ce qu’il fit. Mais Abd-errahman, fils d’Abou-bekr, qui dans sa première
jeunesse montrait déjà un grand courage, obtint de Khaled l’honneur de ce
combat. Il s’y porta avec tant de force et de valeur, que le nouveau commandant
prit la fuite pour sauver sa vie. Abd-errahman, au désespoir de voir échapper
son ennemi, déchargea sa fureur sur les Chrétiens, qui n’avaient été jusque-là
que spectateurs. Khaled et les autres chefs accoururent pour le seconder. Les
deux armées se mêlèrent : les habitants supérieurs en nombre combattaient pour
leur vie, pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour leur religion. Les
Sarrasins animés par Khaled, qui criait sans cesse, frappez, frappez,
paradis, paradis, s’élançaient avec l’agilité et la fureur des lions. Toute
la ville était dans une confusion étrange : on sonnait les cloches; les femmes,
les enfants, les vieillards faisaient retentir les églises de cris lamentables;
les prêtres et les moines, courant par les rues et se frappant la poitrine,
imploraient l'assistance de Dieu; on entendait au-dehors Khaled et Schourahbil,
qui invoquaient aussi à haute voix la vengeance de Dieu et de son prophète
contre ces idolâtres. Enfin, les habitants couverts de blessures, et presque
mis en pièces, se sauvèrent dans la ville, dont ils fermèrent les portes. Ils
arborèrent sur leurs murs la croix au milieu de leurs étendards, envoyèrent en diligence demander du secours à
l’empereur.
La nuit suivante, Romain perça les murs de la ville
auxquels touchait sa maison, et alla donner avis à Khaled de la facilité qu’il
aurait de s’y introduire. Khaled fit partir sur l’heure Abd-errahman avec cent
hommes. Romain, les ayant fait entrer dans sa maison, leur donna des habits
semblables à ceux des soldats chrétiens, et sous ce déguisement ils se
répandirent en différentes rues. Abd-errahman accompagné de vingt-cinq
Musulmans se fit conduire par Romain au château, où était le nouveau
commandant, contre lequel il avait combattu. Celui-ci, surpris de voir Romain,
lui demanda quel sujet l’amenait : C’est, lui répondit-il, pour accompagner
un de tes amis qui souhaite fort te voir et t’envoyer en enfer. Au même instant, Abd-errahman s’avance, et
lui plonge son épée dans le sein, en lui disant : Tu ne m’échapperas pas
cette fois. Aussitôt au signal donné, les Sarrasins dispersés dans les rues
se rassemblent en poussant de grands cris, tuent les gardes, ouvrent les
portes, et font entrer Khaled et toute l’armée. On fait main-basse sur tous
ceux qui se rencontrent d’abord; mais les principaux habitants demandant
quartier, Khaled fit cesser le massacre. Maître de Bostra, il y mit une
garnison de quatre cents chevaux. L’exercice de la religion chrétienne n’y fut
plus permis qu’en payant tribut. Le traître Romain déclara publiquement son
apostasie, et se joignit aux Mahométans. La prise de Bostra fut suivie de celle
de Palmyre, et de plusieurs autres villes frontières de l’Arabie.
Pris de Gaza
Tandis que Bostra était assiégée, Amrou, par ordre de
d’Abou-bekr, faisait le siège de Gaza. Dès que les Sarrasins parurent devant la
ville, le gouverneur demanda un pourparler avec quelqu’un de leurs officiers.
L’intrépide Amrou entra lui-même dans Gaza, et s’étant présenté au gouverneur,
il le salua aven respect. Quelle cause vous amène ici? lui dit fièrement
le Romain. Un ordre de Dieu et de notre maître, répondit Amrou. Si vous
embrassez notre religion vous deviendrez nos frères. Si vous voulez conserver
la vôtre, obligez-vous à nous payer à perpétuité un tribut annuel, et nous vous
défendrons contre vos ennemis. Autrement il n’y aura que l’épée entre vous et nous. Le gouverneur reconnut à
cette audace que c’était le chef de l’armée, el il donna ordre de le tuer quand
il sortirait vie la ville. Un esclave d’Amrou, qui entendait la langue grecque,
en avertit son maître en arabe, que le Romain n’entendait pas. Aussitôt Amrou,
sans changer de ton ni de couleur : Seigneur, dit-il, je ne suis que
le dernier des dix capitaines qui commandent l’armée. C’est par leur ordre que
je vous parle. Ils souhaitent venir tous ensemble pour traiter avec vous, si je
leur porte un sauf-conduit de votre part. Le gouverneur, espérant se saisir
des dix capitaines à la fois, révoqua l’ordre qu’il avait donné, et Amrou
regagna son armée. On l’attendit en vain à Gaza; et le gouverneur plein de
dépit de se voir trompé se mit à la tête de la garnison et des habitants en
état de combattre, et sortit en ordre de bataille. Les Sarrasins lui taillèrent
en pièces tout ce qu’il avait de troupes; ils lui coupèrent le retour, et le
poursuivirent l’espace de quinze lieues, jusqu’à la vue de Jérusalem1, où il
alla se renfermer. Amrou, de retour à Gaza dépourvue de gouverneur et de
garnison, n’eut pas de peine à s’en rendre maître.
Les Sarrasins avaient alors sept mille hommes sous le
commandement d’Amrou, trente-sept mille sous celui d’Abou-Obeïda, et Khaled,
commandant général, avait amené de l’Iraq quinze cents chevaux. Dès le mois de
février, Khaled rassembla toutes ces troupes, et marcha vers Damas. Ce pays, le
plus beau et le plus riant de l’univers, était nommé dès-lors le paradis de la
Syrie. Héraclius, se trouvant trop près de l’ennemi à Émèse, avait choisi
Antioche pour sa retraite. Informé du dessein des Sarrasins, il fit partir
Caloüs, avec cinq mille hommes pour se jeter dans Damas. Ce commandant prit le
chemin d’Émèse, qu’il trouva bien pourvue de vivres, d’armes et de munitions de
guerre. Il continua sa route vers Baalbec, qui est l’ancienne Héliopolis. Cette
ville située sur une éminence, et défendue par une forte citadelle, renfermait
dans son enceinte les plus superbes édifices, dont les restes ont subsisté
jusqu’à nos jours. A l’arrivée de Caloüs, les habitants vinrent au-devant de
lui, jetant de grands cris, et donnant des marques de la plus vive douleur. Ils
croyaient déjà voir à leurs portes Khaled leur proposant l’apostasie,
l’esclavage ou la mort. Caloüs, naturellement vain et fanfaron, les rassura, en
jurant qu’à son retour il leur rapporterait la tête de Khaled au bout de sa
lance. Arrivé à Damas, au lieu de s’occuper des dispositions nécessaires pour
soutenir un siège, il passa le temps en contestations avec le gouverneur nommé
Israïl, prétendant commander en chef, ce qu’il ne put obtenir. Bientôt les
Sarrasins parurent; les habitants sortirent à la suite de la garnison, et se
rangèrent eu bataille. A leur vue, un brave Sarrasin nommé Dérar, excité par
Khaled, se détache de l’armée, et fondant sur eux avec la rapidité de la
foudre, il tue quatre cavaliers, six fantassins, et retourne aussi vite qu’il
était venu. Abd-errahman, animé par cet exemple, en fait autant, et Khaled,
insultant les Chrétiens, propose le défi à quiconque voudra le combattre. Les
habitants jettent les yeux sur le commandant, qui, plus par honte que par
sentiment de courage, s’avance vers Khaled, qu’il veut intimider par ses
bravades. Khaled lui répond par un coup de lance, le renverse de son cheval, se
saisit de sa personne, et fait un nouveau défi au gouverneur, qui n’est pas
plus heureux que le commandant. Sur le refus d’embrasser la nouvelle religion,
ils sont mis à mort, et leurs têtes jetées dans la ville. Après plusieurs
sorties sans succès les habitants se tiennent renfermés, et envoyent demander
du secours à Héraclius. Cependant les Sarrasins, ayant appris des Arabes qui
avaient servi dans les troupes de l’empire la fabrique et l’usage des machines
de guerre, battaient la ville avec violence. Au bout de six semaines les
habitants, se croyant abandonnés, offrirent à Khaled mille onces d’or et deux
cents habits de soie, s’il voulait lever le siège. Il répondit qu’il ne
partirait qu’après les avoir rendus Musulmans ou tributaires.
A la nouvelle du siège de Damas, l’empereur avait rassemblé
les garnisons de la Syrie, et mis à leur tête son frère Théodore. Si l’on en
croit les historiens arabes, l’armée romaine était de cent mille hommes. Mais
ces auteurs méritent peu de croyance sur le nombre des troupes chrétiennes,
qu’ils exagèrent toujours pour relever la valeur de leur nation. Comment
Héraclius, renfermé dans Antioche, aurait-il pu en si peu de temps réunir tant
de soldats? Aussi, selon le récit des auteurs chrétiens, Théodore n’en avait guère
que la moitié lorsqu’il marcha vers Damas. Khaled détacha un corps de
Sarrasins, sous la conduite de Dérar, pour l’arrêter dans sa marche. Ils rencontrèrent
les Romains près de Gabata. Dérar, malgré sa bravoure, fut fait prisonnier, et
les Sarrasins fuyaient, lorsque Rafy, un de leurs officiers, s’opposant à leur
fuite : Quoi donc, s’écria-t-il, avez-vous oublié que quiconque
tourne le dos à l’ennemi offense Dieu et son prophète? retournez à la charge;
je marcherai devant vous. Qu’importe que votre chef soit mort ou prisonnier?
Votre Dieu est vivant, et il voit votre lâcheté. Ils reprirent courage, et
retournèrent sur les Romains. En ce moment, Khaled arrive suivi d’un grand
corps de troupes, il s’élance d’abord au travers des ennemis pour délivrer
Dérar; mais apprenant qu’on l’avait sur-le-champ envoyé à Émèse sous l’escorte
de cent cavaliers, il fait partir Rafy avec le même nombre de chevaux. Rafy
atteint l’escorte de Dérar, la taille en pièces, et vient avec son camarade
rejoindre Khaled, qui pendant ce temps-là avait défait l’armée romaine. Il
retourne incontinent au siège de Damas. Théodore s’étant rendu auprès
d’Héraclius en fut fort mal reçu. On l’accusait défaire des railleries de l’empereur,
son frère, qui, traînant sa femme avec lui dans tous ses voyages, aimait mieux
abandonner des provinces entières que de la perdre de vue. Cette censure fut
d’autant plus sensible à Héraclius, qu’elle était fondée. La perte de la
bataille servit de prétexte à la disgrâce de Théodore; il fut renvoyé à
Constantinople, avec ordre à Constantin de le faire garder à vue, sans lui
donner aucun emploi. Depuis ce temps-là, il n’est plus parlé de Théodore, frère
d’Héraclius; ce qui a fait penser à quelques auteurs qu’il avait été tué à la
bataille de Gabata.
Héraclius, ayant rassemblé les débris de l’armée vaincue,
en donna le commandement à deux généraux. C’étaient Théodore Trithurius, son
sacellaire, c’est-à-dire, intendant de son trésor, et Vahan, Perse de nation,
qui s’était retiré sur les terres de l’empire pendant les troubles de son pays.
Vahan avait amené avec tai un jeune prince fils de Schaharbarz , et il avait la
réputation d’un guerrier expérimenté. Héracliusfort dépourvu d’habiles généraux
romains, le mit à la tête de ses troupes. Ces deux commandants étant allés à
Émèse, y reçurent un renfort de dix mille hommes, en sorte que leur année se
trouva encore forte de quarante mille combattants. La plus grande partie de
cette armée se composait des Arabes chrétiens cantonnés sur les frontières de
la Syrie, et qui n’avaient point encore adopté le musulmanisme. Ils
appartenaient pour la plupart aux Arabes de Ghassan, ou aux tribus de Djodam,
de Kelb et de Lakhm. Les généraux jugèrent à propos de former deux camps, et de
partager les troupes. Ils marchèrent ensemble vers Damas, chassant devant eux
les différents corps de Sarrasins qui couraient le pays jusqu'à Emèse. Ils en
tuèrent un grand nombre, et vinrent camper au bord du Bardanisea : c’est le Baradi,
qui passe à Damas. Mansour, gouverneur de la ville depuis la mort d’Israïl,
avait ordre de fournir de l’argent à cette armée; mais comme il était mécontent
de l’empereur, il différa plusieurs jours. Enfin, il arriva pendant une nuit,
escorté d’une troupe nombreuse qui faisait un grand bruit de timbales et de
trompettes. Comme il n’avait donné aucun avis, les soldats de Vahan,
s’imaginant que c’étaient les Sarrasins qui venaient fondre sur eux, prirent
l’épouvante; un grand nombre se jeta dans le fleuve, et y périt. Mansour retourna à Damas,
après avoir causé plus de mal aux Romains par cette surprise, qu’il ne leur
avait rendu de service par l’argent qu’il apportait.
Khaled informé de l’approche des Romains envoya ordre à
toutes les troupes des Sarrasins dispersées dans le pays d’alentour, de se
rassembler à Adjnadina, lieu aujourd’hui inconnu, mais qui devait être à
quelques lieues de Damas. Il décampa lui-même avéc Abou-Obeida, et ils prirent
ensemble la route d’Adjnadin, pour réunir toutes leurs forces et marcher à
l’ennemi. La garnison de Damas, commandée par deux frères d’une grande valeur,
nommés Pierre et Paul, les attaqua dans leur retraite, défit leur
arrière-garde, et pilla leurs bagages, que Pierre conduisit aussitôt vers
Damas, laissant son frère aux prises avec les ennemis. Khaled, averti de ce
désordre, accourut à la tête d’un détachement de cavalerie. Paul fut pris, et
de six mille chevaux sortis de Damas, il n’en rentra que cent. Cependant Pierre
emmenait quantité de femmes prisonnières, la plupart de la tribu des Hémiarites,
exercées à monter à cheval et à combattre. La plus distinguée était Caula, sœur
de Dérar. Elle égalait son frère en courage, et surpassait en beauté toutes les
femmes de l’Arabie. Pierre, ébloui des charmes de sa captive, avait déjà tenté
de la traiter en vainqueur; mais la fière Sarrasine, indignée des
sollicitations d’un chrétien, l’avait rebuté avec mépris. Tandis que Pierre et
ses soldats se reposaient à moitié chemin, elle persuada aux autres femmes de
s’armer chacune d’un piquet de tente, et de s’en servir contre les ennemis,
lorsqu’ils viendraient pour les faire partir. Elles se rangèrent, et se serrant
dos à dos, armées de leurs piquets, elles se défendirent long-temps contre les
sabres et les épées. Pendant ce nouveau genre de combat arrive Khaled, qui
poursuivait les Romains à toute bride; il les charge, et, secondé des femmes,
il en fait un grand carnage. Pierre fut tué; Paul, voyant la tête de son frère,
refusa de se faire musulman pour lui survivre, et eut aussi la tête tranchée.
Les Sarrasins, s’étant rendus à Adjnadin,
marchèrent aux Romains. Les deux armées étant en présence le 23 juillet,
les généraux animèrent leurs soldats par les motifs les plus pressants. Du côté
des Sarrasins, Caula et plusieurs autres femmes s’offrirent à combattre. Khaled
accepta leur service, et les plaça à la queue de l’armée, pour tuer les
Musulmans qui prendraient la fuite. Vahan fit faire à Khaled des propositions
qui furent rejetées. Point de paix, répondit Khaled, si vous ne vous
rendez musulmans ou tributaires. L’armée romaine était plus nombreuse, et
comme elle avait le vent à dos, Khaled différa le combat, faisant plusieurs
mouvements pour gagner le vent, qui dans ces vastes plaines roule des
tourbillons de poussière. Enfin, comme les archers arméniens abattaient un
grand nombre d’Arabes, il donna le signal, et les deux armées se choquèrent
avec fureur. Les Sarrasins, qui dans les batailles voyaient le paradis ouvert,
prodiguaient leur vie. Ils avaient l’avantage, lorsque Théodore envoya proposer
une suspension d’armes jusqu’au lendemain; il offrait d’avoir une conférence
avec Khaled à la vue des deux armées. Son dessein était de placer une
embuscade, pour se saisir de Khaled; mais il fut trahi par le héraut même, qui
découvrit à Khaled la perfidie de Théodore. Sur cet avis, Khaled accepte la
conférence, et envoyé pendant la nuit dix Sarrasins sous les ordres de Dérar,
qui égorgea les soldats de l’embuscade, ivres et endormis. Le lendemain les
Sarrasins, plus animés encore que la veille, attaquèrent l’armée chrétienne et
en firent un horrible carnage. La plus grande perte tomba sur l’armée de
Théodore. Il n’en coûta pas cinq cents hommes aux Sarrasins.
Vahan ne se crut pas vaincu. Ses soldats pleins de mépris
pour Théodore et pour le prince même qui employait un si mauvais général,
proclamèrent Vahan empereur. Théodore avec le reste des troupes se sépara
aussitôt de son collègue, et donna aux Sarrasins une nouvelle occasion de
vaincre. Après quelques jours de marche, les deux armées se rencontrèrent près
d’Émèse. Il y eut un sanglant combat, dans lequel le vent du midi servit si
bien les Sarrasins, que les Romains aveugles par les sables et la poussière tombaient
sous le cimeterre ennemi sans voir le bras qui les frappait. Le fils de
Schaharbarz se sauva dans Émèse, et Vahan, ne pouvant plus espérer de sûreté
dans l’empire après l’extravagante proclamation de ses soldats, alla se cacher
dans le désert du mont Sinaï, où cet empereur d’une journée prit l’habit de
moine. Dans cette bataille fut tué Élie, qui avait joint quelques troupes à
celles de Vahan. Pendant que les Perses dominaient en Syrie, un certain Joseph,
homme hardi et entreprenant, s’était rendu maître de Byblos, sans aucune
opposition de la part des Romains. Il ne prenait d’autre titre que celui de
serviteur de l’empire sur la côte de Phénicie, qu’il défendait contre Chosroès.
Après lui Job, sous le même prétexte, étendit son petit état jusqu’à Césarée de
Philippe et en Galilée. Elie, successeur de Job, servit Héraclius contre les
Sarrasins. Nous parlerons plus en détail de cette dynastie lorsque nous
traiterons de l’établissement des Maronites.
Pris de Damas
Le retour des Sarrasins vainqueurs ôtâ l’espérance aux
habitants de Damas. Privés de toutes leurs ressources, ils ne voyaient d’autre
parti que de se rendre. Mais Thomas, gendre de l’empereur, qui s’était enfermé
dans la ville, sans titre et sans emploi après avoir, pendant lé siège, soutenu
par sa valeur le courage des habitants les retenait encore par les motifs de
religion et d’honneur. Il fit sur les ennemis une furieuse sortie, dans
laquelle il eut un œil crevé d’un coup de flèche, tirée par une femme, dont il
venait de tuer le mari. Deux autres sorties coûtèrent du sang aux Sarrasins;
mais la moitié de la garnison et des habitants y laissa la vie. Enfin, on
envoya demander à Khaled une suspension d’armes pour traiter de la capitulation
: il la refusa. On s’adressa la nuit suivante à Abou-Obéïda, plus doux et plus
humain, qui campait à une autre porte. Ce général voulut bien traiter avec eux,
et leur accorda sept églises. L’accord étant fait, il reçut des otages, et
entra dans la ville avec cent hommes, auxquels il défendit de tirer l’épée. Cependant
Khaled, n’étant pas instruit du traité, donnait un violent assaut. Tandis qu’on
se battait de part et d’autre avec un égal acharnement, un prêtre nommé Josias
vint trouver Khaled et lui offrit d’introduire les Musulmans. Khaled lui donna
cent hommes, qui eurent ordre de rompre les portes dès qu’ils seraient entrés.
Ce qui étant exécuté, les Sarrasins s’e jetèrent de ce côté-là dans la ville,
massacrant tous ceux qu’ils trouvaient sur leur passage. En avançant, Khaled
rencontra Abou-Obéïda à la tête de sa troupe, l’epée dans le fourreau, et
marchant en paix. Étonné de cette inaction, il apprend le traité fait avec les
habitants; il entre dans une grande colère, protestant qu’on n’avait pu rien
conclure sans la participation du principal chef, et qu’il n’y aurait aucun
égard. En même temps les soldats, altérés de sang, se jetaient sur les
habitants, dont il ne serait pas resté un seul si Abou- Obéïda, à force de
prières, n’eût calmé l’impitoyable Khaled. Ce fut ainsi que Damas tomba au
pouvoir des Sarrasins, le trentième d’août, après six mois de siège.
On déclara aux habitants qu’ils étaient maîtres de se
retirer où ils voudraient; mais Khaled ne voulut leur accorder que trois jours
de sûreté, après lesquels on pourrait les traiter en ennemis, en quelque lieu
qu’ils se trouvassent. On leur permit de sortir avec leurs effets, et chacun
une arme, lance, arc ou épée. Le mouvement qu’un ordre si rigoureux excitait
dans la ville ressemblait au tumulte d’un saccagement et d’un pillage. On
voyait emporter quantité d’or, d’argent, de pierreries. Outre la garde-robe de
l’empereur, il y avait plus de trois cents charges de soie teinte en pourpre et
d’étoffes précieuses. Baignés de larmes, osant à peine faire entendre leurs
sanglots au milieu des risées et des insultes des Sarrasins, baisant le seuil
de leurs maisons, et traînant après eux leurs femmes et leurs enfants, ils
partaient courbés sous la crainte du cimeterre ennemi autant que sous les
fardeaux dont ils étaient chargés. Dans cette troupe déplorable on voyait des
dames faibles et délicates, nourries dans les délices de ce beau pays, se
traîner à pied par des déserts affreux et des montagnes escarpées, mourant de
faim et de soif, et privées de tous les soulagements de la vie. Les habitants
qui s’assujettirent à payer un tribut eurent la liberté de rester à Damas, mais
ce fut le plus petit nombre. On dit qu'à la première nouvelle qu’Héraclius
reçut de la prise de Damas, il s’écria : Adieu la Syrie; et qu’il fit
dès ce moment ses dispositions pour abandonner le pays et retourner à
Constantinople.
Durant le siège de Damas, l’amour fit naître une aventure
qui se termina par l’événement le plus tragique. Une patrouille de Sarrasins
entendit pendant la nuit hennir un cheval qui sortait par une des portes de la
ville. Ils l’attendirent, et firent prisonnier celui qui le montait. Un moment
après, ils vivent sortir de la même porte un autre cavalier, qui appela le
premier par son nom. Ils ordonnèrent à leur prisonnier de lui répondre, afin de
l’attirer et de le prendre. Le premier cria en langue grecque : l’oiseau est
pris. Sur-le-champ, le second tourna bride et rentra dans la ville. Les
Sarrasins devinèrent aisément que le premier avait averti l’autre. Ils
voulaient d’abord le tuer; mais ils jugèrent plus à propos de le conduire à
Khaled. Qui es-tu? demanda le général sarrasin. « Je suis,
répondit-il, un homme de qualité ; mon nom est Jonas. J’ai fiancé une jeune
fille que j’aime avec passion, et dont je suis aimé. Mais sur le point de la
célébration du mariage, les parents me l’ont refusée, disant qu’ils avaient
changé de dessein. Nous sommes convenus secrètement de sortir de la ville. Je
l’ai avertie de mon malheur pour l’en garantir. Je ne puis vivre sans la voir;
mais je mourrais si je la voyais captive. Otez-moi la vie, ou ma douleur me
l’ôtera bientôt.»
Oui, tu mourras, reprit Khaled, si tu refuses de te faire
Musulman; mais si tu 'embrasses la vraie religion, rien ne manquera à ton
bonheur. Je te rendrai ton épouse, dès que la ville sera prise.
Jonas, aveuglé par sa passion, prit sans balancer le
dernier parti, et plus ardent à la prise de la ville que tous les Sarrasins, il
les servit avec chaleur. Dès que la capitulation fut arrêtée, il chercha sa
maîtresse; et l’ayant trouvée dans un monastère, où elle s’était consacrée à
Dieu pour le reste de ses jours , il lui raconta son aventure et voulut
rengager à le suivre. Elle le rejeta avec horreur, et rien ne put l’ébranler
dans sa résolution. Lorsque Thomas et les autres Chrétiens sortirent, elle
partit avec eux.
Les trois jours accordés aux habitants pour assurer leur
retraite étant écoulés, Khaled, suivi de quatre mille chevaux2 se mit à leur
poursuite. Il y était excité par le désir d’enlever un si riche butin, par la
rage désespérée de Jonas, et par le zèle de Dérar, barbare dévot de
l’islamisme, qui faisait grand scrupule aux pieux Musulmans d’avoir épargné
tant de sang infidèle. Après une route très pénible par des montagnes
impraticables, Khaled atteignit près de Laodicée ces infortunés fugitifs. Il
les trouva qui se reposaient sur l’herbe, où ils avaient étendu leurs habits
après une grande pluie. Il en fit un cruel massacre. Thomas fut tué en se
défendant vaillamment; Jonas y retrouva sa fiancée; elle se battit contre lui :
mais ayant été renversée par terre, devenue prisonnière de son amant, elle se
perça le cœur d’un couteau. Une autre femme d’une rare beauté, distinguée de
toutes les autres par la richesse de sa parure, se distinguait encore plus par
son courage. Elle se battit long-temps contre Rafy, dont elle tua le cheval
avant qu’il pût l’obliger à se rendre. Enfin, Rafy s’en étant rendu maître,
l’offrit à Jonas pour le consoler de la perte de son épouse; mais Jonas,
inconsolable, la refusa. Khaled, apprenant que cette belle héroïne était la veuve
de Thomas et la fille de l’empereur, fut assez généreux pour la faire conduire
à Antioche avec honneur, et remettre entre les mains de son père.
Abou-bekr mourut de phthisie le jour même de la prise de
Damas, âgé de soixante-trois ans. Il avait régné deux ans, deux mois et demi.
Ce qui rend sa mémoire plus précieuse aux Musulmans, c’est qu’il recueillit et
réduisit en un corps les chapitres de l’Alcoran détachés et sans suite. Mais ce
qui lui doit conserver l’estime de toutes les nations, c’est son
désintéressement et sa justice. Après la conquête et le pillage des plus riches
contrées, sa succession ne monta qu’à cinq staters qui font environ quarante
écus de notre monnaie. Il ne prenait dans le trésor pour ça dépense
journalière, que trois drachmes, c’est-à-dire, environ cinquante sols. Tous les
vendredis, qui sont les jours de dévotion dans la religion musulmane, il
distribuait ce qu’il y avait d’argent dans le trésor, à proportion du mérite de
chacun, d’abord aux gens de guerre, ensuite aux savants (ils appelaient ainsi
leurs théologiens, leurs poètes, leurs astrologues), enfin à ceux qui avaient
mérité quelque récompense par leur travail. Mahomet lui avait donné deux
surnoms, celui de Seddik, c’est-à-dire témoin fidèle, parce qu’il avait
attesté aux Arabes la vérité du voyage céleste du prophète; et celui d’Atik , qui signifie le prédestiné. Il désigna Omar pour son successeur; et comme
Omar le priait de ne point penser à lui, disant qu’il n’avait pas besoin de
cette dignité : Je le sais bien, répliqua le khalife, maïs cette
dignité a besoin de vous. Son testament commençait par ces paroles
mémorables : Ceci est le testament d’Abou-bekr, qu’il a fait sur le point de
sortir de ce monde pour entrer dans l’autre; dans le temps où les incrédules
commencent â croire, où les impies n’ont plus de doute, et où les menteurs
disent la vérité. Il avait souvent à la bouche cette sentence : Les bonnes
actions sont une sauvegarde contre les coups de l'adversité. Il était
maigre et de haute taille; il buvait et mangeait peu; L’exemple de ses vertus
apparentes était bien capable de séduire ceux que l’épée de Khaled avait
conquis à la religion musulmane.
OMAR
Omar qui lui succéda fut, selon quelques auteurs, le
premier des khalifes qui prit le titre Emir-al-Moumenin, c’est-à-dire, prince
des fidèles. Ce mot corrompu dans les langues de l’Europe a formé celui de
Miramolin. A la nouvelle de la mort d’Abou-bekr et de l’élévation d’Omar,
Khaled s’écria : Je ne suis donc plus général. En effet, dès le 1er
octobre arriva une lettre d’Omar, qui nommait Abou-Obeïda commandant principal
en Syrie. Omar le préférait à cause de sa douceur et de sa modestie. Ce Khaled,
qu’on peut regarder comme un de ces puissants et terribles instruments que
Dieu employé dans sa colère pour la destruction des empires; ce génie violent
et impétueux, mais vraiment magnanime, descendit sans murmurer aux emplois
subalternes; il soumit sa fierté naturelle à l’amour du bien public, et
sacrifia de bonne foi tout ce qu’il avait de talents et de forces à la gloire
d’un général auquel il se sentait supérieur.
Héraclius était désespéré des nouvelles qu’il recevait
tous les jours. Ayant assemblé son conseil, il demanda quelle pouvait être la
cause des succès étonnants des Arabes, si inférieurs aux Romains pour le nombre, pour la science militaire, pour la
manière de s’armer; barbares misérables, la plupart sans armes défensives,
ayant même à peine assez d’habits pour se couvrir. Après quelques moments de
silence, un vieillard se leva, et dit : Qu'on ne pouvait attribuer les
victoires des Sarrasins qu'à la colère de Dieu irrité contre les Romains, qui,
foulant aux pieds. les lois de l’Évangile, s'abandonnaient aux plus honteux désordres,
et se faisaient une guerre intestine, plus opiniâtre que celle des Sarrasins,
par leurs concussions, leurs violences, leurs injustices et leurs usures. L’empereur convint de la vérité de ces reproches, et déclara qu’il allait
quitter la Syrie et se retirer à Constantinople. En vain ses officiers lui
représentèrent que cette retraite ôterait le courage à ses sujets et fournirait
aux Sarrasins un sujet de triomphe. Il persista dans sa résolution, et partit
pour Jérusalem. Persuadé que cette ville serait bientôt la proie de l’armée
musulmane, il voulait du moins sauver la sainte croix, qu’il avait eu l'honneur
de retirer des mains des Perses. Le patriarche Sophronius fondant en larmes
avec tout son peuple, lui remit ce sacré dépôt, et l’empereur prit par terre le
chemin de Constantinople avec l’impératrice. Ce prince, dont l’esprit était
affaibli par ses malheurs, était devenu timide, et craignait la mer. Arrivé au
Bosphore, il n’osa se montrer vaincu et fugitif à cette même capitale où,
vainqueur des Perses, il avait fait quelques années auparavant une entrée qui
rappelait les triomphes des anciens Romains. Il s’arrêta dans le palais
d’Hérée, sur la côte d’Asie, et y séjourna longtemps, malgré les instances des
magistrats et du sénat, qui le pressaient de se rendre aux vœux d’un peuple
dont il était chéri. Il se contentait d’envoyer ses fils les jours de fêtes et
de réjouissances publiques, pour assister, selon l’usage, à l’office solennel,
et pour présider aux jeux du cirque. Pendant ce séjour, il découvrit, ou crut
découvrir une conjuration formée contre sa personne. On en accusait Athalaric,
son fils naturel, Théodore son neveu, fils de son frère Théodore, et plusieurs
autres de moindre considération. Sa mélancolie lui fit croire aisément qu’ils
étaient coupables; et, sans beaucoup d’examen, il leur fit couper le nez, les
mains et le pied droit. Athalaric fut relégué dans l’île du Prince, et Théodore
dans celle de Gaulos, aujourd’hui Gozo, près de Malte. Enfin l’empereur
consentit à rentrer dans Constantinople. Mais pour ménager sa faiblesse, il
fallut jeter sur le Bosphore un pont de bateaux que l’on recouvrit de terre, et
dont les côtés garnis de branches d’arbres et de feuillages épais dérobaient la
vue de la mer. Après avoir passé sur ce pont comme sur la terre ferme, il
côtoya le rivage jusqu’à la pointe du golfe de Céras, et ayant traversé le pont
du Barbyssus, il entra dans Constantinople.
Tant d’infortunes n’avaient pas encore fait perdre à ce
prince la réputation qu’il s’était acquise dans la guerre de Perse. Cubrat, roi
des Bulgares, secoua le joug du khakan des Avares; il les chassa de ses états
avec outrage, et leur en défendit l’entrée. En même temps il envoya une
ambassade à Héraclius, et fit avec lui un traité de paix, qui dura
inviolablement jusqu’au règne de Constantin Pogonat. Héraclius envoya des
présents au roi des Bulgares, et lui conféra le titre de patrice. La Palestine,
déjà alarmée des ravages des Sarrasins, fut encore affligée d’un terrible
tremblement de terre, dont les secousses se renouvelèrent par intervalles
pendant, quarante jours. Ce fléau fut suivi de la peste qui emporta grand
nombre d’habitants.
Massacre du monastère d’Abilkodo
Abou-Obéïda fit reposer ses troupes à Damas, dont la conquête
lui ouvrait les portes de la Phénicie et de toute la Syrie. Le reste
de l’année et commencement de la suivante
se passèrent en courses et en ravages, qui s’étendaient à trente lieues à la
ronde. A quelque distance de Tripoli, était le monastère d’Abilkodos, célèbre
par le séjour d’un saint vieillard, dont la vertu était renommée dans tout le
pays d’alentour. On venait de toutes parts lui demander sa bénédiction; on lui
amenait les nouveaux mariés pour les bénir. Les Sarrasins n’auraient pas
troublé cette dévotion, s’il n’y eût eu une foire très-riche et très-fréquentée,
qui se tenait tous les ans a Pâques près de ce monastère. Le général résolut de
la piller. Il fit partir dans ce dessein Abd-allah, avec cinq cents cavaliers.
Un chrétien perfide, qui avait donné cét avis, servit de conducteur; et ayant
pris les devants pour reconnaître le lieu, il rapporta qu’il y avait cette
année un concours beaucoup plus grand qu’à l’ordinaire; que le gouverneur de
Tripoli y avait amené sa fille, mariée depuis peu, pour recevoir la communion
des mains de ce vénérable moine, et qu’elle était escortée de vingt mille
chevaux. Sur ce rapport, les Sarrasins étaient d’avis de s’en retourner : mais
Abd-allah protesta qu’il ne fuirait pas, et que, dût-il être seul, il irait, de
peur de s’attirer la colère de Dieu, toujours prêt à punir ceux qui se portent
avec froideur à son service. Les Sarrasins, touchés de ces pieux sentiments,
se-crièrent qu’ils ne l’abandonneraient pas. Ils avancent et arrivent pendant
que le vieillard prêchait une foule de gens, qui se pressaient autour de lui
pour l’entendre. La jeune épouse, environnée de sa garde, brillait au milieu de
cet auditoire. A cette vue Abdallah, se tournant vers ses Sarrasins; Mes
amis, leur dit-il, l’apôtre de Dieu a déclaré que le paradis est sous l’ombre
des épées; nous allons gagner un riche butin ou un heureux martyre. En même
temps il s’élance le cimeterre à la main au travers de cette assemblée, et la dévotion
musulmane en fait une sanglante boucherie. Les chrétiens s’imaginant avoir sur
les bras tous les Sarrasins de Damas, fuyent de toutes parts avec d’horribles
cris; mais s’étant bientôt reconnus, et s’apercevant que ce n’était qu’une
poignée d’ennemis ; ils reprennent courage, et enveloppent les Sarrasins; en
sorte, dit un auteur arabe, que cette troupe d'élus ne paraissait que
comme une tache blanche sur la peau d'un chameau noir. Pendant que les Arabs
se défendent avec courage, Abdallah envoye à toute bride demander au
général un prompt secours. Abou-Obéïda n’avait osé jusqu’alors employer Khaled,
qu’il croyait irrité. Il avait cependant besoin de sa vivacité et de sa valeur
dans un danger si pressant. Il le conjure au nom de Dieu de courir au secours
de ses frères : Commande, lui dit Khaled, j’obéirais à un enfant, si
le khalife lui avait donné le commandement de l’armée. Tu me trouveras,
toujours prêt à suivre tes ordres. Je te respecte encore à un autre titre : tu
as professé avant moi la véritable religion. Il part aussitôt avec sa
troupe, et arrive lorsque les Sarrasins étaient aux abois. Sa vue ranime leur
courage; ils se joignent; ils fondent tous ensemble sur les Chrétiens : tout
est massacré; le gouverneur de Tripoli est tué par Dérar; on n’épargne que le
vieillard, par respect pour la mémoire d’Abou-bekr, qui avait accordé sa
protection aux moines. On enlève toutes les richesses étalées autour du monastère.
La nouvelle mariée est prise avec quarante filles qui raccompagnaient ; on la
donne à Abdallah.
Dès que Khaled fut de retour à Damas, Abou-Obéïda rendit
compte au khalife de ce qui s’était passé. Il donnait dans sa lettre de grands
éloges à Khaled, qu’il savait qu’Omar haïssait. Il l’avertissait en même temps
d’un désordre scandaleux, qui s’introduisait dans l’armée: Nos Musulmans, disait-il, ont appris en Syrie à boire du vin. Omar, répondit, que ces
prévaricateurs méritaient d'être privés de tous les biens de la vie; qu’au lieu
de satisfaire leurs appétits sensuels ils feraient bien mieux d’observer les
commandements de Dieu, de croire en lui, de le servir et de lui rendre grâces.
Ce sont les termes de sa lettre. Il condamnait tous ceux qui avaient bu du vin
à recevoir quatre-vingts coups de bâton sur la plante des pieds. Cette sentence
fut scrupuleusement exécutée. Mais ce qu’il y eut d’étonnant, c’est qu’Abou-Obéida
vint à bout de persuader à ses soldats, que ceux qui se sentaient coupables de
ce crime devaient s’accuser eux-mêmes et s’offrir à la punition. Il y en eut un
grand nombre que leur conscience seule conduisit au supplice, et qui se
soumirent volontairement à cette rigoureuse pénitence.
Le général, ayant laissé à Damas une garnison de cinq cents
chevaux1 prit la route d’Halep, l’ancienne Bérrhée, à dessein de s’emparer de
cette place importante et d’aller ensuite assiéger Antioche; mais un ordre
d’Omar l’arrêta devant Émèse. Il avait déjà fait ses dispositions pour le
siège, lorsque les habitants vinrent lui offrir dix mille pièces d’or et deux
cents robes de soie pour obtenir une trêve d’un an. Ils promettaient de se
soumettre, lorsque les Sarrasins se seraient rendus maîtres d’Halep, d’Alhadir et
de Kinesrin, qui est l’ancienne Ghalcis. Il accepta ces conditions, et se
contenta de ravager le pays. Il fit grand nombre de prisonniers, qu’on taxait à
quatre pièces d’or par tête. Ils se soumettaient à payer tribut, et
s’engageaient à secourir les Musulmans de tout leur pouvoir. On leur rendait leurs
femmes, leurs enfants et tous leurs effets ; on enregistrait leur nom et leur
demeure. Cette conduite facilita les progrès des Arabes. Ces Chrétiens, ainsi
enrôlés, leur servaient d’interprètes, de guides et d’espions. Les habitants
d’Alhadir et de Kinesrin étaient tentés de suivre cet exemple : mais Luc,
gouverneur de ces deux places qui étaient voisines, résolut de se défendre.
Cependant il dissimulait et fit demander au Sarrasin une trêve d’un an, qui lui
fut accordée, à condition que si l’empereur envoyait du secours, les deux
garnisons se tiendraient renfermées dans leurs murailles, sans donner aucune
assistance aux troupes impériales. On convint que les habitants, pour la sûreté
de leurs terres, placeraient une marque sur leurs limites. Ils, y dressèrent
une colonne qui portait la statue d’Héraclius. Quelques cavaliers arabes,
passant par-là, s’arrêtèrent pour considérer cette statue qu’ils admiraient,
quoiqu’elle fût assez grossière : elle avait des yeux postiches. Un Sarrasin,
par hasard, lui fit sauter un œil du bout de sa lance. Ce fut pour les
habitants de Kinesrin une infraction manifeste de la trêve. Ils envoyèrent
faire de grandes plaintes au général, qui leur protesta qu’on n’avait eu aucun
dessein d’insulter l’empereur, offrant telle satisfaction qu’ils pourraient
raisonnablement désirer. Ils répondirent que rien ne les satisferait que la loi
du talion, et qu’il fallait crever un œil à Omar. À cette parole, peu s’en
fallut que les Sarrasins ne les missent en pièces. Mais Abou-Obéïda arrêta leurs
bras, en leur disant qu’ils devaient pardonner à ces Grecs, nation imbécile et
dépourvue de sens; que ces misérables voulaient apparemment parler, non de la
personne d’Omar mais de son, image. Il offrit aux députés de leur donner la
sienne, dont ils feraient ce qu’ils jugeraient à propos. Ils s’obstinèrent à
vouloir celle d’Omar; le Sarrasin, plus sensé qu’eux, y consentit, et ils
traitèrent la statue d’Omar comme on avait traité celle d’Héraclius. Cette
représaille, loin d’irriter la cour de Médine, ne servit qu’à la divertir.
Quelques mois après, on apprit à Damas que le gouverneur
de Kinesrin, sans avoir égard aux conditions de la trêve, avait demandé du
secours à l’empereur, et qu’il était sorti de la ville pour aller au-devant.
Abou-Obéïda partit aussitôt, et envoya devant lui Khaled avec quelques troupes.
Suivant dans sa marche le cours de l’Oronte, il accorda la même trêve aux
habitants d’Arrestan, de Hama et de Schizar : ce sont des villes, situées le
long de ce fleuve, et qui portaient encore les noms d’Aréthuse, d’Épiphanée et
de Larisse. Il n’eut pas besoin de passer outre. Khaled, toujours prompt dans
ses, expéditions, avait rencontré le gouverneur à la tête d’une troupe plus
forte que la sienne; ce qui ne l’avait pas empêché de le combattre, de le
vaincre, et de le tuer même dans le Combat. Les habitants ayant perdu leur
gouverneur s’étaient soumis aux Sarrasins. Malgré la déplorable situation des
Chrétiens, ils contribuaient à se ruiner eux-mêmes par leurs divisions. Il y
avait dans Halep assez de forces pour secourir Kinesrin, et ces deux villes ne
sont éloignées l’une de l’autre que de cinq à six lieues. Mais les deux
gouverneurs étaient si peu d’accord, qu’on ne put les engager à se réunir pour
la défense de la cause commune. Le sort d’Alhadir suivit celui de Kinesrin.
Pris de Baalbec
Les Musulmans murmuraient de toutes ces trêves
qu’Abou-Obéïda accordait aux villes chrétiennes. C’était, à leur avis, trahir
les intérêts de Dieu et de son prophète. Omar lui-même en fît par lettres des
reproches à sou général; mais Abou-Obéïda, religieux observateur de sa parole,
essuya ces mécontentements, plutôt que de prévenir d’un seul jour le terme fixé
par les conventions. Cependant, pour apaiser ces murmures, en attendant
l’expiration de la trêve faite pour Emèse, il alla faire le siège de Baalbec.
Les habitants, voyant du haut de leurs murs paraître les Sarrasins,
s’imaginèrent que ce n’était qu’un parti de fourrageurs, et envoyèrent contre
eux six mille chevaux, qui furent taillés en pièces. Le général, qui épargnait le
sang, autant que sa loi pouvait le permettre, les invitait en vain à se rendre.
Ils firent plusieurs sorties., dans lesquelles Herbisa, leur commandant,
signala sa valeur, et repoussa rudement les Sarrasins. Enfin, s’étant laissé
emporter trop loin par son courage, les ennemis lui coupèrent le retour, et les
habitants, pour lui sauver la vie, capitulèrent et reçurent garnison sarrasine.
Le terme de la trêve étant expiré, Abou-Obéïda retourna
devant Émèse. Comme la ville était forte et abondamment pourvue pour un long
siège, après une vigoureuse sortie où ses troupes furent fort maltraitées, il
s’avisa d’un stratagème. Il offrit aux habitants de se retirer, à condition
qu’ils fourniraient à son armée des vivres pour cinq jours. La proposition fut
acceptée. Après avoir reçu les provisions dont on était convenu, il acheta
toutes celles qui restaient dans Emèse. Son intention était de revenir bientôt
assiéger la ville dépourvue de vivres. Pour masquer ce dessein, il marcha vers
les trois villes situées sur l’Oronte, dont la trêve ne subsistait plus. Il se
présenta d’abord devant Arrestan, place bien fortifiée, et munie d’un bon
nombre de troupes, et la somma de se rendre. Sur le refus du gouverneur, il le
pria de lui permettre d’y laisser quelques gros bagages qui l’embarrassaient,
disait-il, dans sa marche. Le gouverneur, se trouvant trop heureux de voir les
Sarrasins s’éloigner, y consentit. Abou-Obéïda fit enfermer vingt de ses plus
braves capitaines dans autant de caisses qui furent portées dans le château, et
se mit en marche comme pour aller ailleurs. Il laissa Khaled en embuscade près
de la ville avec quelques troupes. Dès que les ennemis eurent décampé, les
habitants ravis de joie coururent à la grande église pour rendre à Dieu des
actions de grâces. Les Sarrasins enfermés, les entendant chanter, sortent de
leurs caisses, se saisissent de la femme du gouverneur, qui était demeurée dans
le château, la forcent de leur donner les clefs de la ville. Ils courent- à l’eglise,
massacrent cette multitude d’habitants, et ouvrent les portes à Khaled. On
permit à ceux qui restaient de se retirer où ils voudraient. Quelques-uns
changèrent de religion; la plupart se retirèrent à Emèse. On laissa dans la
place deux mille hommes de garnison. Quoique les auteurs arabes ne disent rien
de Hama dans le récit de cette expédition, il est à croire qu’on s’en empara
avant que dépasser outre pout aller à Schizar. Dans cette dernière ville, les
habitants tuèrent le gouverneur qui voulait se défendre, et portèrent les clefs
au général sarrasin. Il les traita humainement, sans les obliger même à changer
de religion. Maître de ces trois places, il revint sur ses pas, et reparut
devant Emèse, lorsqu’il y était le moins attendu.
Dès le premier jour les habitants, résolus de se
défendre, firent sortir cinq mille cavaliers bien armés et pleins de courage,
qui tombèrent sur les Sarrasins occupés du campement, et en tuèrent un grand
nombre. Pendant deux mois que dura le siège, ce ne furent que combats
continuels, où les assiégés avaient presque toujours l’avantage, malgré le
nombre supérieur des Sarrasins. Dans une de ces actions, Khaled fit preuve d’une
vigueur extraordinaire. Son épée s’étant rompue, tandis qu’il se battait contre
un cavalier, il se jeta sur lui, le saisit et le serra si fortement qu’il lui
brisa les côtes, et le renversa mort de son cheval. Enfin , par le conseil de Khaled,
les Sarrasins eurent recours à la ruse. Ils décampent en tumulte, et feignent
de prendre la fuite; les habitants les poursuivent assez loin: alors les
Sarrasins, faisant volte-face, les enveloppent et les taillent en pièces. Le
gouverneur, qui s’était distingué par son courage dans toutes les sorties, fut
tué en combattant. La place qui depuis longtemps manquait de vivres, dénuée
alors de troupes et de commandant, consentit à capituler. Les Sarrasins ne se
rendirent pas difficiles; ils apprenaient, ce qu’on ignorait dans la ville, que
l’empereur avait fait un dernier effort, et qu’ils allaient incontinent avoir
sur les bras une armée formidable. Dans une conjoncture si pressante, ils se
contentèrent de la parole des habitants, dont ils reçurent des otages, sans se
donner le temps de prendre possession de la ville, et se mirent en marche pour
livrer une bataille, qui allait décider du sort de la Syrie.
Héraclius avait rassemblé toutes les forces de l’Asie et
de l’Europe, dont il avait donné le commandement à un général nommé Vahan.
Djabalah, roi des Arabes de Ghassan1, chrétien de religion, y avait joint ce
qu’il avait de soldats a. Si l’on veut en croire Elmacin, l’armée romaine était
de deux cent quarante mille hommes, mais, selon toute apparence, il en faut au
moins rabattre la moitié, et c’en eût encore été trop aux Scipions et à César,
avec des soldats tels que les leurs; pour subjuguer l’univers. Vahan donna
ordre à Djabalah de marcher toujours à la tête avec ses Sarrasins, disant qu’il
n’y avait rien de tel que le diamant pour couper le diamant. Cette armée, aussi
insupportable aux provinces que les ennemis mêmes, s’abandonnait sur son
passage à toute sorte de désordres, funeste présage pour le succès. Le bruit de
son approche effraya d’abord les Sarrasins; plusieurs d’entre eux voulaient se
retirer en Arabie; mais les plus braves s’écrièrent qu’ils aimaient mieux
mourir pour la défense de cette contrée opulente et délicieuse, qu’ils venaient
de conquérir au prix de leur sang, que de retourner dans leurs déserts pour y
traîner une vie pauvre et misérable. Leur armée était de trente-six mille
hommes. Ils se rendirent près de la ville d’Yarmouk, sur les bords d’une
rivière de ce nom. Vahan vint camper à leur vue, mais il ne se pressa pas de
donner bataille. Il avait ordre de l’empereur de faire des propositions de paix
: elles furent rejetées. Il se passa plusieurs jours en pourparlers. Les
Sarrasins tentèrent inutilement d’engager Djabalah à garder la neutralité.
Khaled irrité de sa résistance attaqua pendant la nuit son quartier; il y jeta
le désordre, et massacra un assez grand nombre de ses Arabes; mais il y laissa
prisonniers les trois plus braves officiers des troupes sarrasines, Dérar, Rafy
et Yézid.
A la première nouvelle qu’Abou-Obéïda avait reçue de la
marche des Romains, il avait dépêché un courrier au khalife, pour demander le
secours de ses prières et un renfort de troupes. A l’arrivée du courrier, Omar
monta en chaire dans la mosquée de Médine, et représenta aux Musulmans de quel
mérite il était de combattre pour la cause de Dieu. Il répondit à son général
par une lettre remplie de consolations spirituelles tirées de l’Alcoran; il lui
envoya sa bénédiction, et ce qui valait mieux sans doute, huit mille hommes
sous le commandement de Saïd, capitaine d’une grande valeur, qui, ayant
rencontré dans sa marche le gouverneur d’Amman à la tête de cinq mille hommes,
les tailla en pièces sans qu’il en restât un seul. Les vainqueurs arrivèrent au
camp, portant nu bout de leurs lances les têtes écorchées des ennemis :
spectacle affreux qui ralluma le courage de l’armée sarrasine.
En attendant ce secours, Abou-Obéïda amusait les
Chrétiens par des conférences. Khaled fut un des négociateurs. Il se fit
accompagner de cent Sarrasins. Vahan voulait que Khaled vînt le trouver seul,
ce qu’il refusa. On prétendit l’obliger, lui et toute sa troupe, de mettre pied
à terre à l’entrée de la tente de Vahan et de rendre leurs épées : il rejeta
fièrement tout ce cérémonial, et il fallut lui permettre d’entrer comme il
voulut. Le Sarrasins trouvèrent le général romain assis sur une estrade élevée,
et des sièges préparés pour eux. Ils ôtèrent les sièges, et s’assirent à terre.
Vahan leur en demandant la raison : Dieu, dit Khaled, a donné la
terre aux Musulmans pour leur servir de siège, et c'en est un plus riche que
les plus superbes tapis des Chrétiens. Vahan se plaignit d’abord des
hostilités des Sarrasins; Khaled lui répondit ce qu’il ovulut. Le Romain,
étonné de la noblesse de ses réponses, ne put s’empêcher de lui témoigner que
sa visite lui donnait de l’estime pour les Arabes, qu’on lui avait dépeints
comme une nation ignorante et stupide. Nous étions tels en effet, reprit
Khaled, avant que Dieu, nous eût envoyé Mahomet son prophète pouf nous
apprendre à distinguer la vérité d’avec l’erreur. Dans le cours de la
conférence, Vahan et Khaled s’échauffèrent, et le Sarrasin s’emporta jusqu’à
dire qu’un jour il verrait Vahan conduit à Omar, la corde au cou, pour avoir la
tête tranchée. Vahan répondit: Tu ne me parles sans doute avec tant d’insolence,
que par confiance dans le droit des gens qui met à couvert les ambassadeurs :
mais je te châtierai dans la personne des trois prisonniers tes amis, auxquels
je vais sur-le-champ faire trancher la tête.
Prends bien garde à ce que tu vas faire, reprit Khaled en fureur, je jure par le nom de Dieu, par Mahomet, et
par le saint temple de la Mecque, que si tu les fais mourir je te tuerai tout à
l'heure de ma propre main, et que les Musulmans qui sont ici tueront chacun
leur homme, quoiqu’il puisse en arriver. En même temps il se lève et tire
son épée : tous les Sarrasins en firent autant. Vahan effrayé ne jugea pas à
propos d’éprouver si Khaled tiendrait parole: il se radoucit, et lui dit qu’il
ne voulait point avoir de démêlé avec lui au sujet des prisonniers. Ils
remirent leurs épées dans le fourreau, et le reste de la conférence se passa
tranquillement. Vahan fit même présent des prisonniers à Khaled, et lui demanda
la tente d’écarlate qu’il avait apportée et dressée vis-à-vis de celle du
général romain. Khaled la donna de bonne grâce, et ne voulut rien accepter de
ce que Vahan lui offrait en échange, estimant plus que tous tes trésors des
Romains la liberté des trois plus vaillants officiers de son armée.
Les conférences n’ayant fait qu’animer de plus en plus
les deux partis, on se prépara de part et d’autre à combattre. Abou-Obéïda
remit à Khaled le commandement de l’armée. Ce sage général, excellent pour le
conseil, avait l’âme assez grande pour reconnaître sans jalousie la supériorité
que Khaled avait sur lui dans l’exécution. Il se tint à l’arrière-garde sous le
drapeau jaune, sous lequel Mahomet avait combattu. La présence du général et la
vue de ce redoutable drapeau était une puissante barrière pour empêcher les
Sarrasins de prendre la fuite. Ce fut pour la même raison qu’on plaça les
femmes derrière l’armée. Abou-Sofian, un des principaux capitaines, chargé
d’exhorter les soldats, leur dit pour toute harangue : Musulmans, songez que
le paradis est devant vous, le diable el le feu de l’enfer derrière. Les
deux armées s’ébranlèrent, et les Romains, très-supérieurs en nombre,
renversèrent du premier choc la cavalerie, arabe, et la séparèrent du reste de
l’armée. Mais les fuyards furent si mal reçus des femmes qui les accablaient
d’insultes, qu’ils aimèrent mieux retourner au combat que d’essuyer un si
sanglant affront. Repoussés encore, ils entraînèrent avec eux Abou-Sofian, qui
reçut au visage un grand coup de piquet de tente de la main d’une femme. En-fin
les Sarrasins, trois fois repoussés et trois fois obligés par les femmes de
retourner à la charge, commençaient à prendre l’avantage, lorsque la nuit
sépara les combattants. Abou-Obéïda la passa partie en prière, partie à visiter
le camp, à encourager ses soldats, à consoler les blessés, à les panser de ses
propres mains, en leur disant que les ennemis souffraient les mêmes douleurs,
mais qu’ils n’étaient pas soutenus par les mêmes espérances.
Le lendemain, le jour commençant à paraître, on vit les
deux armées déjà rangées en bataille, et le combat se ralluma avec la même
fureur. Les archers chrétiens tiraient si promptement et si juste, que sans
compter les autres Sarrasins tués ou blessés, sept cents perdirent un œil ou
les deux yeux, ce qui fit nommer cette journée; la journée de l’aveuglement.
Ces aveugles se firent gloire toute leur vie de ces blessures, et furent
honorés comme des martyrs. Malgré les efforts désespérés des Sarrasins, ils auraient
succombé sans le courage des femmes. Caula, sœur de Dérar, fut blessée et
renversée par terre; Oseïra, autre femme, la vengea en faisant sauter d’un coup
de sabre la tête à celui qui l’avait blessée. Lui ayant ensuite demandé comment
elle se trouvait : Fort bien, répondit Caula, car je vais mourir.
Cependant elle ne mourut pas, et elle passa la nuit suivante à visiter et à
panser les blessés.
Le jour finit encore sans décider la victoire; mais la
brutalité plus que barbare de quelques officiers romains causa leur perte. Ils
s’étaient retirés chez un chrétien fort riche de la ville d’Yarmouc, pour se
reposer des fatigues de deux si sanglantes journées. Ils y trouvèrent l’accueil
le plus honnête. Déjà échauffés par les agitations de deux cruelles batailles,
ils se remplirent de vin; et ayant perdu la raison, ils violèrent la femme de
leur hôte, et coupèrent la tête à un petit enfant qui troublait par ses cris la
violence qu’on faisait à sa mère. La dame éplorée ayant pris entre ses mains la
tête de son fils, l’alla porter à Vahan, et lui raconta l’horrible emportement
de ses officiers, lui demandant justice. Vahan occupé d’autres soins ne
l’écouta pas, et la congédia brusquement. Le mari outré de désespoir se vengea
sur toute l’armée. Il alla secrètement trouver les chefs des Sarrasins, leur
fit part de son dessein, et revint ensuite dire à Vahan qu’il était en état de
rendre aux Romains un service signalé. En même temps il lui débita un projet
chimérique, qu’il n’avait nulle intention d’exécuter. Le général, qui comptait
sur sa fidélité et sur sa hardiesse également connues, lui permit de prendre
autant de soldats qu’il jugerait à propos, et leur ordonna de lui obéir. Il
prit l’élite de l’armée, et la conduisit au bord de la rivière d’Yarmouk,
très-profonde, et guéable seulement dans un endroit qu’il avait indiqué aux
ennemis. A peine y est-il arrivé, que cinq cents chevaux sarrasins viennent
escarmoucher, et, feignant de prendre la fuite, se jettent dans la rivière et
traversent le gué. Les Chrétiens à l’ordre du commandant se précipitent avec
ardeur pour les poursuivre, et ne connaissant pas le gué, ils sont tous
ensevelis dans les eaux. Il se livra encore plusieurs combats les jours
suivants, toujours au désavantage des Chrétiens, qui furent enfin entièrement
défaits. Ils perdirent dans cette funeste campagne plus de cent mille hommes
tant tués que prisonniers. Il n’en périt pas cinq mille du côté des Musulmans.
Ces batailles se livrèrent dans le mois de novembre. Djabalah intimidé par le
succès des armes des Arabes se fit mahométan. Cette tribu de Gassan avait
depuis longtemps embrassé le christianisme, et elle eut cinq rois du nom d’Aretas,
qui sont connus dans l’histoire. Mais Djabalah, ayant eu bientôt quelque sujet
de mécontentement de la part d’Omar, quitta son pays dont les Musulmans
s’emparèrent, abjura le mahométisme et alla passer le reste de ses jours à
Constantinople.
Un mois après la défaite des Romains, Abou-Obéïda reçut
ordre d’aller assiéger Jérusalem. Il fit partir Khaled au commencement de
l’année 637 avec une partie de l’armée. Lorsque les Sarrasins parurent devant
la ville, les habitants se disposèrent à la défense, et dressèrent les machines
sur leurs murailles. Ils rejetèrent les deux propositions des Sarrasins, qui
commencèrent l’attaque le lendemain, après la prière que toute l’armée avait coutume de faire en
commun au point du jour. Tous récitèrent à haute voix ces paroles de l’Alcoran
: Peuples, entrez dans la terre sainte que Dieu vous a destinée. Les
attaques durèrent dix jours et les assiégés se défendirent avec courage. Le
onzième, Abou-Obéïda vint au siège avec le reste des troupes. Pendant quatre
mois il ne se passa aucun jour sans combat; les assiégeants ne souffrant pas
moins des rigueurs de la saison que de la résistance des assiégés. Mais enfin
les Chrétiens, sans espérance de secours, cédèrent à l’opiniâtreté des
Sarrasins, et prirent le parti de capituler. Le patriarche Sophronius parut sur
la muraille, et ayant demandé à parler au général msulman, il lui dit par la
bouche d’un interprète : Que Jérusalem était la cité sainte, et que
quiconque entrait en ennemi sur son territoire consacré par les pas du Fils de
Dieu, s’attirait la colère du ciel.
« Nous savons, répondit le général, que Jérusalem est a
une ville sacrée ; que notre prophète y fut transporté dans cette nuit
miraculeuse, pendant laquelle il monta au ciel et s’entretint avec Dieu même.
Nous savons que c’est le berceau et le tombeau des prophètes; et c’est à tous
ces titres que cette ville nous est chère; nous sommes plus dignes que vous de
la posséder. Aussi ne cesserons-nous de l’assiéger, jusqu’à ce que Dieu l’ait
mise entre nos mains, comme il nous a livré tant d’autres places. »
Sophronius consentit à capituler, pourvu que ce fût avec
le khalife en personne.
Omar, informé de cette convention, se mit en marche dans
un équipage dont l’austère simplicité serait aujourd’hui remarquable dans le chef
d’un ordre religieux. Aussi peut-on dire que, dans ces premiers temps, la
nation entière était une société religieusement fanatique, qui conciliait une
dévotion grossière, une obéissance aveugle, une étroite austérité, avec
l’esprit de conquête, l’intrépidité du courage, la constance opiniâtre dans ses
ambitieux projets, le mépris des autres nations, et le zèle le plus
sanguinaire. Rien de plus simple que l’extérieur de cet homme, qui du fond de
sa retraite de Médine bouleversait alors la Syrie et la Perse, méditait
l’invasion de l’Egypte, et préparait pour ses successeurs les ressorts de la
monarchie universelle. Il avait fort peu de suite. Il montait un chameau chargé
de deux sacs : l’un contenait la provision ordinaire des Arabes, c’est-à-dire,
de l’orge, du riz, ou du froment bouilli et mondé; l’autre renfermait des
fruits. Devant lui était une outre remplie d’eau; derrière lui un grand plat de
bois. Il mangeait avec ses gens sans distinction. Arrivé au camp, il débuta par
un sermon; et ayant aperçu des Sarrasins vêtus d’habits de soie, qu’ils avaient
gagnés au pillage, il les fit traîner dans la boue le visage contre terre, et
commanda que l’on mît en pièces leurs magnifiques habits. Sa tente n’était que
de poil; il n’avait d’autre siège que la terre.
Après quelques conférences avec Sophronius, on convint
des conditions. Comme cette capitulation a servi dans la suite de modèle aux
Musulmans, j’en rapporterai les articles d’après les auteurs arabes de l’histoire
de Jérusalem1.
« Au nom de Dieu très-miséricordieux. De la part d’Omar
aux habitants d’Ælia, ( on appelait ainsi Jérusalem du nom de famille de
l’empereur Hadrien qui l’avait rétablie ). Ils seront protégés; ils
conserveront la vie et leurs biens. Leurs églises ne seront pas démolies; eux
seuls en auront l’usage; mais ils n’empêcheront pas les Musulmans d’y entrer ni
jour ni nuit; ils en ouvriront les portes aux passants et aux voyageurs; ils
n’érigeront point de croix au-dessus; ils ne sonneront point les cloches, et se
contenteront de tinter; ils ne bâtiront de nouvelles églises, ni dans la ville,
ni dans son territoire. Si quelque voyageur musulman passe par leur ville, ils
seront obligés de le loger et de le nourrir gratuitement pendant trois jours.
On ne les obligera point d’enseigner l’Alcoran à leurs enfants : mais ils ne parleront
point ouvertement de leur religion aux Musulmans, ne solliciteront personne à
l’embrasser, et n’empêcheront point leurs parents de la quitter pour ce faire
profession du musulmanisme. Ils ne montreront pas publiquement dans les rues
leurs croix et leurs livres. Ils témoigneront du respect aux Musulmans, et
céderont leur place lorsque ceux-ci voudront s’asseoir. Ils ne seront pas vêtus
comme eux; ils ne porteront ni leurs bonnets, ni leurs turbans, ni leur
chaussure; ils garderont partout un habillement distinctif, et ne quitteront
jamais la ceinture. Ils ne partageront pas leurs cheveux comme les vrais
fidèles. Ils ne parleront pas la même langue, ne prendront pas les mêmes noms,
et ne se serviront pas de la langue arabe dans les devises de leurs cachets.
Ils n’iront point à cheval avec des selles. Ils ne porteront aucune sorte
d’armes. Ils ne vendront point de vin.
Ils ne prendront chez eux aucun domestique qui ait servi un Musulman. Ils
payeront ponctuellement le tribut. Ils reconnaîtront le khalife pour leur
souverain, et ne feront jamais, ni directement, ni indirectement, rien de
contraire à son service. »
A ces conditions ils eurent liberté de religion, en
payant le tribut que les vainqueurs jugèrent à propos de leur imposer, et l’on
continua de voir arriver à Jérusalem des pèlerins chrétiens de toutes les
contrées de l’univers. Ce fut ainsi, qu’au mois de mai 637, la ville sainte
tomba entre les mains des plus mortels ennemis du christianisme, qui en sont
toujours demeurés maîtres, excepté dans l’intervalle d’environ quatre-vingt-dix
ans, qu’elle fut possédée par les Chrétiens du temps des croisades.
La capitulation étant signée de la main d’Omar, les
habitants ouvrirent les portes, et le khalife entra seulement avec les gens de
sa suite. Il était accompagné du patriarche, avec lequel il s’entretenait
familièrement, lui faisant diverses questions sur les antiquités de la ville.
Entre autres endroits célèbres, il visita l’église de la Résurrection, et
s’assit au milieu. Sophronius ne put s’empêcher de dire en langue grecque aux
Chrétiens qui l’accompagnaient, que c’était là véritablement l’abomination de
la désolation, qui devait s’établir dans le lieu saint, selon la prophétie de
Daniel , et les larmes coulèrent en abondance de ses yeux. Après les avoir
essuyées, il s’approcha d’Omar, qui était vêtu d’un méchant habit de poil de
chameau, sale et déchiré, et il eut beaucoup de peine à l’engager à se revêtir
d’une autre robe, pendant quelques moments qu’on employa à laver ses haillons,
qu’il reprit aussitôt. L’heure de la prière des Musulmans étant venue, Omar
demanda au patriarche une place où il pût s’acquitter de ce devoir
indispensable. Le patriarche lui ayant dit de la faire où il était, le khalife
le refusa. Sophronius le conduisit à l’église de Constantin, et fit étendre une
natte pour lui; mais il ne voulut pas non plus prier en cet endroit, et se retira
seul sur les degrés du portique oriental de cette église, où il se mit à
genoux, et fit sa prière. S’étant relevé ensuite : Vous ignorez sans doute, dit-il au patriarche, pour quelle raison j’ai refusé de prier Dieu dans une
église chrétienne; c’est par égard pour vous; les Musulmans ‘ en seraient
saisis aussitôt, et rien n’aurait pu les empêcher de prier eux-mêmes dans une
église où le khalife aurait prié. Il demanda au patriarche en quel lieu il
pourrait bâtir une mosquée; le prélat lui montra l’endroit où était la pierre
sur laquelle Jacob s’endormit, lorsqu’il eut la vision de l’échelle
mystérieuse. Cette pierre était couverte d’ordures accumulées depuis longtemps.
Omar fit assembler un grand nombre de Musulmans pour nettoyer ce lieu; il mit
lui-même la main à l’œuvre, et prit dans sa veste autant qu’il put de ces
ordures, qu’il porta loin de là. Les Musulmans, à son exemple, mirent bientôt
la pierre à découvert, et l’on travailla sur-le-champ à bâtir la mosquée. Le
bâtiment commençait à s’élever, lorsqu’il s’écroula tout-à-coup. Les Juifs plus
ennemis des Chrétiens que les Musulmans mêmes, persuadèrent au khalife que cet
édifice ne pourrait subsister tant qu’il y aurait une croix élevée sur le mont
des Olives; il la fit abattre, et à cette occasion, les Musulmans détruisirent
toutes les croix. Omar se rendit à Bethléem, entra dans l’église bâtie sur le
lieu même où était né le Sauveur, et y fit sa prière. Mais pour empêcher que
les Sarrasins ne s’en rendissent les maîtres, il donna au patriarche une
sauvegardé signée de sa main, portant défense aux Musulmans de prier dans cette
église plus d’un seul à la fois. Malgré ces précautions, les Musulmans s’en
emparèrent dans la suite, ainsi que de la moitié du portique de Constantin à
Jérusalem, et ils bâtirent une mosquée dans ces deux endroits. Omar divisa la
Syrie en deux parties : Abou-Obéïda fut chargé du gouvernement de tout le pays,
entre le Hauran et Halep, avec ordre d’en achever la conquête. Yézid eut pour
son département la Palestine et les côtes de la mer. Amrou eut ordre de leur
prêter la main à tous deux, et d’envahir l’Égypte, lorsque toute la Syrie
serait soumise2. La douleur de la prise de Jérusalem abrégea les jours de
Sophronius. Ce saint prélat, zélé défenseur de la foi de l’Église contre les
Monothélites, fut remplacé par un intrus fort différent de lui pour les mœurs
et pour la doctrine. Sergius, évêque de Joppé, n’eut ni scrupule ni honte de
faire sa cour aux Sarrasins, pour parvenir au rang de patriarche. Mais ni lui,
ni ses successeurs, pendant soixante ans, ne furent reconnus par l’Église
romaine, qui nomma des vicaires de l’église de Jérusalem pendant la vacance du
siège. Avant que de retourner à Médine, Omar se présenta en personne devant
Ramla, qui n’était éloignée de Jérusalem que de sept à huit lieues. Arténon,
qui commandait dans la place, la rendit aux Sarrasins, sans oser faire de
résistance.
Omar étant parti pour Médine, ses généraux se mirent en
devoir d’exécuter leurs ordres. Yézid marcha vers Césarée; mais la trouvant
bien fournie de toutes sortes de munitions, envoyées depuis peu par mer avec un
renfort de deux mille hommes, il n’osa l’attaquer, et alla rejoindre
Abou-Obéïda qui marhait vers Halep. C’était une ville riche et de grand
commerce. La prise de Kinesrin et d’Alhadir1 y avait déjà jeté l’alarme. Le
gouverneur nommé Youkinna faisait sa résidence dans le château, le plus fort de
toute la Syrie, avec douze mille hommes de troupes. Il i se mit à leur tête
pour combattre les Sarrasins. Abou-Obéïda avait fait prendre les devants à un
détachement de mille hommes, sous les ordres de Caab. Youkinna tomba sur eux,
en tua deux cents, et blessa la plupart des autres. Cependant ils tinrent ferme
jusqu’à la nuit, qui fit cesser le combat. Pendant la nuit, les principaux
habitants d’Halep, plus attachés à leur commerce qu’à l’empire et à leur
religion même, s’assemblèrent en secret, et ayant résolu de se rendre, ils députèrent
trente d’entre eux au général sarrasin, qui était arrivé à la veille à
Kinesrin. Ils lui apprirent qu’Youkinna était sorti de la ville pour aller
attaquer Caab. Le général traita avec eux, leur promit sûreté, et leur fit prêter
le serment en usage chez les chrétiens. Youkinna, instruit de cette démarche,
abandonna les Sarrasins, dont il avait dessein d’achever la défaite, dès que le
jour paraîtrait, et se hâta de regagner le château. Il en sortit bientôt avec
ses troupes, et fit main-basse sur les habitants, qui de leur côté avaient pris
les armes. Il en avait déjà tué trois cents, sans épargner soi propre frère qui
intercédait pour eux, lorsque Khalec arriva, et le força de rentrer dans le
château,, après lui avoir tué trois mille hommes. Le gouverneur se pré parait à
la défense, tandis que les habitants livraient aux Sarrasins quarante soldats
de la garnison, qu’ils avaient pris, et dont sept seulement voulurent sauver
leur vie en se faisant mahométans ; les autres eurent la tête tranchée. Les
Sarrasins donnèrent un assaut qui dura tout le jour, et furent repoussés avec
courage. Youkinna fit sur eux une sortie pendant la nuit; il en tua soixante,
et se retira avec cinquante prisonniers, auxquels il fit le lendemain trancher
la tête sur la muraille. Un détachement qu’il fit sortir la nuit suivante ne
fut pas si heureux. Ils tuèrent d’abord cent trente fourrageurs; mais ils
furent surpris à leur tour: Khaled les tailla en pièces, et en réserva trois
cents, qui furent le lendemain, par représailles, décapites devant le château.
Le siège durait depuis quatre mois, et le Sarrasin, rebuté d’une si longue
résistance, songeait à se retirer, lorsqu’il reçut d’Omar un renfort de
troupes, avec un ordre exprès de ne pas abandonner la ville, qu’elle ne fût
prise. Enfin, un esclave sarrasin nommé Damés, suivi seulement de trente
hommes, escalada le château pendant une nuit, et en ouvrit les portes. Les
assiégés demandèrent quartier ; on le fit a ceux qui se rendirent mahométans,
et Youkinna, aussi mauvais chrétien que brave capitaine, donna l’exemple de
l’apostasie. Les autres furent passés au fil de l’épée : on n’épargna que les
vieillards, les femmes et les enfants.
Déjà maîtres de la plus grande partie de la Syrie, les
Sarrasins songèrent à couronner leurs exploits par la prise d’Antioche. Cette
ville capitale de tout l’Orient, rivale d’Alexandrie, le cédait à peine à
Constantinople, résidence des empereurs. Héraclius, croyant toujours régner en
Syrie tant qu’il conserverait cette puissante cité, hasarda pour lors ce qu’il
avait de plus cher au monde après ses plaisirs. Il envoya par mer son fils
Constantin, avec une flotte chargée de troupes amenéès d’Égypte. L’impératrice,
qui destinait la couronne à son fils Héracléonas, ne l’empêcha pas sans doute
d’exposer l’héritier présomptif de l’empire à des dangers qu’il s’épargnait à
lui-même. L’arrivée du jeune empereur et de ses troupes rassura les habitants
d’Antioche, tremblants au bruit de tant de places qui tombaient autour d’eux. Ce renfort donna même aux Romains le moyen de
reprendre l’offensive. Ils vinrent en grande force chercher dans Émèse
Abou-Obéïda, qui s’y était retiré après la conquête d’Halep. Les progrès de
l’armée impériale amenèrent un soulèvement dans la Syrie; les habitants de
Kinesrin et tous les Arabes de la tribu de Ténoukh rompirent la paix qu’ils
venaient de faire avec les Musulmans, et vinrent se joindre aux Romains, dont
les forces furent encore grossies par trente mille hommes qui leur arrivèrent
de Mésopotamie. Khaled, qui occupait alors le nord, de la Syrie, dont il avait
conservé le gouvernement, vint rejoindre son chef, qu’il exhorta à marcher sans
délai aux ennemis. Celui-ci, convaincu de son infériorité, préféra se
retrancher et attendre les secours qu’il avait demandé au khalife. Omar ne
tarda pas à le tirer d’embarras; il donna ordre à Saad, fils d’Abou-Wakkas, qui
commandait dans l’Irak contre les Perses, de détacher quarante mille hommes
sous le commandement de Kaakaa, fils d’Amrou, pour aller rejoindre Abou-Obéïda,
tandis que lui-même tenterait une diversion dans la Mésopotamie. Cette
opération amena la retraite des troupes de cette, province, qui abandonnèrent
l’armée romaine pour défendre leur pays. L’exemple des troupes de Mésopotamie
fut imité par les habitants de Kinesrin, qui revinrent dans leurs foyers, où
ils implorèrent la clémence de Khaled. L’armée romaine, affaiblie et
découragée, ne fut plus en mesure de combattre et de se défendre contre les
forces d’Abou-Obéïda considérablement accrues; elle fut défaite , et obligée de
chercher au plus vite un asyle dans les murs d’Antioche, laissant comme avant
toute la Syrie septentrionale au pouvoir des Arabes.
Les Sarrasins
s’approchaient pour commencer le siège; mais Youkinna, qui les servait avec
autant d’ardeur qu’il les avait combattus, leur conseilla de s’emparer
auparavant du château d’Azaz, situé entre Halep et Antioche, et capable
d’incommoder également ces deux villes. Il leur offrit de les rendre maîtres de
cette place importante, où commandait Théodore son cousingermain. Il ne
demandait pour cette expédition que cent hommes vêtus à la grecque, qui
seraient suivis de mille autres Sarrasins, avec leurs habits ordinaires. Il ne
doutait pas qu’il ne fut bien reçu par son cousin, en lui déclarant qu’il
n’avait embrassé le mahométisme qu’en apparence, jusqu’à ce qu’il trouvât
occasion de s’échapper. Il devait ensuite se jeter pendant la nuit sur la
garnison, et faire entrer les mille autres Sarrasins. On lui promit de grandes
récompenses. Mais ce projet fut découvert par un espion, qui en instruisit
Théodore par le moyen d’un billet attaché sous l’aile d’un pigeon, Théodore
envoya aussitôt demander du secours à Lucas, gouverneur d’Arravendan, à neuf ou
dix lieues d’Azaz. Youkinna arrivé au chateâu fut arrêté par Théodore, qui le
fit enfermer avec sa troupe. Cependant Malec, chef des mille autres Sarrasins,
surprit Lucas qui amenait cinq cents chevaux, et l’enveloppa. Il habilla ses
gens de la dépouille de ces prisonniers, envoya dire à Théodore que Lucas
venait à son secours, et se mit en marche. En approchant des murs pendant la
nuit, il entendit de grands cris, mêlés du son des trompettes. C’étaient les
suites d’une scène horrible qui venait de se passer dans le château. Théodore
avait deux fils, Luc et Léon, tous deux éperdument amoureux de la fille
d’Youkinna. Léon offrit au prisonnier de rompre ses chaînes, et même de tuer
son propre père, si Youkinna lui promettait sa fille. Youkinna lui ayant donné
sa parole, Léon le mit en liberté avec ses Sarrasins, et leur rendit leurs
armes. Il courut en même temps pour aller tuer son père, qu’il croyait trouver
endormi; mais il le trouva mort. Luc, son frère, animé de la même espérance, et
possédé de la même fureur, l’avait prévenu dans cet exécrable parricide. Les
Sarrasins, se voyant en liberté, se jetèrent sur la garnison qu’ils
massacrèrent. Malec arriva dans ce moment, et ayant appris l’action de Luc , il
lui donna sa bénédiction, avec de grands éloges, pour avoir sacrifié son père
au désir d’embrasser la sainte religion de Mahomet.
Youkinna, non content d’une perfidie, en méditait une autre.
Il voulut rendre les Sarrasins maîtres d’Antioche. Il, prit avec lui deux cents
renégats ; lorsqu’il fut près de la ville, il en choisit quatre pour l’accompagner,
et commanda aux autres de suivre la grande route des caravanes, et de faire
semblant de fuir deant les Sarrasins. Il prit ensuite un chemin détourné.
Quelques soldats du jeune empereur l’ayant rencontré, l’interrogèrent, et dès
qu’ils surent que c’était le gouverneur d’Halep, ils le conduisirent au prince.
Constantin en le voyant ne put retenir ses larmes, déplorant son apostasie,
dont il était informé. Le perfide s’excusa sur le dessein qu’il avait eu de
sauver sa vie pour la sacrifier au service de sa majesté; il ajouta : Qu’ayant
trouvé l’occasion d’échapper d’Azaz, il l’avait saisie avec joie, pour rentrer
dans le sein delà vraie religion; que la vigoureuse défense d’Halep prouvait
assez sa fidélité. Le prince trompé par ces belles paroles le traita
favorablement, et les deux cents renégats étant arrivés peu après, il lui en
donna le commandement. Haïm, fils de Djabalah, qui courait, dans les environs
d’Antioche, y amena deux cents prisonniers sarrasins, entre lesquels était le
brave Dérar. Constantin leur fit diverses questions sur Mahomet et sur sa
doctrine; ils y répondirent avec l’assurance que leur inspirait le fanatisme.
Cependant Yézid, conjointement avec Abou-Obéïda, approchait, et était éjà maître
d’un pont peu éloigné d’Antioche, que l’on nommait le pont de fer. Ce pont
était défendu par deux tours garnies de trois cents soldats. Mais ceux-ci ayant
été châtiés quelques jours auparavant à cause de leur négligence, livrèrent les
tours aux ennemis. Lejeune prince, irrité de cette trahison, voulait faire
mourir les deux cents prisonniers; Youkinna l’en détourna, sous prétexte qu’ils
serviraient à faire des échanges.
Le plus grand malheur des Romains dans ces temps de
décadence est d’avoir mérité leurs disgrâces. Bien éloignés de ce qu’ils
avaient été au temps de Pyrrhus, ils ne se faisaient plus scrupule de cette
sombre et affreuse politique qui rampe au travers des crimes pour parvenir au
but qu’elle se propose. Constantin, au désespoi , ne se fiait ni sur la
fidélité, ni sur la valeur de ses troupes. Il crut que la voie la plus sûre et
la plus courte pour conjurer l’orage qui allait fondre sur Antioche était de
faire périr le khalife. C’était l’âme de toutes les armées des Sarrasins, et ce
coup terrible devait tenir leurs bras suspendus et les arrêter au fort de leur
course. Il envoya donc un assassin à Médine. Ce criminel attentat eut le succès
qu’il méritait. Tremblant à la vue d’Omar, l’assassin lui avoua même le dessein
du jeune empereur; et Omar, loin de perdre la vie, acquit encore la gloire de
pardonnera son meurtrier.
Les deux armées campaient devant Antioche. Le général
romain, nommé Nestorius, ne manquait pas de valeur. Il se distingua même dans
deux combats singuliers, dans lesquels il eut l’avantage. Mais son courage ne
put sauver l’armée chrétienne : elle fut entièrement taillée en pièces, après
un choc très-rude et un sanglant combat. Rien ne contribua plus à la défaite
des Romains qu’une nouvelle perfidie d’Youkinna. Dès que le combat fut engagé,
ce traître mit en liberté Dérar avec les deux cents prisonniers; et les ayant
réunis à sa troupe, il sortit de la ville, et alla joindre l’armée sarrasine. La
vue de ces nouveaux ennemis fit perdre cœur aux Chrétiens, qui s’imaginèrent
que tout le peuple d’Antioche venait fondre sur eux. La plaine de Possène, où se livra la bataille, fut jonchée
dé morts, et Hatton, qui vivait vers la fin du treizième siècle, rapporte qu’on
y voyait encore des ossements amoncelés, tristes monuments de cette funeste
journée. Les habitants, se voyant sans ressources, capitulèrent, et se
rachetèrent du pillage en payant trois cent mille pièces d’or, qui font plus de
quatre millions de notre monnaie. Yézid prit possession d’Antioche le ai août
638. Constantin en était parti depuis quelques jours, et s’était retiré à
Césarée. Grand nombre de chrétiens abandonnèrent la ville et se répandirent en
Occident, où ils transportèrent les reliques des saints qu’ils avaient sauvées
de la profanation. Le général sarrasin, craignant pour ses soldats les délices
de cette ville voluptueuse plus qu’il ne craignait les armes romaines , ne les
y laissa reposer que trois jours.
Les Romains échappés de la bataille s’étaient enfuis dans
les montagnes de Syrie, où s’étant ralliés, ils se trouvèrent encore au nombre
de trente mille hommes. Abou-Obéïda, par ordre d’Omar envoya un de ses
lieutenants pour détruire ces restes de l’armée vaincue. Mais comme il ne
s’attendait pas qu’ils fussent si considérables, il se contenta de donner à
Maïssarah, qu’il chargeait de cette expédition, trois cents Arabesavec mille
esclaves noirs. Maïssarah, qui croyait n’avoir qu’à donner la chasse à une
poignée de fugitifs, ayant atteint les Romains après beaucoup de fatigues, se
vit enveloppé d’une armée entière. Il trouva d’ailleurs l’entreprise plus
difficile qu’il ne le croyait; quoique l’été fut proche, il faisait néanmoins
un si grand froid dans ces montagnes, que les Arabes furent obligés de mettre
tous les habits qu’ils avaient, ce qui ne leur suffisait pas. Ils ne
rencontrèrent dans ces montagnes que des glaces et des neiges; ce qui était
extrêmement incommode pour des gens accoutumés à vivre dans un climat brûlant.
Maïssarah eut besoin de toute son activité pour gagner un poste avantageux, et
de toute sa bravoure pour s’y maintenir jusqu’à l’arrivée du secours qu’il
envoya demander à son général. Khaled accourut, suivi de trois mille chevaux.
Aïadh, fils de Ghanem, un autre des lieutenants
d’Abou-Obéïda, dont il était parent, le suivit de près avec deux mille hommes. Le
nom seul de Khaled valait une armée; la terreur vole avec lui et le devance au
camp des Romains; ils se retirent pendant la nuit, abandonnant tentes et
bagages.
Plusieurs des places situées dans les montagnes au nord
de la Syrie, telles que Tizin, Dolouk, Corhus, Raaban, tombèrent au pouvoir des
Arabes; Marasch, l’antique Germanicie, fut prise, ainsi que la forteresse de
Hadath. Cependant les Romains emmenèrent avec eux dans leur fuite un prisonnier
de la plus grande distinction entre les Sarrasins. C’était Abdallah, cousin-germain
de Mahomet. Ou le fit aussitôt partir sous bonne garde pour Constantinople. Le
khalife qui le chérissait, affligé d’une perte plus sensible pour lui que celle
d’une bataille, écrivit sur-le-champ à l’empereur, menaçant Constantinople et
tout l’empire, si on ne lui rendait Abd-allah. Héraclius, déja subjugué par la
terreur, n’osa éprouver l'effet de ces menaces; il relâcha ce dangereux
prisonnier, et envoya même à Omar des présents de grand prix : libéralité
servile, qui ne le rendait que plus méprisable.
Quoiqu’après la prise de Jérusalem Omar eût assigné à ses
généraux des départements séparés, cependant Abou-Obéîda, Yézid et Amrou
agissaient de concert dans une parfaite intelligence. Sans jalousie, sans
délicatesse sur leurs partages respectifs, ils préféraient l’intérêt commun à
un faux point d’honneur : toute entreprise devenait légitime, quand la nation
était servie. Le droit de bien faire ne leur semblait borné par aucun partage.
Césarée était du département d’Yézid; Amrou, attendant avec impatience la
réduction entière de la Syrie pour attaquer l’Égypte, marcha vers Césarée, où
le jeune empereur avait encore rassemble quarante mille hommes. C’était en
automne, et la saison étant déjà extrêmement rude, plusieurs Musulmans furent
saisis de froid au point de ne pouvoir suivre l’armée. Un vieux chrétien leur
fit boire du vin, comme un excellent remède pour recouvrer leur chaleur et
leurs forces. Ils en burent si largement, qu’ils n’en eurent que plus de peine
à gagner le camp. Amrou consulta sur ce point Abou-Obéïda, qui répondit qu’il fallait
que chacun des coupables reçût sur la plante des pieds le nombre de coups de
bâton déjà fixé par Omar en pareil cas : ce qui fut exécuté. Malgré la rigueur
de ce châtiment, ces Musulmans étaient si repentants de leur faute, qu’ils
croyaient ne pouvoir la réparer pleinement qu’en tuant le chrétien suborneur.
Ce qu’ils auraient fait, si Amrou ne l’eût soustrait à l’emportement de leur
zèle.
A l’approche des ennemis, Constantin sortit de la ville,
et les deux armées campèrent en présence une de l’autre. Le jeune prince ayant
désiré une entrevue, Amrou se rendit sans crainte au camp des Romains.
Constantin lui demanda quel droit les Sarrasins prétendaient avoir à la
possession de la Syrie : Le droit que confère le Créateur, répondit
Amrou; la terre appartient à Dieu ; il la donne pour héritage à qui lui
plaît de ses serviteurs; et c est le succès des armes qui manifeste sa volonté. Au reste, ajouta-t-il en s’adressant aux Romains qui étaient présents, je
vous offre un moyen de vous sauver; faites-vous mahométans, ou soumettez-vous à
payer tribut.
Les Romains ayant répondu qu’ils ne feraient ni l’un ni
l’autre : eh bien! reprit Amrou, il ne reste plus qu'à vider notre
différend par les armes. Après ces paroles, Amrou se retira, et l’on se
prépara de part et d’autre à la bataille.
Les deux armées attendaient le signal, lorsqu'on vit sortir
des rangs de l’armée chrétienne un officier richement vêtu, qui défia au combat
singulier le plus hardi des Sarrasins. Trois se présentèrent, et furent tués
successivement. Enfin Schourahbilr, un des plus braves, entra en lice, et
allait subir le même sort, si un cavalier de l’armée chrétienne n’eût accouru
en ce moment et n’eût abattu d’un coup de sabre la tête à l’officier vainqueur.
Après ce coup imprévu qui étonna également les deux armées, il s’alla jeter
entre les Sarrasins. C’était un Arabe, nommé Toleiaa, qui s’étant érigé en
prophète du vivant de Mahomet, avait été défait par Khaled et obligé de se
réfugier sur les terres de l’empire, où il s’était mis au service d’Héraclius.
En récompense de cette action, il obtint sa grâce d’Omar. La bataille qui se
livra ensuite ne fut pas de longue durée; le jour était fort avancé; la plupart
des soldats romains, nouvelles milices sans discipline et sans courage, se
débandèrent et prirent la fuite. La nuit étant survenue, Constantin se retira
dans Césarée, abandonnant son camp aux ennemis.
Ajnrou marcha droit à Césarée, où Yézid et Obéïda vinrent
le joindre pour attaquer ensemble Tyr et Tripoli. L’adresse d’Youkinna leur
épargna la peine d’assiéger Tripoli; il s’en rendit maître par trahison. A
peine était-il en possession de la ville, qu’il y arriva cinquante vaisseaux
venant des îles de Crète et de Cypre, chargés d’armes et de provisions pour les
troupes de Constantin. Les officiers de la flotte, ne sachant pas que Tripoli
avait changé de maître, y débarquèrent sans crainte: ils furent reçus à bras
ouverts par Youkinna, qui un moment après se saisit de leurs personnes et de
leurs navires; il lès remit à Khaled, qui venait d’arriver. Le succès de cette
perfidie en fit réussir une seconde. Youkinna monté sur ces mêmes vaisseaux
alla se présenter devant Tyr. Son arrivée causa beaucoup de joie; il apportait,
disait-il, des munitions et des troupes pour mettre la place en état de
défense. Il descendit à terre avec neuf cents hommes, qui furent logés dans la
ville. Mais ayant été trahi lui-même par un d’entre eux, il fut mis aux fers
avec sa troupe. On les aurait fait mourir sur-le-champ, sans un nouveau sujet
d’alarme. Yézid paraissait à la vue de Tyr avec deux mille hommes. Le
gouverneur suivi de la garnison sortit pour le combattre; et tandis que les
deux partis étaient aux mains, Youkinna et ses soldats furent mis en liberté
par un certain Basile, qui, déjà musulman dans le cœur, n’attendait que
l’occasion de se signaler en faveur des Sarrasins. Youkinna fait aussitôt
informer de sa délivrance les soldats qu’il avait laissés sur la flotte : ils
viennent se joindre à lui; il envoyé en même temps avertir Yézid de ce qui se
passait à Tyr. Le Sarrasin repoussait vigoureusement la garnison, et lui
coupait le retour. Tout s’accordait sans s’être concerté. On ouvre les portes;
les Sarrasins du dedans et ceux du dehors, s’étant réunis, font un grand
carnage des habitants. La plupart des Tyriens se firent mahométans pour éviter
la mort ou l’esclavage. Cette nouvelle ôta toute espérance à Constantin ;
il s’embarqua secrètement pendant la nuit au port de Césarée , pour retourner
à Constantinople. Après sa retraite, qui ne fut connue des habitants que le
lendemain, Césarée se rendit en payant pour sa sûreté deux cent mille pièces
d’or, qui font près de trois millions de notre monnaie1
Réduction entière de la Syrie.
Les autres villes de Syrie, Acre, (Joppé ou Jaffa),
Ramlah, Ascalon, Tibériade, Naplouse, qui est l’ancienne Sichem, se soumirent
incontinent. Sidon, Beryte, Gabala, Laodicée, suivirent leur exemple. Ce fut
ainsi que les Musulmans, dans l’espace de six années, se rendirent maîtres de
la Syrie, que les Romains possédaient depuis sept cents ans : contrée fameuse
entre toutes les contrées de la terre, par les merveilles que le Tout-Puissant
y avait opérées en faveur du peuple juif, par l’éclat et la puissance des
Séleucides, par les victoires des Romains, et infiniment plus encore par la
naissance, les miracles et la mort du Sauveur du monde. Les Chrétiens, en la
perdant, perdirent le berceau de leur religion, livré à la profanation d’une secte
impie. Le regret qu’ils en conçurent, perpétué de siècle en siècle, leur fit
sans cesse verser des larmes, et cinq cents ans après, des torrents de sang.
Leurs efforts tant de fois réitérés pour arracher la Terre-Sainte des mains des
infidèles leur ont été encore plus funestes que n’en avait été la perte.
A peine la conquête de la Syrie était-elle achevée, que
la province entière, mais surtout Emmaüs et ses e environs, furent ravagés par
une peste si cruelle, que les Arabes appellent cette année l’année de la mortalité.
Vingt-cinq mille Sarrasins, qui avaient survécu à tant de sièges et de
batailles, furent la victime de cette contagion. Ils perdirent plusieurs de
leurs plus fameux capitaines, Abou-Obéïda, Yézid, Schourahbil. Khaled, qui
échappa à ce fléau, mourut deux ou trois ans après d’une autre maladie.
L’année suivante vit commencer la conquête de l’Égypte.
Mais comme celle de la Mésopotamie, qui fut faite en même temps, se termina
dans l’espace d’une seule année, et que l’histoire ne nous en donne que peu de
détail, je vais d’abord la mettre sous les yeux du lecteur. Dès l’année 637,
Jean Catéas, gouverneur de l’Osrhoëne, effrayé des progrès rapides des Sarrasins,
était entré en négociation avec Aïadh, un des généraux d’Omar; et dans une
conférence qu’ils eurent ensemble à Kinesrinx, il était convenu de payer tous
les ans cent mille pièces d’or, à condition que les Sarrasins ne passeraient
pas l’Euphrate. De retour à Édesse, il avait envoyé à Aïadh le paiement de la
première année. L’empereur, irrité d’un traité si déshonorant fait à son insu,
exila Catéas, et envoya en Mésopotamie un général nommé Ptolémée. Aussitôt
Aïadh reçut ordre de passer l’Euphrate avec une puissante armée. Il était sur
le point d’assiéger Édesse, lorsque le gouverneur offrit de la rendre, pourvu
qu’on assurât la vie à la garnison romaine, et aux habitants la jouissance de
leurs biens et le libre exercice de leur religion. A ces conditions ils se
soumettaient à payer tribut. Ces propositions furent acceptées, et les Musulmans
prirent possession de la ville. Constantine fut prise d’assaut, et trois cents
Romains y périrent. Dara fut forcée et saccagée. Charres, ou Harran, Rouvrit
ses portes sans attendre l’attaque. Aïadh se rendit aisément maître de Saroudj
et de Callinicus, qui reprit son ancien nom de Racca. Il emporta Nisibe, [Tourabdin,
Mardin], et les autres places le long de l’Euphrate et du Tigre. Rhéséna, qui
prit ensuite le nom d’Aïn-Verda, et Circésium, qui conserva, le sien sous la
prononciation arabe, furent soumises par Amrou, fils de Saïd, et par Habib,
fils de Moslem, lieutenants d’Aïadh. La Mésopotamie, ainsi nommée par les Grecs
à cause des deux grands fleuves dont elle est presque entièrement environnée,
fut alors nommée Al-gesire, c’est à dire l’île. Les villes
anciennes conquises par les Sarrasins reprenaient dans tout l’Orient les noms
qu’elles avaient portés avant les conquêtes des Grecs. Le pays d’entre
l’Euphrate et le Tigre avait été autrefois habité par des Arabes, que la
fameuse inondation du lac Al-Arem avait obligés d’abandonner l’Arabie. Trois de
leurs tribus étaient venues s’y établir sous la conduite de trois chefs, Becr,
Modhar ètRabiah, qui partagèrent le pays en autant de provinces, et leur
donnèrent leur nom qu’elles portent encore aujourd’hui1. La conquête fut terminée
par la prise d’Amid, qui conserve son nom. Les Turcs la nomment Cara-Amid ou
Diarbékir, du nom de la province dont elle est capitale.
Selon quelques auteurs, ce fut en ce temps-là que Cufa
fut bâtie par Omar sur le lac de Rèhéma, à deux lieues au midi de Hira,
qu’Abou-bekr avait détruite. Mais cette ville subsistait avant Omar : c’est la même
qu’Akoula dans laChaldée. Cufa signifié sable rouge ou une
bâtisse de joncs et de roseaux couverts de terre; et ce nom fut donné à cette
ville, parce qu’elle ne fut d’abord qu’un assemblage de pareilles cabanes, sur
un terrain de sable rouge. Ruinée aujourd’hui, elle fut longtemps très-célèbre.
Les khalifes, dont elle a été le séjour avant qu’ils eussent bâti Bagdad, y
établirent une école qui devint très-florissante et rivale de celle de Basra.
Ç’est de cette école que les anciens caractères arabes ont pris le nom de
cufiques. Outre les Mahométans, il y avait dans cette ville des Chrétiens
nestoriens et jacobites sous la conduite de deux évêques.
Les Sarrasins n’avaient pas besoin de prétexte pour
entrer en Égypte. Mais l’audace imprudente du patriarche d’Alexandrie leur en
fournit un, qui donnait quelque apparence de justice à l’invasion de ces Barbares.
Quatre ans auparavant, Cyrus, prévoyant bien que les Sarrasins se jetteraient
en Égypte dès qu’ils seraient en possession de la Syrie, avait lié une intrigue
secrète avec Omar; et, sans consulter l’empereur, il promettait au khalife deux
cent mille pièces d’or de tribut annuel, s’il s’abstenait d’attaquer l’Égypte.
Le crédit de Mocaucas, avec lequel il était d’intelligence, lui avait fait
trouver une partie de cette somme, qu’il avait déjà envoyée à Médine. Mais ne
pouvant la recueillir tout entière sans l’autorité du prince, il se vit obligé
d’en demander la permission à l’empereur; lui faisant valoir cette convention
comme un grand service rendu à l’empire, et lui voulant persuader qu’on
pourrait lever sur les marchandises et sur le commercé de l’Égypte de quoi
satisfaire à cet engagement, sans aucune diminution des revenus de l’empereur. Il
ajoutait qu’il avait en tête un projet très-avantageux pour faire tomber les
armes des mains aux Sarrasins, mais qu’il craignait de s’en ouvrir à l’empereur
sans un ordre particulier de sa majesté. Héraclius, indigné que le patriarche
eût osé de son chef rendre une province de l’empire tributaire des Sarrasins,
dissimula cependant sa colère, pour ne pas aigrir et porter aux extrémités cet
esprit remuant et dangereux. Il donna le gouvernement de l’Égypte à Manuel, qui
était Arménien de naissance, et il fit partir avec lui Jean, duc de Barca1, et Marinus,
général des armées de Thrace, avec des troupes pour s'opposer à l’irruption des
Barbares.
Lorsqu’ils arrivèrent en Égypte, Amrou était déjà en
chemin, et il approchait de la frontière. La cour de Médine, tout austère
qu’elle était, n’était pas tout-à-fait exempte de ces jalousies et de ces
cabales qui traversent l’intérêt public jusque dans les sociétés les plus
régulières. Amrou reçut une lettre d’Omar, conçue en ces termes : Si à l’arrivée
de mes lettres vous êtes encore en Syrie, ne passez pas en Egypte. Si vous êtes
déjà en Égypte, continuez votre marche avec l'aide de Dieu. C’était un
effet de l’envie des courtisans, qui voyaient à regret ce général sur le point
de recueillir une ample moisson de gloire; et les termes faisaient assez
connaître qu’Omar n’avait écrit que pour satisfaire à leur importunité. Mais
Amrou avait aussi ses amis; il fut averti du contenu de la lettre d’Omar. Il la
reçut à Raphia, dernière ville de la Palestine , et ne l’ouvrit que lorsqu’il
fut arrivé à Rhinocolura. Il en fit alors la lecture en présence des principaux
officiers, et leur demanda s’ils étaient en Syrie ou en Égypte. Sur ce qu’ils
répondirent que Rhinocolura était une ville d’Égypte : Eh bien, dit-il, obéissons
donc au vicaire du prophète, et continuons notre marche; Dieu nous ordonne de
nous rendre maîtres de ce pays. Cependant les généraux romains qui
marchaient à sa rencontre envoyèrent lui demander ce qu’il venait chercher en
Égypte : Je viens, dit- il, recueillir le tribut qu’on s'est engagé à
nous payer. Manuel répondit que la parole de Cyrus n'était pas celle de
l'empereur, et qu'Amrou n'aurait pas affaire à un évêque, mais à une armée. La
fierté de cette réponse fut mal soutenue par les effets. Amrou n’avait avec lui
que quatre mille hommes : c’en fut assez pour tailler en pièces les deux
généraux romains, dont l’un fut tué dans la bataille, et l’autre eut beaucoup
de peine à sauver sa vie. Pour Manuel, il fut contraint de prendre la fuite, et
de se jeter dans Alexandrie avec un petit nombre des siens..
Dès que l’empereur eut’ appris la défaite de son armée,
il envoya de nouvelles troupes sous la conduite d’un de ses chambellans, nommé
Marianus,et lui ordonna de conférer avec le patriarche, pour savoir de lui quel
était ce merveilleux projet qu’il avait annoncé à l’empereur. Marianus fut fort
étonné d’apprendre que Cyrus avait imaginé de donner en mariage au khalife une
fille de l’empereur. C’était, disait-il, un moyen infaillible de désarmer le
Sarrasin, qui ne manquerait pas de se faire baptiser pour parvenir à une alliance
si honorable. Le général instruisit l’empereur de cette extravagance, et se mit
en marche pour aller combattre les ennemis. Ils étaient déjà maîtres de Farma,
place importante située à l’embouchure du bras oriental du Nil. C’était alors
la clé de l’Egypte : elle avait remplacé Péluse à demi-détruite. Elle fut prise
après un mois de siège. Amrou avançait le long du Nil vers l’intérieur du pays,
lorsqu’il fut arrêté par l’armée de Marianus beaucoup plus forte que la sienne.
Résolu de périr plutôt que de renoncer à son entreprise, il livra bataille et
fut vainqueur. Marianus y perdit la vie avec un grand nombre de ses soldats.
Après cette victoire, Amrou marcha droit à[Misr, que
quelques auteurs modernes croyent être Memphis, parce que le nom de Misr devait
être celui de la capitale, étant proprement le nom de l’Egypte entière, dont
Mesraïm, petit-fils de Noé, fut le premier roi. Mais les circonstances du siège
que nous allons raconter ne peuvent convenir à Memphis, bâtie sur la rive
gauche du Nil; elles désignent incontestablement la Babylone d’Égypte, située
sur la rive orientale, un peu au-dessus de la pointe du Delta, à trente-quatre lieues
de Farma. Babylone était apparemment devenue capitale, depuis que Memphis, déjà
presque ruinée, avait perdu son ancien lustre; Alexandrie étant regardée comme
une colonie grecque, qui n’appartenait pas à l’ancienne Égypte. Misr était
défende par un ancien château fortifié; et pour en rendre l’accès plus
difficile aux Musulmans, on creusa à l’entour un large fossé, où l’on sema
quantité de de chausse-trappes. Amrou qui n’avait que quatre mille hommes
demeura sept mois entiers devant ce château, et fut contraint de demander de
nouvelles troupes au khalife, qui lui envoya encore quatre mille hommes.
Mais la perfidie du gouverneur lui fut d’un bien plus
grand secours. C’était ce Mocaucas qui avait eu des relations secrètes avec
Mahomet. L’empereur, qui devait être mécontent de sa conduite depuis dix ou
douze ans, n’avait osé le dépouiller de son gouvernement, dans la crainte de
perdre l’Égypte en révoltant toute la nation des Coptes, dont Mocaucas
disposait en souverain. On nommait dès lors Coptes les anciens habitants du
pays, de race égyptienne, pour les distinguer des Grecs qui s’y étaient établis
sous Alexandre et ses successeurs. Mocaucas ne cherchait qu’à livrer le château
aux Sarrasins à des conditions avantageuses pour lui-même; et s’il tenait si
longtemps contre leurs attaques, c’est qu’il n’était pas maître d’une garnison nombreuse,
dont les officiers l’observaient avec défiance, et ne prenaient l’ordre que du
conseil de guerre. Cependant, à force de se contrefaire, il vint à bout d’en
imposer à ses surveillants. Le Nil formait vis-à-vis du château une île, qu’on
nomme aujourd’hui l’île de Rouda. Ce perfide représenta aux officiers : «
Qu’ils ne pouvaient tenir encore longtemps; qu’ils n’avaient aucun secours à
espérer; que le meilleur parti était de se retirer dans cette île et de
soustraire à la cruauté des Sarrasins la plus grande partie de la garnison,
qu’il fallait conserver pour la défense du reste du pays; que, pour lui, il se
dévouait volontiers à la mort pour le service de l’empire; et qu’il resterait
dans le château avec un petit nombre de soldats pour s’y défendre jusqu’à
l’extrémité, et s’ensevelir sous les ruines, s’il ne pouvait obtenir une capitulation
honorable.» La disette, l’ennui, les blessures, les fatigues d’un long siège
donnaient du poids au conseil de Mocaucas : on se laissa persuader, et la plus
grande partie de la garnison passa dans l’île. Mocaucas se trouvant alors
maître de ses démarches députa au général sarrasin pour demander un accommodement;
il l’avertissait que, s’il ne se hâtait de traiter, le débordement du Nil
allait mettre incessamment son armée en grand danger; Amrou lui fit faire les propositions
ordinaires des Musulmans. Le gouverneur répondit : «Que jamais les Chrétiens ne
consentiraient à changer de religion; que, pour ce qui était du tribut, il ne
fallait pas s’attendre que les Romains voulussent s’y soumettre ; mais que lui
et les Coptes a ses amis s’y assujettiraient volontiers ; qu’après tout il
n’était resté dans le château qu’une poignée de Romains.» Sur cette réponse,
Amrou fait escalader la place. Les soldats de la garnison, hors d’état de résister,
se jettent dans des barques et se sauvent dans l’île. Les Sarrasins font
main-basse sur tous ceux qu’ils peuvent atteindre. Ceux qui échappent,
persuadés enfin de la perfidie du gouverneur, passent avec leurs camarades de
l’autre côté du fleuve, et se retirent entre Misr et Alexandrie, dans une place
que les historiens arabes nomment Kéram-al-schoraïk. Pendant ce temps-là,
Mocaucas, arrête avec Amrou les articles de la capitulation pour tous les
Coptes de l’Egypte; on convient qu’ils payeront chaque année deux ducats par
tête, à l’exception des vieillards, des femmes et des enfants au-dessous de
seize ans. Le nombre des Coptes qui furent enregistrés pour le tribut se trouva
de six millions, tant l’Égypte était encore peuplée.
Il ne restait aux Sarrasins que de prendre Alexandrie,
pour être maîtres de toute l’Égypte. Ayant passé le Nil, ils attaquèrent
Kéram-al-schoraïk, qui ne put tenir que trois jours. Quelques corps de troupes
romaines, qui se rencontrèrent sur leur passage, furent aisément défaits. Les
vaincus se réfugièrent tous dans Alexandrie comme dans leur dernier asyle, et
se préparaient à s’y défendre. Bientôt les Musulmans parurent et campèrent à la
vue de la ville. Amrou, qui donnait dans les batailles l’exemple de la valeur,
ne s’en rapportait qu’à lui-même de tous les détails de la guerre. Il voulut
reconnaître en personne la situation et la force de la place ; il ne prit avec
lui que Vardan son esclave, et un des principaux officiers nommé Moslémah. Mais
s’étant approché de trop près des murailles, il fut pris et conduit devant le
gouverneur, qui lui fit encore cette demande inutile qu’on faisait partout aux
Sarrasins, et il en reçut la réponse ordinaire. La fierté de ses paroles et de
sa contenance fit juger au gouverneur que ce prisonnier était le général : C'est
Amrou lui-même, dit-il à ses gens; qu’on lui tranche la tête tout à l’heure.
Vardan qui entendait la langue grecque, voyant le danger de son maître, qu’il
avait déjà sauvé dans une pareille occasion au siège de Gaza, se tourna vers
lui avec mépris, et le frappant rudement : De quoi t'avises-tu de répondre? lui dit-il; tu n’es que le dernier des Musulmans; laisse parler tes
supérieurs. Moslémah, prenant aussitôt la parole, dit que le général les
envoyait pour demander une entrevue ; qu’il désirait de traiter avec le
gouverneur; et que si les Romains voulaient faire ou accepter des propositions
raisonnables, la paix serait bientôt conclue. Le gouverneur fut la dupe de
cette feinte : il se persuada qu’il se trompait, et qu’Amrou n’était qu’un
simple soldat; il révoqua l’ordre et les renvoya. Mais au lieu de l’entrevue
proposée, Amrou se montra le lendemain au pied de la muraille avec toutes ses
troupes, et commença, les travaux du siège.
L’empereur, consterné de cette nouvelle, résolut de
consentir aux conditions les plus dures, plutôt que de perdre Alexandrie, et
avec elle la plus belle province de ses états. Pendant le siège de Babylone, il
avait fait venir Cyrus à Constantinople; et outré de colère contre ce prélat,
il s’emporta jusqu’à compromettre la majesté souveraine. Il le fit conduire à
la grande place pour le juger en présence de tout le peuple, qui accourut en
foule; et se portant lui-même pour accusateur, il reprocha à l’évêque d’avoir
livré l’Egypte aux Sarrasins. Cyrus, devenu plus fier et plus hardi de voir son
souverain s’abaisser jusqu’à se rendre sa partie, essaya de se justifier, en
protestant que si l’on eût suivi ses conseils on aurait évité la guerre en
Egypte et satisfait les Sarrasins, sans qu’il en coûtât rien au prince. Il
rejetait toute la faute des malheurs qui affligeaient l’empire sur les mauvais
conseillers de l’empereur. Héraclius, encore plus offensé de ses réponses,
s’abandonnant à une colère indécente, le chargeait d’injures, l’appelant un
païen, un ennemi de Dieu, qui avait conjuré la perte des Chrétiens, qui avait
osé conseiller à son prince de prostituer sa fille en la livrant au khalife. Il
menaçait de le tuer; enfin il le mit sous la garde du préfet de la ville, avec
ordre de le traiter comme un scélérat, jusqu’à ce qu’il eût décidé du châtiment
que ses crimes avaient mérité. Cependant lorsqu’il apprit qu’Alexandrie était
assiégée, sa colère cédant à la crainte, il crut que personne n’était plus
propre que Çyrus à négocier avec les Sarrasins. Il l’envoya donc pour
renouveler avec eux ce même traité dont il lui avait fait de si vifs reproches.
Cyrus arrivé au camp ennemi, après s’être disculpé de l’inexécution de ses
promesses précédentes, proposa de les assurer de nouveau par les serments les
plus authentiques, sous la parole même de l’empereur, si les Sarrasins voulaient
sortir de l’Egypte. Amrou, après l’avoir froidement écouté, le regardant d’un
œil de mépris, et lui montrant une grande colonne qu’ils avaient devant les
yeux : Vois-tu cette colonne, lui dit-il; nous sortirons de l’Égypte,
quand tu l’auras avalée. Les Sarrasins continuèrent le siège qui dura
quatorze mois.
Dans cet intervalle, Héraclius accablé de chagrins et
d’infirmités mourut d’hydropisie le 10 février 641, après avoir régné trente
ans, quatre mois et six jours, radins. Son fils aîné, Héraclius Constantin, né
d’Eudocie, âgé de vingt-huit ans, portait le titre d’Empereur presque depuis sa
naissance. L’autre Héraclius, que l’on nomme plus communément Heracleonas, fils
de Martine, de dix-neuf ans, avait reçu le même titre deux ans avant la mort de
son père. L’empereur ordonna par son testament qu’ils régneraient ensemble avec
une égale autorité; qu’ils auraient pour Martine la déférence due à une
impératrice; et qu’ils l’honoreraient tous deux comme leur mère. Il laissa deux
autres fils, David et Marin, qu’il avait nommés Césars. Il avait aussi décoré
du nom d’Augustes deux filles qui lui survécurent, Augustine et Martine. On ne
sait si Eudocie, qu’il avait promise à Ziébel, mourut avant lui1. Il fut
enterré dans l’église des Saints-Apôtres. Son tombeau demeura ouvert pendant
trois jours, et fut gardé par ses eunuques, ainsi qu’il l’avait ordonné. Telle
fut la tin de ce prince, et l’on peut dire que si l’on partage la durée de son
règne en trois dixaines d’années, on trouvera que la seconde fut signalée par
des actions héroïques que la première n’avait pas fait espérer et que la
dernière fit oublier. Le milieu de son règne brilla d’un grand éclat; mais les
victoires qu’il remporta sur les Perses laissèrent à peine quelques traces, qui
furent effacées par les armes des Sarrasins ; au lieu que la perte de la Syrie,
de la Mésopotamie et de l’Égypte, furent pour l’empire autant de blessures profondes
et incurables: ces membres, une fois séparés de ce grand corps, ne purent
jamais y être réunis. On voyait encore à Barlette dans la Pouille, à la fin du
quinzième siècle, une statue colossale d’Héraclius.
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